Tarification carbone : La Cour suprême confirme la constitutionnalité de la loi fédérale
Par Gabrielle Champigny, avocate
Le 25 mars 2021, la Cour suprême du Canada a rendu une décision historique dans la saga judiciaire fortement médiatisée portant sur la tarification fédérale sur le carbone. La Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre[1](LTPGES), adoptée par le Parlement fédéral en 2018, a ainsi été jugée constitutionnelle, contrairement à ce que soutenaient les procureurs généraux de la Saskatchewan, de l’Ontario et de l’Alberta.
C’est une majorité de six juges contre trois qui, pour les motifs rédigés sous la plume du juge en Chef Wagner, ont penché en faveur de la constitutionnalité de la LTPGES. À l’inverse, les juges Côté, Brown et Rowe ont conclu à son inconstitutionnalité pour trois séries de motifs rédigés séparément.
Contexte : une bataille constitutionnelle en pleine crise climatique
Le Renvoi relatif à la LTPGES[2] survient suite à trois renvois constitutionnels soumis par certaines provinces devant leurs cours d’appel respectives. Deux d’entre elles, soit les cours d’appels de la Saskatchewan et de l’Ontario, avaient conclu que la LTPGES était constitutionnelle, alors que la Cour d’appel de l’Alberta avait plutôt conclu à son inconstitutionnalité. Les dés n’étaient donc pas joués d’avance et le jugement de la Cour suprême était fort attendu pour éclairer ce débat constitutionnel.
L’importance de l’issue de ces renvois constitutionnels découle aussi du fait que la LTPGES est une mesure cruciale mise en place par le Canada dans sa lutte contre les changements climatiques, dans le but de respecter la cible de l’Accord de Paris de contenir le réchauffement climatique mondial sous 2°C et l’engagement du Canada de réduire ses émissions de GES de 30% sous les niveaux de 2005 d’ici 2030.
D’ailleurs, le « fondement factuel essentiel » aux renvois et « incontesté » a été rappelé à maintes reprises par la Cour suprême, qui a souligné à grands traits la réalité des changements climatiques, principalement causés par les gaz à effet de serre (GES) résultant de l’activité humaine et constituant une menace pour l’avenir de l’humanité[3]. Elle a aussi fait état des disparités entre les régions, qui ne subissent pas les effets des changements climatiques avec la même intensité : les régions arctiques et côtières du Canada, ainsi que les peuples autochtones, sont ainsi disproportionnellement vulnérables[4]. Mentionnons finalement que la Cour prend la peine de reconnaitre trois caractéristiques fondamentales des changements climatiques, soit : (1) qu’ils ne connaissent pas de frontières; (2) qu’ils ne sont pas directement rattachés à une source d’émissions de GES; et (3) qu’aucune province, territoire ou pays ne peut s’attaquer seul au problème des changements climatiques[5].
Devant ces constats, qu’est-ce que la LTPGES vient faire dans tout ça exactement? Dans l’objectif de réduire les émissions de GES et de contribuer aux cibles nationales et internationales, la LTPGES établit un régime pancanadien de tarification du carbone, internalisant ainsi les coûts environnementaux liés aux émissions de GES. Ce sont les parties 1 et 2 et les annexes 1 à 4 de la Loi qui étaient contestées. Ce régime, qui s’applique uniquement dans les provinces qui n’ont pas de système équivalent ou plus contraignant, met en place deux approches de tarification :
- une redevance sur les combustibles à base de carbone imposée aux fabricants, distributeurs et importateurs (partie 1);
- un mécanisme de tarification fondé sur le rendement à l’égard des émissions industrielles de GES, exigeant une compensation aux grandes installations industrielles pour toute émission de GES qui dépasse les plafonds fixés (partie 2)[6].
Décision de la majorité : la LTPGES est constitutionnelle
La démarche réalisée par la Cour suprême pour déterminer la constitutionnalité de la Loi consistait dans un premier temps à identifier la « matière véritable » de la LTPGES, puis dans un deuxième temps, à la classer en se référant au partage des compétences établi par la Loi constitutionnelle de 1867 (LC1867). En faisant cet exercice, la Cour a précisé qu’elle devait « donner effet au principe du fédéralisme […] qui requiert le maintien d’un juste équilibre entre les compétences du gouvernement fédéral et celles des provinces »[7].
- La qualification de la matière véritable de la LTPGES
La Cour a conclu, à la lumière de l’objet et des effets de la LTPGES, que sa matière véritable est « l’établissement de normes nationales minimales de tarification rigoureuse des GES en vue de réduire les émissions de ces gaz »[8].
Pour circonscrire l’objet visé par le législateur, la Cour suprême s’est appuyée notamment sur le « mal » auquel la LTPGES entend remédier. Selon la Cour, ce ne sont pas les émissions de GES en général qui constituent le « mal visé », mais bien les répercussions qui découleraient du défaut de certaines provinces à mettre en place des systèmes de tarification du carbone suffisamment rigoureux[9]. La LTPGES joue donc un rôle de « filet de sécurité » essentiel afin de pallier aux risques de non-coopération des provinces[10]. Par ailleurs, l’effet principal de la loi est d’instaurer une tarification des émissions de GES à l’échelle nationale, sans pour autant imposer d’obligations spécifiques quant à la manière par laquelle les acteurs concernés devraient réagir[11].
La Cour suprême a pris soin de clarifier trois points qui devraient être considérés en définissant la matière véritable d’une loi : l’identification du caractère véritable doit se faire de la manière la plus précise possible, sans égard au partage des compétences (il s’agit d’une étape qui doit demeurer distincte de la classification) et, dans certains cas, en incluant les moyens choisis pour réaliser l’objet de la loi[12].
Sur ce dernier aspect, le tribunal souligne que la matière véritable de la LTPGES telle qu’énoncée « reflète exactement à la fois ce que la loi accomplit — imposer une norme minimale de tarification rigoureuse des émissions de GES — et pourquoi elle le fait — réduire les émissions de GES afin d’atténuer les changements climatiques »[13].
En outre, le juge Wagner a précisé que le régime de « délégation » de pouvoirs en faveur du gouverneur général que prévoit la LTPGES (art. 166(2), 166(4) et 192) ne constitue pas une délégation inconstitutionnelle, contrairement à la conclusion de la juge Côté dans ses motifs dissidents. La délégation de pouvoirs est « monnaie courante dans l’État administratif » et est utilisée fréquemment dans les régimes législatifs environnementaux (par exemple, à l’article 46.5 de la Loi sur la qualité de l’environnement, RLRQ,c. Q-2au Québec)[14]. En l’espèce, la délégation permet au pouvoir exécutif à mettre en œuvre les politiques choisies par le Parlement, et ce sans que le Parlement n’abdique de son rôle de législateur[15].
- La classification de la LPTGES au regard de la théorie de l’intérêt national
Après avoir identifié la matière véritable de la LPTGES, la Cour suprême a examiné son rattachement à la compétence résiduelle du Parlement fédéral sur les matières jugées d’intérêt intrinsèquement nationales, communément appelée le « POGG » (peace, order and good government), qui était invoquée par le fédéral. Notons que le recours à cette théorie de l’intérêt national est exceptionnel : la Cour suprême n’a pas reconnu de nouvelles compétences fédérales sur cette base depuis plus de 30 ans[16]. La Cour note qu’il est toutefois justifié d’y recourir « lorsque cela est nécessaire pour permettre au gouvernement fédéral » de s’acquitter de ses obligations d’agir à l’égard de problèmes nationaux et lorsque son application est compatible avec le partage des compétences[17].
Le test utilisé par la Cour suprême pour établir si une matière est d’intérêt national, s’inspirant principalement de l’arrêt Crown Zellerbach[18], est résumé ainsi :
« [163] Premièrement, le fédéral doit établir que la matière en cause présente pour le Canada tout entier un intérêt suffisant qui justifie sa prise en considération comme possible matière d’intérêt national. Cette question se soulève dans tous les cas, peu importe si la matière peut ou non être qualifiée d’historiquement nouvelle. Si le fédéral s’acquitte de ce fardeau à cette étape de la question préliminaire, l’analyse se poursuit.
[164] Deuxièmement, le tribunal entreprend l’analyse décrite dans l’arrêt Crown Zellerbach par les mots « unicité, particularité et indivisibilité ». Les principes qui sous-tendent cette analyse sont toutefois plus importants que ces termes. Suivant le premier de ces principes, afin de prévenir l’élargissement excessif des pouvoirs fédéraux, compétence ne devrait être reconnue sur la base de la théorie de l’intérêt national qu’à l’égard de matières particulières, identifiables et qualitativement différentes de matières d’intérêt provincial. Le second principe qui doit être considéré à cette étape est que compétence ne devrait être reconnue en faveur du fédéral que dans les cas où la preuve démontre l’incapacité des provinces de s’occuper de la matière.
[165] Si ces deux principes sont respectés, le tribunal procède alors à la troisième et dernière étape, qui consiste à déterminer si l’étendue de l’effet de la matière proposée d’intérêt national est compatible avec le partage des compétences.
[166] Le fardeau de la preuve incombe au fédéral tout au long de l’analyse, et il doit apporter la preuve requise. Lorsque la matière fédérale proposée satisfait aux exigences prévues aux trois étapes du cadre d’analyse, il existe alors une assise raisonnée permettant de conclure que, de par sa nature, la matière transcende les provinces et doit être reconnue en tant que matière d’intérêt national. »
Mentionnons que la Cour suprême a saisi l’occasion de faire des précisions importantes sur ces étapes d’analyse relative à l’intérêt national, dont le fait que l’analyse s’applique à la « matière » de la loi en question et que « seuls les aspects possédant un lien suffisant avec l’intérêt intrinsèquement national sous-jacent seront compris dans la portée de la compétence fédérale » [Nous soulignons][19].
Premièrement, débutant son application des critères d’analyse, la Cour énonce que la question précise de l’établissement de normes nationales minimales de tarification rigoureuse des GES en vue de la réduction des émissions comporte un « intérêt suffisant pour le Canada tout entier », qui justifie la prise en considération de cette matière en vertu de la théorie de l’intérêt national. En effet, elle note que les changements climatiques représentent une « défi existentiel » et une « menace de la plus haute importance pour le pays, et de fait, pour le monde entier »[20], puis reconnait le consensus scientifique selon lequel la tarification du carbone est une mesure cruciale face à l’impératif de réduire les émissions de GES à l’échelle nationale et mondiale[21].
Deuxièmement, la majorité s’est montrée satisfaite que la matière véritable de la LTPGES présente l’unicité, la particularité et l’indivisibilité requises. D’abord, celle-ci se distingue clairement des matières provinciales. Les émissions de GES ayant par nature un caractère « principalement extraprovincial et international »[22], le mécanisme de réglementation instauré par la LTPGES diffère qualitativement des matières d’intérêt provincial puisqu’il fait partie du rôle distinct du fédéral qui consiste à « établir des cibles nationales et à intervenir pour suppléer à l’absence de législation provinciale ou compléter une législation provinciale insuffisante »[23]. De plus, il est précis et limité, permettant de modifier les comportements et d’internaliser les coûts des effets des changements climatiques dans les cas où les régimes provinciaux échouent à le faire[24]. Ensuite, l’établissement de normes nationales minimales de tarification rigoureuse des GES en vue de la réduction des émissions remplit le critère de l’incapacité provinciale puisque les provinces – seules ou de concert – ne sont pas habilitées à établir des normes nationales minimales contraignantes applicables d’un océan à l’autre[25]. À cet égard, la Cour reconnait les limites évidentes à une approche de coopérative non-contraignante : pour preuve, l’Ontario, la Saskatchewan et l’Alberta, responsables à elles seules du deux tiers des émissions de GES au Canada, se sont déjà retirées volontairement du Cadre pancanadien sur la croissance propre et les changements climatiques à la base de la LTPGES quelques mois à peine après son adoption[26]. L’incapacité provinciale s’explique aussi par le fait que si une seule province omet d’agir, le succès du régime est mis en péril dans tout le reste du Canada et il y aurait un risque accru d’inciter à la « fuite du carbone », c’est-à-dire au déplacement des industries polluantes dans les provinces où la réglementation est moins contraignante[27].
Troisièmement, la Cour suprême a conclu que l’effet (scale of impact) de la LTPGES est conciliable avec le fédéralisme et le partage des compétences, car l’effet sur la liberté des provinces de légiférer est « limité et assorti de réserves » et n’empêche pas les provinces de continuer de régir la tarification des GES suivant une perspective locale et en fonction de leurs champs de compétence[28]. En effet, la loi fédérale s’applique de manière concurrente et prépondérante aux régimes provinciaux, en visant précisément et uniquement ce que les provinces ne peuvent pas faire individuellement[29]. Notons que la Cour suprême va encore plus loin en prenant acte du caractère irréversible des impacts des changements climatiques, renforçant la nécessité de normes nationales s’ajoutant aux mesures provinciales :
« [206] Bien que cette restriction puisse compromettre l’équilibre que souhaitent établir les provinces entre les considérations économiques et les considérations environnementales, il est nécessaire de tenir compte des intérêts qui seraient affectés — par suite de conséquences irréversibles pour l’environnement, pour la santé et la sécurité des êtres humains et pour l’économie — si le Parlement était incapable suivant la Constitution de s’occuper de la matière à l’échelle nationale. Ces conséquences irréversibles se feraient sentir partout au pays, et elles toucheraient de façon disproportionnée les collectivités et régions vulnérables et auraient de profondes répercussions sur les peuples autochtones de même que sur l’Arctique canadien et les régions côtières du Canada. À mon avis, l’effet sur ces intérêts justifie l’effet constitutionnel limité sur la compétence des provinces. »
Considérant l’ensemble de cette analyse, la majorité de la Cour suprême a conclu que la LTPGES est intra vires du Parlement sur la base de la théorie de l’intérêt national[30].
Commentaires et conclusion
Alors que cette décision historique de la Cour suprême constitue certainement une avancée pour la lutte contre les changements climatiques au Canada, il est permis de se demander si elle n’ouvre pas la porte à un élargissement des pouvoirs fédéraux en environnement.
Le juge en Chef s’est montré extrêmement prudent sur cette question en soulignant que rien dans ses motifs ne saurait être interprété comme réduisant l’importance de la compétence provinciale sur la propriété et les droits civils, en vertu du paragraphe 92(13) de la LC1867, et que la rigueur de l’analyse basée sur l’intérêt national « constitue un frein important à l’élargissement des pouvoirs fédéraux » et, en l’espèce, repose sur la preuve précise soumise à la Cour[31].
Cet équilibre délicat entre les pouvoirs provinciaux et fédéraux en matière d’environnement – un domaine qui, rappelons-le, est absent des chefs de compétences énumérés textuellement aux paragraphes 91 et 92 de la Constitution – fera assurément couler encore beaucoup d’encre. Or, si la volonté politique est au rendez-vous, nous croyons qu’il est possible d’opter pour une approche complémentaire et cohérente entre les paliers de gouvernement pour lutter à réduire les émissions de GES et à renforcer la résilience de nos écosystèmes face aux changements climatiques. Bref, tous les espoirs sont permis pour que le système juridico-politique laisse un vaste espace aux initiatives environnementales des gouvernements et cette nouvelle décision de la Cour suprême constitue un pas supplémentaire en ce sens.
Le texte intégral de la décision est disponible ici.
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