Notion d’accident de travail et télétravail : la position du TAT se confirme
Par Emmanuelle Rochon, avocate
La pandémie de la COVID-19 a eu et encore beaucoup d’écho dans nos vies. L’un de ces changements les plus importants est sans contredit l’avènement de la démocratisation du travail à la maison : le télétravail. Évidemment, ce changement a eu beaucoup d’impact positif sur les travailleurs qui en bénéficie : moins de temps sur la route, meilleure qualité de vie, changement de mentalité dans la façon de percevoir la prestation de travail. Bref, nous pouvons dire que cette conséquence a été plutôt positive pour l’ensemble des travailleurs. Par contre, il reste néanmoins que les lois et le droit du travail subissent également les contrecoups de ce changement s’étant effectué à vitesse grand V. Qu’en est-il des lésions professionnelles survenue sur les lieux du domicile du travailleur alors que celui-ci est en télétravail ? La décision Air Canada et Gentile-Patti[1] rendue par le Tribunal administratif du travail (TAT) y répond.
Contexte
Madame Alexandria Gentile-Patti occupe le poste d’agente de service à la clientèle chez Air Canada. Elle occupe son poste en télétravail. Son poste de travail se trouve au deuxième étage. Le 25 septembre 2020, alors qu’elle se dirige au rez-de-chaussée lors de son heure de dîner elle fait une chute dans les escaliers de sa résidence et se blesse.
Décision
Les faits relatifs à la lésion professionnelle de la travailleuse ne sont pas contestés. La question en litige est de déterminer si la chute qu’a subi la travailleuse est un accident de travail. L’article 2 de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles (LATMP) donne la définition suivante :
2. Dans la présente loi, à moins que le contexte n’indique un sens différent, on entend par:
«accident du travail» : un événement imprévu et soudain attribuable à toute cause, survenant à une personne par le fait ou à l’occasion de son travail et qui entraîne pour elle une lésion professionnelle[2];
Il n’est pas contesté que la travailleuse a subi un évènement imprévu et soudain, mais selon son employeur, il ne s’agit pas d’un événement qui survient à l’occasion du travail, car Mme Gentile-Patti n’était plus en activité professionnelle puisqu’elle était en pause lors de la chute. De plus, l’employeur ajoute qu’il n’est pas possible d’avoir un contrôle sur l’environnement de travail de la travailleuse dans son domicile, ce qui occasionne un fardeau additionnel sur les épaules de l’employeur de devoir indemniser des accidents de travail qui surviennent dans les domiciles des travailleurs à l’occasion du télétravail.
La jurisprudence du TAT a élaboré un cadre d’analyse afin de déterminer si l’évènement survient à l’occasion du travail et ce cadre reste inchangé même si le lieu de travail est au domicile du travailleur. Ce cadre d’analyse est détaillé aux par. 11 et suivants de la décision[3]:
[11] En mode télétravail, la résidence privée devient, certes, le lieu de travail, notamment l’environnement circonscrit où le travailleur exerce ses fonctions. La Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles[1], la Loi, ne prévoit pas de cadre d’analyse distinct de l’événement imprévu et soudain, que celui-ci se produise à l’intérieur de la résidence privée du travail ou dans l’établissement de l’employeur ou encore ailleurs, que ce soit dans un stationnement ou ailleurs. Ainsi, la clé de voûte pour déterminer si un événement imprévu et soudain survient à l’occasion du travail demeure le cadre d’analyse développé par la jurisprudence[1], reposant sur les critères suivants :
• le lieu de l’événement;
• le moment de l’événement;
• la rémunération de l’activité exercée par le travailleur au moment de l’accident;
• l’existence et le degré d’autorité de l’employeur ou le lien de subordination du travailleur;
• la finalité de l’activité exercée au moment de l’événement, qu’elle soit incidente, accessoire ou facultative aux conditions de travail;
• le caractère de connexité ou d’utilité relative de l’activité du travailleur en regard de l’accomplissement du travail.
[12] Bien qu’aucun de ces critères ne soit prépondérant et qu’ils doivent être appréciés les uns par rapport aux autres, à la lumière du contexte dans lequel survient l’événement imprévu et soudain, le Tribunal attache une grande attention aux critères du lien de subordination, de la finalité de l’activité exercée et de la connexité de celle-ci en lien avec l’accomplissement du travail. Dans l’affaire Tremblay et Société des Alcools du Québec[2], la Commission des lésions professionnelles écrit :
[27] La Commission des lésions professionnelles mentionne alors que de tous les critères mentionnés par la jurisprudence pour analyser si un événement est survenu à l’occasion du travail, le plus déterminant demeure celui de la finalité de l’activité exercée par le travailleur au moment de l’événement. Elle doit être suffisamment reliée au travail pour permettre de conclure qu’il ne s’agit pas d’une activité personnelle. Ainsi, il ne suffit pas qu’un événement survienne sur les lieux du travail ou sur la propriété de l’employeur pour conclure qu’il est survenu à l’occasion du travail. Dans cette affaire le commissaire retient que la finalité de l’activité exercée par la travailleuse n’est pas reliée à son travail chez l’employeur. La travailleuse n’est pas supervisée pendant cette activité à l’extérieur et elle n’a aucune obligation de l’exercer dans le cadre de son travail de façon principale ou accessoire.
[13] Ainsi, le Tribunal doit rechercher le but visé par l’activité exercée par le travailleur au moment de la survenance de l’événement. Si le but recherché par l’activité exercée ne s’inscrit pas dans le cadre des activités, des attentes, des préoccupations ou des objectifs de l’employeur, celle-ci fera partie de la sphère personnelle du travailleur et ne pourra être considérée comme étant survenue à l’occasion du travail.
[14] Certes, lorsqu’un travailleur exerce son emploi à domicile, en mode télétravail, le passage de la sphère professionnelle à la sphère personnelle et vice-versa peut être plus fréquent au cours d’un quart de travail, comme le souligne la procureure d’Air Canada. Néanmoins, le travailleur qui exerce son emploi en mode télétravail, à son domicile, doit bénéficier de la même protection de la Loi au chapitre de la notion d’à l’occasion du travail que le travailleur qui exerce son travail dans l’établissement de l’employeur. De fait, la Loi n’apporte aucune distinction, condition ou exigence sur le lieu où survient l’événement imprévu ou soudain pour se voir accorder les bénéfices de la Loi, sauf pour sa portée territoriale en vertu des articles 7 à 8.1 de la Loi.
Selon le TAT, la finalité de l’activité c’est l’élément déterminant afin de déterminer si l’évènement est survenu à l’occasion du travail. En l’espèce, la travailleuse est à son domicile pour effectuer sa prestation de travail. Sa pause et son heure de dîner sont en lien avec sa prestation de travail puisqu’ils sont imposés par son employeur. Il est prouvé également que la chute de la travailleuse survient en concomitance avec sa déconnexion pour le dîner.
Selon le TAT, il faut distinguer l’activité de confort qu’est la pause et le trajet à effectuer pour s’y rendre. La preuve démontrant que la chute est survenue à l’occasion du trajet pour se rendre à la pause repas, la chute est donc un évènement soudain et imprévu survenu à l’occasion du travail.
Commentaire
Il peut paraître surprenant qu’un accident survenu dans le domicile d’un travailleur soit reconnu comme un accident de travail alors que les milieux de travail sont scrutés à la loupe afin d’assurer des environnements sécuritaires aux travailleurs. Il faut plutôt en comprendre que les travailleurs, qu’ils travaillent de la maison ou de l’établissement de l’employeur bénéficient des mêmes protections. Il serait paradoxal que l’employé en télétravail ne soit pas indemnisé au même titre qu’un employé sur les lieux de l’employeur.
Le texte intégral de la décision est disponible ici.
[1] Air Canada et Gentile-Patti, 2021 QCTAT 5829
[2] Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles, RLRQ, c. a-3.001, art. 2.
[3] Air Canada et Gentile-Patti, 2021 QCTAT 5829
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