Trois décisions essentielles en matière de poursuites abusives contre les procureurs de la poursuite
Par Gabrielle Robert, avocate
Les procureurs de la poursuite sont au cœur de notre système de justice pénale. Ils examinent les dossiers et autorisent les poursuites criminelles. Les procureurs de la poursuite n’ont d’autre client que la justice. À ce titre, ils exercent une fonction qualifiée par la Cour suprême de « publique » et de « quasi-judiciaire »[1].
Cette lourde responsabilité et l’indépendance dont doivent bénéficier les procureurs de la poursuite dans le cadre de leurs fonctions expliquent qu’ils bénéficient d’une immunité. Quelle est la portée de cette immunité ? Quelles en sont les limites?
À l’origine, les procureurs de la poursuite bénéficiaient d’une immunité absolue. Depuis, celle-ci a été transformée en une immunité relative dont les contours ont été tracés dans trois arrêts de la Cour suprême : Nelles, Proulx et Miazga.
1. Nelles c. Ontario, [1989] 2 R.C.S. 170
Par cet arrêt datant de 1989, la Cour suprême a rompu avec la tradition d’immunité absolue des procureurs de la poursuite et posé les conditions au caractère relatif de celle-ci.
Dans cet arrêt, la Cour expose les nombreux pouvoirs des procureurs de la poursuite (p. 192) :
- détenir préventivement;
- exercer des poursuites;
- négocier sur le plaidoyer;
- procéder par voir sommaire ou par voie de mise en accusation;
- retirer des accusations;
- interjeter appel.
Ayant ces fonctions à l’esprit, la Cour définit les éléments qui permettent de lever leur immunité et d’engager leur responsabilité dans le cas où les poursuites criminelles intentées sont abusives (p. 193) :
- les procédures ont été engagées par le défendeur;
- le tribunal a rendu une décision défavorable au demandeur
- l’absence de motif raisonnable et probable;
- l’intention malveillante ou un objectif principal autre que celui de l’application de la loi.
La Cour précise le troisième critère en indiquant ce qu’elle entend par motifs raisonnables et probables (p. 193) :
(…) la croyance de bonne foi en la culpabilité de l’accusé, basée sur la certitude, elle-même fondée sur des motifs raisonnables, de l’existence d’un état de faits qui, en supposant qu’il soit exact, porterait raisonnablement tout homme normalement avisé et prudent, à la place de l’accusateur, à croire que la personne inculpée était probablement coupable du crime en question.
La Cour spécifie que ce critère comporte à la fois un élément subjectif et un élément objectif (p.193). Il doit y avoir une croyance réelle de la part du procureur de la poursuite et cette croyance doit être raisonnable dans les circonstances. Il s’agit d’une question de droit à être déterminée par le juge (p. 197). Le demandeur dans une action pour poursuites abusives a le fardeau de démontrer cette absence de motifs raisonnables et probables.
Quant à l’élément de malveillance du dernier critère, la Cour précise qu’il équivaut à la poursuite d’un but illégitime par le procureur de la poursuite (p. 193). Elle reprend la définition développée par la doctrine (p.193) :
D’après Fleming, la malveillance [TRADUCTION] « veut dire davantage que la rancune, le mauvais vouloir ou un esprit de vengeance, et comprend tout autre but illégitime, par exemple, celui de se ménager accessoirement un avantage personnel »
Le fardeau de celui qui prétend avoir été victime de poursuites abusives est donc double : il doit prouver à la fois un fait négatif, l’absence de motifs raisonnables et probables pour engager les poursuites, et la malveillance prenant la forme d’un exercice délibéré et illégitime des pouvoirs du procureur de la poursuite (p. 194).
Ce fardeau est élevé (p.194) :
À mon avis, ce fardeau incombant au demandeur revient à exiger que le procureur général ou le procureur de la Couronne ait commis une fraude dans le processus de justice criminelle et que, dans la perpétration de cette fraude, il ait abusé de ses pouvoirs et perverti le processus de justice criminelle. En fait il semble que, dans certains cas, cela équivaille à une conduite criminelle. (Voir, par exemple, l’abus de confiance, art. 122, le complot en vue d’engager des poursuites injustifiées, al. 465(1)b), l’entrave à la justice, par. 139(2) et (3) duCode criminel, L.R.C. (1985), chap. C‑46.)
La Cour met en garde les tribunaux : il ne s’agit pas d’une simple évaluation rétrospective de la sagesse de la décision du procureur de la poursuite. Il faut être en présence d’un exercice délibéré et malveillant de ses pouvoirs pour des fins illégitimes et incompatibles avec le rôle traditionnel du poursuivant (p. 196-197).
Le texte intégral de l’arrêt es disponible ici.
2. Proulx c. Québec (Procureur général), [2001] 3 RCS 9
Douze ans plus tard, la Cour suprême confirme que les principes établis dans l’arrêt Nelles s’appliquent en droit québécois par le biais de l’arrêt Proulx.
La Cour réitère que les procureurs de la poursuite jouissent d’un vaste pouvoir discrétionnaire et décisionnel dans l’exercice de leurs fonctions dans lequel les tribunaux doivent être réticents à intervenir (paragr. 4).
Toutefois, elle confirme que les procureurs de la poursuite ne sont pas au-dessus des lois, doivent répondre de leurs actes (paragr. 4) et que leur responsabilité doit être engagée dans les cas où les critères établis dans l’arrêt Nelles sont rencontrés (paragr. 9).
Elle précise que les motifs raisonnables et probables ne signifient pas que le poursuivant doit être convaincu hors de tout doute raisonnable de la culpabilité de l’accusé (paragr. 31). Toutefois, il doit détenir des éléments de preuve suffisant pour qu’il soit raisonnable de croire qu’une déclaration de culpabilité pourrait être obtenue régulièrement (paragr. 31).
Quant au critère de malveillance, la Cour spécifie que le comportement visé est inclus, en droit civil québécois, dans la notion de faute intentionnelle (paragr. 35). La conduite du procureur de la poursuite doit avoir été motivée par un but illégitime. De l’insouciance ou une négligence, même grave, n’est pas suffisante (paragr. 35).
Le texte intégral de l’arrêt est disponible ici.
3. Miazga c. Kvello (Succesion), 2009 CSC 51
Les arrêts Nelles et Proulx ont été précisés quelques années plus tard dans l’arrêt Miazga.
Quant au deuxième critère, soit celui d’une décision défavorable pour le poursuivant, la Cour indique qu’elle peut prendre plusieurs formes : l’acquittement, la mise en liberté à l’enquête préliminaire, le retrait de l’accusation ou encore l’arrêt des procédures (paragr. 54). Toutefois, ce seul élément ne permet pas de titrer une inférence quant à la responsabilité du procureur de la poursuite. Différentes raisons peuvent expliquer qu’une poursuite criminelle débouche sur une issue favorable à l’accusé sans qu’elle n’ait été intentée à tort (paragr. 55).
Relativement aux motifs raisonnables et probables, la Cour indique que l’existence de motifs raisonnables et probables ne tient pas à l’opinion personnelle du poursuivant quant à la culpabilité de l’accusé, mais à son appréciation professionnelle du fondement juridique de la poursuite (paragr. 59). Étant donné la norme de preuve applicable dans un procès criminel, croire à la culpabilité « probable » signifie donc « croire, au vu des circonstances existantes, que les faits reprochés pourraient être prouvés hors de tout doute raisonnable devant une cour de justice » (paragr. 63). Toutefois, la croyance ou la non-croyante subjective du poursuivant à l’existence de tels motifs constitue néanmoins un facteur pertinent à la quatrième étape, celle de détermination d’une intention malveillante (paragr. 73).
Dans le cas où un tribunal conclut qu’il existait objectivement des motifs raisonnables et probables d’engager ou de continuer une poursuite pénale, le recours au processus criminel était légitime, et l’examen par le tribunal doit prendre fin (paragr. 75). Dans le cas inverse, le tribunal doit examiner le quatrième volet du critère applicable aux poursuites abusives, celui de l’intention malveillante (paragr. 77). L’absence de motifs raisonnables à lui seul n’établit pas la malveillance et ne supprime pas l’obligation de prouver le but illégitime (paragr. 89).
Relativement au critère de la malveillance, la Cour écrit (paragr. 79-80) :
[79]Suivant l’arrêt Nelles, pour établir la malveillance, le demandeur doit prouver que le procureur de la Couronne était mû par un but illégitime incompatible avec sa charge. Rappelons que pour décider d’engager ou de continuer une poursuite, le poursuivant doit soupeser la preuve dont il dispose contre l’accusé. Il ne doit enclencher le processus criminel que s’il croit, au vu des circonstances alors connues, que les faits reprochés pourraient être prouvés hors de tout doute raisonnable devant une cour de justice. Partant, si le tribunal conclut que le poursuivant a engagé la poursuite ou l’a continuée sur la foi de sa croyance professionnelle sincère, mais erronée, à l’existence de motifs raisonnables et probables, la mesure a été prise dans le but légitime de faire appliquer la loi, en sorte que l’action est vouée à l’échec.
[80]L’inverse n’est toutefois pas vrai. L’absence de croyance subjective à l’existence de motifs suffisants, bien qu’elle constitue un facteur pertinent, n’équivaut pas à de la malveillance. Le demandeur n’est pas toujours en mesure de prouver directement l’absence de croyance du poursuivant. Souvent, l’état d’esprit de l’intéressé peut s’inférer d’autres faits. Dans certaines circonstances, notamment lorsque des motifs objectifs font cruellement défaut, on peut fort bien en inférer que le poursuivant ne croyait pas subjectivement à l’existence de motifs suffisants. Toutefois, même si le demandeur réussit à prouver que le poursuivant ne croyait pas subjectivement à l’existence de motifs raisonnables et probables, il ne prouve pas pour autant la malveillance, car l’omission du poursuivant de s’acquitter de ses fonctions peut découler de son inexpérience, de son incompétence, de sa négligence, voire de sa négligence grave, et aucune de ces causes ne confère de recours : Nelles, p. 199; Proulx, par. 35. Pour établir la malveillance, le demandeur doit prouver que le poursuivant a délibérément abusé des pouvoirs du procureur général ou qu’il a perverti le processus de justice criminelle. Il faut se garder de fondre en un seul les troisième et quatrième volets.
Par cet arrêt, la Cour réitère que l’indépendance du poursuivant et son pouvoir discrétionnaire exigent des conditions strictes pour engager sa responsabilité (paragr. 5, 7, 8, 45-49). L’immunité relative des procureurs de la poursuite ne peut être écartée que dans les cas les plus manifestes (paragr. 48).
Le texte intégral de l’arrêt est disponible ici.
Conclusion
Ces trois arrêts constituent la pierre d’assise de la responsabilité des procureurs du poursuivant.
Il faut en retenir que la responsabilité des procureurs de la poursuite est soumise à une norme stricte qui vise même à décourager les poursuites civiles à leur encontre[2]. La levée de l’immunité est donc réservée au cas « très exceptionnel »[3].
À connaître aussi :
- Lacombe c. André, JE-2003-524 (QCCA).
- Lafleur c. Fortin, 2015 QCCS 4461, confirmé par 2018 QCCA 158
[1] Nelles c. Ontario, [1989] 2 R.C.S. 170, p. 178.
[2] Proulx c. Québec (Procureur général), [2001] 3 R.C.S. 9, paragr. 4; Miazga c. Kvello (Succession), 2009 CSC 51, paragr. 8, 48 et 51.
[3] Miazga c. Kvello (Succession), 2009 CSC 51, paragr. 8.
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