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Audrey Dufresne
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02 Mar 2022

5 décisions essentielles de 2021 en matière de dédommagement pour les victimes de violence conjugale et familiale

Par David Searle, avocat et Audrey Dufresne, étudiante à l'Université de Sherbrooke

Le fléau de la violence conjugale et familiale nous interpelle tous. Souvent associé au droit criminel et au droit de la famille, il comporte aussi une dimension civile. Ce billet propose une analyse de 5 jugements recensés en 2021 qui dédommagent ces victimes. Ces jugements mettent en lumière une grande diversité de situations, allant des petites créances au divorce, en passant par la violence technologique transfrontalière.

Contexte

Il va sans dire que les victimes peuvent réclamer des dommages-intérêts de leurs assaillants pour compenser les préjudices causés par les gestes fautifs de ces derniers. Évaluer les montants dus s’avère toutefois un exercice difficile, particulièrement en ce qui a trait aux pertes non pécuniaires et aux dommages punitifs.

La somme attribuée aux victimes pour les pertes non pécuniaires doit servir de compensation pour, entre autres, leur perte de jouissance de la vie et leurs souffrances causées par leurs agresseurs. Dans Cinar Corporation c. Robinson, la Cour suprême approuve l’utilisation combinée des approches conceptuelle, personnelle et fonctionnelle pour établir ces dommages. Ils doivent ensuite être comparés avec ceux octroyés dans les affaires analogues[1].

En 2020, la Cour d’appel applique les enseignements de Cinar dans O’Brien c. M.H. pour réduire de façon significative les dommages pour pertes non pécuniaires octroyés à une victime de violence conjugale à la suite d’une séquestration et de voies de fait[2]. Sous la plume du juge Hamilton, la Cour rappelle l’importance de :

  • faire abstraction de la culpabilité morale de l’assaillant dans l’évaluation des dommages compensatoires; et de
  • comparer le dossier avec d’autres causes aux faits similaires et où des montants pour pertes non pécuniaires sont accordés.[3]

Finalement, notons que les pertes non pécuniaires occasionnées lors de préjudices corporels sont aussi assujetties au plafond établi dans l’arrêt Andrews[4].

Quant aux dommages punitifs, leur quantification repose sur l’analyse de plusieurs critères. Dans Graveline c. Devost, la Cour du Québec offre un survol des critères déjà retenus par la jurisprudence en matière de violence conjugale :

D’abord, certains se basent surtout sur la conduite du défendeur elle-même (durée de la conduite, sévérité de celle-ci, nécessité de prévenir des comportements du même type dans l’avenir, l’arrogance ou à l’inverse la présence de remords ou d’excuses, la récidive). D’autres s’attachent davantage à la situation du défendeur (le profit qu’il a tiré de sa conduite, ses ressources financières, les autres peines qu’il a subies) ou à la situation de la victime et à l’impact du comportement sur elle, à sa vulnérabilité, à sa propre conduite provocatrice; plusieurs, enfin, prennent en compte surtout le montant total octroyé pour ne pas dédoubler, par l’octroi de ces dommages, une indemnisation déjà accordée sous un autre chef, de même que le nombre de victimes, afin d’éviter une condamnation trop sévère.[5]

Analyse des 5 décisions essentielles de 2021

Voici cinq décisions essentielles récemment rendues portant sur les dommages civils accordés en matière de violence conjugale et familiale.

  1. .A. c. N. R., 2021 QCCS 3101

Dans cette affaire, la demanderesse poursuit son mari pour des dommages à la suite de violences psychologique, physique et sexuelle subies pendant et après leur mariage de 10 ans.

Le Tribunal décrit sa situation conjugale comme cauchemardesque, alors que le défendeur l’exposait régulièrement à des crises de colère, l’insultait et la dénigrait, lui proférait des menaces de mort, endommageait son automobile et sa demeure, lui a donné un coup de poing au visage nécessitant la réparation d’une dent, et plus encore.

En premier lieu, le Tribunal lui octroie une somme de 30 000 $ (sur les 50 000 $ demandés) afin de compenser les douleurs, souffrances, inconvénients et perte de jouissance de la vie subis. Pour arriver à ce montant, il applique Cinar et s’appuie sur :

  • le témoignage de la victime;
  • des preuves de traitement en psychothérapie et orthodontie;
  • les 71 jours manqués au travail pour assister à diverses rencontres, dont certaines avec la DPJ;
  • un jugement au criminel qui reconnaît la violence subie par la demanderesse; et
  • des rapports de police qui font notamment état de bris de conditions suite au jugement rendu au criminel.[6]

Le Tribunal considère qu’il n’y a pas lieu de lui accorder l’entièreté de la somme réclamée pour ses pertes non pécuniaires, sur la base d’une comparaison à d’autres cas similaires[7].

En second lieu, le Tribunal octroie à la demanderesse 1 940,70 $ en compensation des pertes pécuniaires subies. Alors qu’elle réclame 35 399 $ pour, entre autres, une perte temporaire de revenus, une perte de frais d’inscription à des cours universitaires, des réparations dans la maison (objets détruits, vêtements brûlés), un traitement en traumatologie et des réparations de voiture, le Tribunal estime manquer de preuves et compense uniquement le remplacement de quelques biens matériels.

En troisième lieu, il ordonne au défendeur de payer 15 000 $ en dommages punitifs tenant compte notamment de la violation de plusieurs droits de la demanderesse et l’absence de remords. Toutefois, le Tribunal n’accorde pas le plein montant réclamé comme il considère la situation patrimoniale du défendeur comme précaire.

Le texte intégral de la décision est disponible ici.

2. Audet c. J.J., 2021 QCCQ 3358

Cet arrêt de la Cour du Québec met en lumière une situation de violence conjugale survenue après la séparation des parties. Dans cette affaire, le demandeur réclame la valeur de biens meubles laissés chez la défenderesse ainsi que la somme de 18 000 $ en dommages-intérêts, alléguant la fausse accusation d’agression sexuelle portée contre lui au criminel. De son côté, la défenderesse réclame la somme de 25 000 $ pour dommages compensatoires et punitifs.

Après une durée de vie commune de quatre ans, le demandeur avait informé la défenderesse qu’il désirait mettre fin à leur relation. Alors que les parties continuaient de faire chambre commune, la défenderesse a subi une agression sexuelle par le demandeur environ un mois après leur rupture. Niant au départ toute forme d’agression, il s’était finalement excusé et avait mentionné « qu’il ne croyait pas être allé si loin » devant témoin, pour ensuite nier de nouveau l’agression à l’audience.

Le Tribunal conclut que la défenderesse « a manifesté clairement à 6 ou 7 reprises son refus de consentir à une relation sexuelle »[8]. En raison de la violence, elle a subi de l’angoisse, de l’insomnie, des « flashbacks », des idées noires, en plus d’être ébranlée par la poursuite du demandeur alléguant de fausses allégations d’agression sexuelle. Le Tribunal accorde à cette dernière 5 000 $ pour les pertes non pécuniaires, les dommages moraux, ainsi que les ennuis et inconvénients subis[9].

Quant aux dommages punitifs réclamés, le Tribunal condamne le demandeur à payer un montant de 5 000 $. Outre la violation des droits fondamentaux de la défenderesse, le Tribunal prend en compte la présence d’excuses plus que mitigées du défendeur et sa capacité de payer une telle condamnation.

Le texte intégral de la décision est disponible ici.

3. Droit de la famille — 21964, 2021 QCCS 2172

Dans cet arrêt de la Cour supérieure, la demanderesse réclame le divorce ainsi que des dommages et intérêts pour la violence conjugale subie pendant le mariage. Elle fait remonter sa réclamation à des faits survenus alors que les parties n’avaient pas immigré au Canada et demeuraient toujours en Égypte. Alors que la version de cette dernière n’est pas appuyée par la présence de témoins et est contredite par celle du défendeur, le Tribunal ne retient pas les allégations de la demanderesse quant à ces incidents.

En ce qui a trait aux faits survenus postérieurement à leur arrivée au Québec, la demanderesse ainsi que sa fille témoignent d’épisodes particuliers pendant lesquels le défendeur l’insultait et criait après la victime. Lors du dernier événement de violence, le défendeur s’était livré à des voies de fait à au moins trois occasions, en poussant, frappant, égratignant et lançant des objets sur la demanderesse. Le fautif ne nie pas avoir été violent verbalement et physiquement.

Néanmoins, le Tribunal n’accorde que les sommes de 2 000 $ à titre de dommages compensatoires, 5 000 $ à titre de dommages moraux et 10 000 $ à titre de dommages exemplaires. Devant l’absence de preuve d’expert médical ou psychologique de la part de la victime, et en raison de son témoignage considéré comme vague et imprécis, le Tribunal soutient que les sentiments de douleur et d’humiliation éprouvés en raison des fautes de son assaillant sont limités[10]

 Le texte intégral de la décision est disponible ici.

Les deux derniers jugements ont été rendus par défaut

4. W.F. c. Butzlaff, 2021 QCCS 4936

Cette décision illustre un cas de violence technologique dans lequel le défendeur se retrouve aux États-Unis.

Les parties se sont fréquentées sur une période d’un peu plus d’un an. À la suite du refus du demandeur d’entamer une relation plus sérieuse, le défendeur avait mené une campagne intense de harcèlement contre lui. Il diffusait des images intimes et des informations diffamatoires à son égard. Il avait sévi par le biais de sites web montés de toute pièce; de courriels envoyés et d’appels placés auprès des proches, des collègues et étudiants de son ancien amant; et d’annonces fictives sur des sites de rencontres qui divulguaient son adresse. Il avait poursuivi ses démarches importunément pendant trois ans, et ce jusqu’à la date du jugement. Ses gestes étaient d’autant plus répréhensibles qu’ils contrevenaient à une injonction et à une ordonnance de protection rendues préalablement au procès final.

Dans un premier temps, le Tribunal confirme sa compétence et le droit applicable[11], ainsi que les méthodes de notification utilisées par le demandeur à l’international[12].

Il accueille ensuite l’ensemble de la demande. Il accorde 30 000 $ en dommages moraux dans le contexte où le demandeur est gravement affecté par la violence subie, commence à avoir des pensées suicidaires et consulte un psychologue de façon récurrente[13].  Le demandeur a également droit à 9 500 $ en dommages matériels pour son travail manqué.

Finalement, le Tribunal accorde les 30 000 $ en dommages punitifs demandés, prenant notamment en compte :

  • la nature préméditée de la violence ;
  • l’attaque concertée sur plusieurs sphères de la vie du demandeur ;
  • l’absence de mesures correctives ;
  • l’impunité du défendeur qui n’a subi aucune conséquence pour ses gestes (les agents de la paix ayant négligé ou refusé d’intervenir); et
  • sa capacité de payer.

Le texte intégral de la décision est disponible ici

5. Kerr c. Tassé, 2021 QCCQ 12598

Dans cet arrêt, la Cour du Québec, division des petites créances, octroie à une victime de violence conjugale un total de 8 000 $ pour pertes non pécuniaires afin de compenser les dommages moraux et physiques causés par le défendeur (sur les 15 000 $ demandés).

Après une durée de vie commune de trois ans, ce dernier a physiquement agressé la demanderesse et a plaidé coupable à une accusation de voies de fait. Cet acte de violence n’a pas nécessité l’hospitalisation de la demanderesse et a mené à la rupture définitive du couple. Malheureusement, par la suite, le défendeur a brisé ses conditions de remise en liberté à 27 reprises pour harceler la demanderesse par messages textes, appels téléphoniques menaçants et autres communications interdites. Le Tribunal souligne que le comportement répréhensible du défendeur cause à la demanderesse « un stress important et […] elle vit toujours dans la crainte de le voir faire irruption chez elle[14] ».

Le Tribunal « estime raisonnable » d’accorder un montant de 8 000 $ en dommages, sans préciser comment il s’arrête à ce montant[15].

Le texte intégral de la décision est disponible ici.

Commentaire

La jurisprudence de 2021 met en lumière le décalage entre les montants accordés pour les pertes non pécuniaires en matière de violence conjugale et familiale, et le regard porté de nos jours sur ce fléau. La comparaison obligatoire avec les montants accordés dans des décisions entourant des faits similaires semble constituer un frein à l’octroi de montants plus importants par les tribunaux. En revanche, les dommages punitifs représentent une avenue complémentaire et intéressante pour les victimes, alors que les tribunaux souhaitent visiblement dénoncer et prévenir cette violence en accordant des sommes relativement importantes à ce chef de réclamation.


[1] Cinar Corporation c. Robinson, [2013] 3 R.C.S. 1168, par. 105-106.

[2] O’Brien c. M.H., 2020 QCCA 1157, par. 35-39.

[3] Ibid, par. 33-39. Elle cite : Hamel c. J.C., 2008 QCCA 1889; Marcoux c. Légaré, J.E. 2000-960 (C.S.); H.N. v. C.B., [2005] R.J.Q. 17317 (C.S.); J.S. c. A.A., 2007 QCCS 4435; C.P. c. Deslile, 2008 QCCS 4624; L.L. c. Tsagatakis, 2009 QCCS 4279; G.W. et R.O., 2010 QCCS 7029; I.L. c. Fotohinia, 2014 QCCS 129; S.M. c. G.G., 2017 QCCS 2716; N.C. c. F.T., 2018 QCCS 3939; Graveline c. Devost, 2015 QCCQ 3642.

[4] Andrews c. Grand Toy Alberta Ltd., [1978] 2 R.C.S. 229. Le plafond avait été fixé à 100 000 $ à l’époque du jugement de la Cour suprême et correspond aujourd’hui à une somme maximale d’environ 380 000 $.

[5] 2015 QCCQ 3642, par. 134.

[6] Ibid, par. 34-36.

[7] Dans Marcoux c. Légaré, 2000 QCCS 19043, le Tribunal accorde 20 000 $ pour compenser le préjudice psychologique et 8 000 $ pour les autres douleurs et souffrances endurées par une femme ayant subi de la violence conjugale de la part de son conjoint pendant vingt-six ans. Dans Droit de la famille – 181730, 2018 QCCS 3416, un montant semblable est accordé à une victime ayant vécu avec un mari violent pour une période de vingt-six ans. Dans l’affaire présente, le Tribunal considère que de façon générale, les violences subies par la victime ne sont pas d’une gravité aussi importante que les décisions susmentionnées, expliquant l’octroi d’une somme moins élevée.

[8] Ibid, par. 79.

[9] À noter que des montants additionnels ont été accordés pour les demandes accessoires au sujet de biens matériels conservés sans droit par chacune des parties.

[10] Le Tribunal considère que la crédibilité de la demanderesse est affectée par le fait qu’elle soutenait que son mari lui criait « toute le temps après », ce qui constitue une exagération improbable selon le juge.

[11] Art. 3141, 3148 C.c.Q. et a contrario 2809 C.c.Q.

[12] Art. 494 C.p.c.

[13] Il se fonde également sur une comparaison avec la jurisprudence pertinente : Langevin c. Beauregard, 2000 CanLII 17783 (QC CS); L.D. c. J.V., 2015 QCCS 1224; N.G. c. F.B., 2017 QCCS 5653; Podolej c. Rodgers Media Inc., [2005] R.R.A. 98.

[14] Ibid, par. 7-10.

[15] Ibid, par. 16.

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