Journée mondiale de la santé : Le brevetage de médicaments dans l’affaire Merck Canada inc.
Par Gabrielle Champigny, avocate et Mey Chiali, étudiante à l'Université McGill
Le 7 avril 1948 marque la date de création de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS)[1]. De ce fait, cette date souligne annuellement la journée mondiale de la santé. En cette journée thématique, faisons état d’une récente décision de la Cour d’appel du Québec, Merck Canada inc. c. Procureur général du Canada[2], portant sur la constitutionnalité de la législation fédérale en matière de brevetage de médicaments.
Contexte
Devant la Cour d’appel du Québec, le pourvoi oppose les appelantes, Merck Canada inc., Janssen Canada inc., Servier Canada inc., Boehringer Ingelheim (Canada) ltd./ltée, Bayer inc., Theratechnologies inc. et Avir pharma inc. (ci-après « sociétés pharmaceutiques ») à l’intimé, le procureur général du Canada.
Les sociétés pharmaceutiques soutiennent que le contrôle des prix des médicaments relève des compétences provinciales sur la propriété et le droit civil, sur les questions de nature locale ou purement privée et sur l’établissement, l’entretien et l’administration des hôpitaux. Selon elles, les articles 79 à 103 de la Loi sur les brevets et le Règlement sur les médicaments brevetés, adoptés au palier fédéral,portent sur le contrôle des prix des médicaments brevetés et les Modifications réglementaires de 2019 (ci-après « Modifications ») ne font que renforcer ce contrôle. Ainsi, ce régime législatif et réglementaire serait inconstitutionnel[3]. La majorité des arguments des appelantes reçoivent l’appui d’intervenantes représentant des patients atteints de maladies rares[4]. En outre, le procureur général du Québec donne son appui à cet appel, mais uniquement en ce qui a trait à l’inconstitutionnalité des Modifications[5].
Le procureur général du Canada soutient plutôt que le contrôle des prix des médicaments brevetés relève de la compétence fédérale sur les brevets d’invention et de découverte énoncée au paragraphe 91 (22) de la Loi constitutionnelle de 1867. Celle-ci s’étend à « toutes les conséquences négatives pouvant découler de l’octroi d’un brevet »[6].
Le cadre législatif et réglementaire dont il est question dans la présente affaire regroupe la Loi sur les brevets, le Règlement sur les médicaments brevetés et les Modifications.
La Loi sur les brevets (ci-après « Loi ») a pour objectif de « stimuler l’innovation par la divulgation de l’invention qui est l’objet du brevet en échange d’un monopole en faveur du breveté pendant une période déterminée, laquelle est fixée à 20 ans […] »[7]. Un médicament peut être l’objet d’un brevet s’il résulte d’une invention. Cela inclut « [l’] ingrédient actif du médicament, mais aussi ses formulations, ses méthodes de fabrication et ses utilisations »[8].
Le Règlement sur les médicaments brevetés (ci-après « Règlement »), quant à lui, définit « les renseignements particuliers que les brevetés doivent communiquer […] et les délais dans lesquels ces renseignements doivent être fournis. Cela comprend des informations de base telles que l’identification du médicament et le numéro de brevet qui lui est associé, ainsi que des renseignements relatifs au prix et aux ventes du médicament »[9].
En ce qui a trait aux Modifications, elles sont décrites comme menant, sans aucun doute, « à des réductions impressionnantes des prix des médicaments au Canada » et ayant « des impacts financiers et commerciaux considérables sur l’industrie pharmaceutique novatrice »[10]. Les pertes de revenus pour l’industrie sont estimées à 8,8 milliards de dollars sur 10 ans[11].
La question en litige occupant la Cour dans cette affaire est la suivante : le régime particulier pour les médicaments brevetés ou protégés prévu dans la Loi sur les brevets, le Règlement sur les médicaments brevetés et les Modifications réglementaires de 2019 est-il constitutionnel ?[12]
Motifs de la décision
A. Cadre d’analyse
La norme d’intervention applicable dans les pourvois ayant trait à la validité constitutionnelle d’un régime législatif ou réglementaire est celle de la décision correcte, sauf en ce qui concerne les conclusions de faits soutenant l’analyse[13].
La Cour rappelle l’analyse de la validité constitutionnelle soit : (1) la qualification de la loi ou du règlement[14] ; l’identification de son caractère véritable (2) la classification de la loi ou du règlement[15] ; l’identification du palier gouvernemental ayant compétence de légiférer sur cette matière, selon les articles 91 et 92 de la Loi constitutionnelle de 1867.
Cette seconde question se pose toujours malgré « la vision moderne du fédéralisme canadien permet [tant] de plus en plus de chevauchements »[16] entre les paliers gouvernementaux, car il faut garder intact le « contenu minimum, essentiel et irréductible, [la] compétence » d’un ordre gouvernemental[17].
B. Caractère véritable des dispositions contestées
En premier lieu, le juge Mainville, dont les motifs sont appuyés par les juges Moore et Cournoyer, interprète le caractère véritable de la Loi, du Règlement et des Modifications. Il conclut que :
« Le caractère véritable du régime actuel est le contrôle des prix excessifs pour les médicaments brevetés afin de pallier l’effet sur les prix du monopole conféré par le brevet, tandis que le caractère véritable des Modifications réglementaires de 2019 présente deux aspects : (a) d’une part, dans un objectif de diminution de prix, de bonifier le régime existant de contrôle des prix excessifs en modifiant la liste des pays étrangers servant à la comparaison de prix et en tenant compte des ristournes confidentielles consenties aux grands assureurs publics ; et (b) d’autre part, d’imposer des réductions significatives et arbitraires de prix afin que les médicaments brevetés soient plus abordables ».[18]
C. Classification constitutionnelle
Après avoir établi le caractère véritable des dispositions contestées, la Cour d’appel procède à leur classification afin de déterminer quel palier gouvernemental a compétence sur la question.
Tant la Loi, le Règlement que les Modifications ont pour caractère véritable le contrôle des prix excessifs des médicaments brevetés. Ce contrôle sert à pallier l’accroissement des prix des médicaments brevetés que le monopole octroyé par le brevet causerait. Le droit de contrôler les effets sur les prix des médicaments est reconnu depuis toujours par la jurisprudence comme étant de compétence fédérale sur les brevets d’invention et de découverte[19]. Ainsi, le juge conclut que le « contrôle des prix excessifs pour un médicament breveté résultant du monopole conféré par un brevet possède un lien logique, réel et direct avec la compétence fédérale sur les brevets et n’empiète pas de façon inconstitutionnelle sur les compétences des provinces »[20].
En ce qui a trait aux Modifications, comme mentionné précédemment, ellesont un premier objet en commun avec la Loi et le Règlement, soit le contrôle des prix excessifs dû au monopole, une matière considérée comme de nature fédérale. En revanche, leur second objet, soit l’imposition de « réductions additionnelles significatives et arbitraires de prix afin que les médicaments brevetés soient plus abordables »[21], nécessite un exercice de classification distinct.
Cette imposition de réductions passerait notamment par la réglementation du prix de vente d’un médicament au-delà du prix de départ de l’usine. Par exemple, les nouveaux alinéas 4 (4)a) et 4 (4)b) du Règlement, introduits par lesModifications, baliseraient le prix de revente d’un médicament entre un pharmacien et un patient[22]. Or, cela constitue une réglementation des ventes secondaires qui sont, elles, comprises dans les compétences provinciales de propriété et droits civils[23]. Ainsi, les nouveaux alinéas 4 (4)a) et 4 (4)b) du Règlement, introduits par lesModifications, sont ultra vires[24].
De plus, de nouveaux facteurs de réduction de prix sont introduits par les Modifications. À cet égard, le juge Mainville précise qu’« un contrôle fédéral des prix des médicaments brevetés est constitutionnellement valide dans la mesure où il a pour caractère véritable d’éviter les effets néfastes sur les prix du monopole conférés par le brevet[25] ». Or, ici, il conclut que les Modifications cherchent plutôt à réguler le marché lui-même, alors que la réglementation des prix d’une industrie est une compétence provinciale, à quelques exceptions près[26].
D. Conclusion
L’appel est donc accueilli en partie par la Cour.
« (i) La totalité du Règlement sur les médicaments brevetés et (ii) les modifications audit règlement publiées dans la Gazette du Canada, Partie II, le 21 août 2019[…] sauf le paragraphe 3 (4) introduisant les nouveaux alinéas 4 (4)a) et 4 (4)b) et l’article 4 introduisant les nouveaux articles 4.1 à 4.4 dans le Règlement sur les médicaments brevetés […] »[27] sont déclarés valides.
Ainsi, le paragraphe 3 (4) introduisant les nouveaux alinéas 4 (4)a) et 4 (4)b) et l’article 4 introduisant les nouveaux articles 4.1 à 4.4 dans le Règlement modifiant le Règlement sur les médicaments brevetés sont pour leur part déclarés invalides, ultra vires, nuls et sans effet[28].
Commentaire
On peut s’interroger quant aux raisons qui ont poussé des organismes d’aide aux patients atteints de maladies rares à se rallier aux sociétés pharmaceutiques lors de cet appel. La raison invoquée par ces organismes est la conservation de la compétitivité du marché canadien pour les médicaments brevetés afin d’encourager la recherche et le développement pharmaceutiques au Canada. Le Canada, quant à lui, a dressé une liste des sept pays étrangers, « servant à la comparaison de prix […] [étant] fort susceptible de générer des prix pour les médicaments vendus aux Canadiens qui excéderaient ceux chargés dans la plupart des autres pays raisonnablement comparables au Canada » afin « d’encourager l’industrie pharmaceutique à investir dans la recherche et le développement au Canada »[29]. Cependant, la Cour d’appel réfute l’argument selon lequel l’industrie pharmaceutique investirait davantage dans la recherche et le développement pharmaceutique, guidée par l’appât de gains plus élevés. Près de 30 ans après l’adoption de cette liste dans le Règlement, « on constate que le résultat escompté au niveau de la recherche et du développement pharmaceutique ne s’est pas matérialisé »[30]. Le résumé de l’étude d’impact des Modifications explique que « cette présomption stratégique s’est avérée erronée »[31]. Il est intéressant de noter que le gouvernement du Canada a donc décidé de rectifier le tir en modulant sa liste d’analyse objective de compétitivité des prix internationaux. Ainsi, les États-Unis et la Suisse furent troqués pour l’Australie, la Belgique, l’Espagne, le Japon, la Norvège et les Pays-Bas[32].
Le texte intégral de la décision est disponible ici
[1]Organisation mondiale de la santé. « Déclaration du Directeur général de l’OMS à l’occasion de la Journée mondiale de la Santé 2019 », OMS, 6 avril 2019, en ligne : Lien
[2] Merck Canada inc. c. Procureur général du Canada, 2022 QCCA 240.
[3] Id., par. 110 – 111.
[4] Id., par. 10.
[5] Id., par. 115.
[6] Id., par. 112.
[7] Id., par. 44.
[8] Id., par. 43.
[9] Gouvernement du Canada. « Règlement modifiant le Règlement modifiant le Règlement sur les médicaments brevetés (facteurs additionnels et exigences supplémentaires relatives à la fourniture de renseignements) : DORS/2020-126 », Canada.ca, 10 juin 2020, en ligne : Lien
[10] Id., par. 76.
[11] Ibid.
[12] Id., par. 128.
[13] Id., par. 132.
[14] Id., par. 133.
[15] Ibid.
[16] Id., par. 136.
[17] Ibid.
[18] Id., par. 163.
[19] Id., par. 179.
[20] Id., par. 189.
[21] Id., par. 190.
[22] Id., par. 197.
[23] Ibid.
[24] Id., par. 204.
[25] Id., par. 243.
[26] Id., par. 235 et 244.
[27] Id., par. 246.
[28] Ibid.
[29] Id., par. 219.
[30] Id., par. 221.
[31] Ibid.
[32] Id., par. 68.
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