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Jessie McKinnon
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24 Août 2022

Vent de certitude pour les plateformes de diffusion en continu sur demande (« streaming »)

Par Jessie McKinnon, avocate

Dans la décision Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c. Entertainment Software Association, 2022 CSC 30, la Cour suprême du Canada (« CSC ») se penche non seulement sur l’interprétation du concept de mise à la disposition du public contenu dans la Loi sur le droit d’auteur (« LDA ») pour les fins du paiement de redevances, mais revisite également Vavilov en établissant une nouvelle catégorie de questions appelant la norme de la décision correcte.

Contexte

Suivant la signature du Traité de l’OMPI sur le droit d’auteur (le « Traité ») en 1997, le Parlement canadien a modifié la LDA en 2012 en y ajoutant le paragraphe 2.4 (1.1) qui clarifie le paragraphe 3(1)f)[1] en précisant que « constitue notamment une communication au public par télécommunication le fait de mettre à la disposition du public par télécommunication une œuvre ou un autre objet du droit d’auteur de manière que chacun puisse y avoir accès de l’endroit et au moment qu’il choisit individuellement ».

La Commission du droit d’auteur du Canada (la « Commission ») a interprété le paragraphe 2.4 (1.1) LDA de façon à ce que la mise à disposition d’une œuvre au public constitue une activité distincte qui justifie rémunération. Cette interprétation a pour effet d’établir deux redevances payables lorsqu’une œuvre (1) est mise à la disposition du public en ligne (pensons notamment à une plateforme de streaming) et (2) est diffusée en continu ou téléchargée.

La Cour d’appel fédérale (« CAF ») a infirmé cette décision. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique et Music Canada (les « Appelantes ») ont appelé de cette décision devant la CSC.

Décision

La majorité de la CSC, sous la plume du juge Rowe, a rejeté le pourvoi des Appelantes en répondant par la négative à la question visant à savoir si la LDA exige que les utilisateurs paient deux redevances pour l’accès à une œuvre en ligne, même s’ils ne doivent qu’en payer une seule pour l’accès à cette même œuvre hors ligne.

  1. La norme de contrôle

Dans un premier temps, la CSC devait statuer sur la norme de contrôle applicable. Sur ce point, elle établit une sixième catégorie de questions appelant la norme de la décision correcte, qu’elle applique en l’espèce.

À titre de rappel, l’arrêt Vavilov a établi 5 catégories de questions appelant la norme de la décision correcte et autorise la reconnaissance d’autres catégories dans des circonstances rares et exceptionnelles.

La CSC se retrouve en l’espèce devant une situation où un tribunal administratif (la Commission) et les cours de justice ont compétence concurrente en première instance. Aucune des 5 catégories existantes ne peut justifier d’appliquer la norme de la décision correcte dans de telles circonstances. Cependant, la majorité de la CSC considère nécessaire de remédier à cette situation afin notamment d’« assurer la primauté du droit, qui exige que certaines questions reçoivent une réponse cohérente et définitive » [par. 33].

En l’espèce, appliquer la norme de la décision raisonnable créerait des incohérences juridiques puisqu’une même question juridique serait soumise à deux normes de contrôle différentes selon qu’elle soit soulevée devant la Commission (norme de la décision raisonnable) ou une cour de justice (de novo), et qu’appliquer ces normes de contrôle différentes pourrait mener à des interprétations législatives contradictoires.

Dans l’objectif de respecter l’intention du législateur et de favoriser la primauté du droit, la majorité de la CSC reconnaît donc la compétence concurrente en première instance comme une sixième catégorie de questions appelant la norme de la décision correcte.

  1. L’interprétation correcte du par. 2.4 (1.1) LDA

Ensuite, le juge Rowe analyse le rôle que doit jouer l’instrument de droit international qu’est le Traité dans l’interprétation du par. 2.4 (1.1) LDA puisque les parties au litige ne s’entendent pas sur l’importance à y accorder et que la Commission s’y serait trop attardée selon la CAF. Le juge Rowe rappelle qu’un traité est pertinent pour établir le contexte de la loi mais que les tribunaux doivent toujours donner effet au sens de la loi interne afin de respecter l’intention du législateur.

Dans son analyse, il explique notamment les objectifs de l’article 8 du Traité, soit de « (1) clarifier que les diffusions sur demande sont visées par le droit de communiquer les œuvres au public; et (2) faire en sorte que les auteurs puissent contrôler la mise à la disposition de leurs œuvres au public en ligne » [par. 77].

Ensuite, appliquant la norme de la décision correcte, le juge Rowe fournit une interprétation du par. 2.4 (1.1) LDA qui respecte à la fois le droit interne et le Traité, la substituant ainsi à celle de la Commission :

« [50] La Commission a conclu que, d’après le par. 2.4 (1.1), le fait de mettre une œuvre à la disposition du public constitue une « communication » au sens de l’al. 3(1)f), peu importe s’il y a transmission subséquente et si cette transmission est un téléchargement ou une diffusion en continu. En conséquence, la Commission a estimé que, dès qu’une œuvre est mise à la disposition du public en ligne, l’al. 3(1)f) entre en jeu et une redevance doit être payée. Si l’œuvre est subséquemment téléchargée ou diffusée en continu, une autre redevance doit être payée. Cette interprétation signifie que, lorsqu’il y a distribution d’une œuvre en ligne, deux redevances doivent être payées — une lorsque l’œuvre est mise à la disposition du public, et une autre lorsque l’œuvre est téléchargée ou diffusée en continu.

[51] Je ne suis pas convaincu que cette interprétation du par. 2.4(1.1) soit appropriée. Bien qu’elle soit un moyen de permettre au Canada de s’acquitter des obligations que lui impose l’art. 8, cette interprétation n’est pas compatible avec le texte, la structure et l’objet de la Loi sur le droit d’auteur. De plus, l’art. 8 ne commande pas cette interprétation. Si le par. 2.4 (1.1) est interprété comme éclaircissant deux points — soit (1) que l’al. 3(1)f) s’applique aux diffusions en continu sur demande et (2) qu’une œuvre est exécutée dès qu’elle est mise à la disposition du public pour diffusion en continu —, cette interprétation permettrait également au Canada de s’acquitter des obligations que lui impose l’art. 8. Ces deux interprétations permettent au Canada de s’acquitter des obligations que lui impose l’art. 8, mais la seconde est davantage compatible avec le texte, la structure et l’objet de la Loi sur le droit d’auteur. Pour cette raison, c’est à cette seconde interprétation, et non à celle adoptée par la Commission, qu’il faut donner effet. 

[…]

[91] […] Cette interprétation donne effet aux obligations du Canada au titre de l’art. 8 au moyen d’une combinaison des droits d’exécution, de reproduction et d’autorisation prévus au par. 3(1). Ce faisant, elle respecte aussi le principe de la neutralité technologique, en ce qu’elle fait en sorte que les auteurs conservent les mêmes droits et redevances sur leurs œuvres, que leurs œuvres soient distribuées en ligne ou hors ligne. »

La majorité de la CSC considère incompatible l’interprétation de la Commission puisque, dans un premier temps, elle permettrait aux auteurs de percevoir deux redevances pour une seule activité protégée par l’article 3(1) LDA. Or, une activité unique ne peut faire intervenir qu’un seul droit prévu à cet article et le législateur n’a pas ajouté la catégorie « mise à la disposition » en tant que droit justifiant rémunération dans la disposition liminaire du par. 3(1) LDA.

Dans un deuxième temps, l’interprétation de la Commission viole le principe de neutralité technologique, auquel le Parlement canadien a signalé son adhésion. En effet, le juge Rowe illustre son propos ainsi :

« [64] […] De même, la diffusion en continu de l’album exigerait le paiement d’une redevance pour la « mise à la disposition de l’exécution » et une redevance pour l’« exécution diffusée en continu ». Mais faire jouer ce même album à la radio requerrait uniquement le paiement d’une redevance d’exécution. »

Commentaire

En résumé, nous pouvons retenir que, d’une part, la mise à disposition d’une œuvre pour la diffusion en continu en ligne et l’acte de diffusion en continu lui-même par un utilisateur final font partie du même acte d’exécution d’une œuvre et ne déclenchent le paiement que d’une seule redevance, et, d’autre part, que cette décision confirme que tous les actes de mise à disposition du public en ligne sont protégés par la LDA.

Il est à noter que cette décision ne visait pas à établir les tarifs applicables aux actes visés mais plutôt à établir le nombre de tarifs applicables aux œuvres mises à disposition pour diffusion en continu en ligne.

Le texte intégral de la décision est disponible ici.


[1] « 3 (1) Le droit d’auteur sur l’œuvre comporte le droit exclusif de produire ou reproduire la totalité ou une partie importante de l’œuvre, sous une forme matérielle quelconque, d’en exécuter ou d’en représenter la totalité ou une partie importante en public et, si l’œuvre n’est pas publiée, d’en publier la totalité ou une partie importante; ce droit comporte, en outre, le droit exclusif :

[…]

f) de communiquer au public, par télécommunication, une œuvre littéraire, dramatique, musicale ou artistique; »

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