La Cour internationale de Justice ordonne à la Fédération de Russie de suspendre ses opérations militaires en Ukraine
Par Rosine Faucher, avocate
La Cour internationale de Justice peut-elle ordonner à la Fédération de Russie de suspendre ses opérations militaires en Ukraine? Oui, si la Cour détermine qu’elle a compétence pour entendre l’affaire et que les trois critères pour qu’elle puisse ordonner des mesures conservatoires sont remplis. L’affaire Allégations de génocide au titre de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Ukraine c Fédération de Russie), Ordonnance du 16 mars 2022, [2022] CIJ 182-ORD-01, fournit un exemple actuel de l’application de ce cadre d’analyse.
Contexte
Note : Ce billet fourni un résumé de la décision de la Cour internationale de Justice datant du 16 mars 2022 dernier. Ce billet n’est pas une prise de position quant au conflit entre la Fédération de Russie et l’Ukraine.
Le 26 février 2022, deux jours après le début des opérations militaires de la Fédération de Russie (Russie) dans les régions de Donetsk et Louhansk en territoire ukrainien, l’Ukraine dépose une requête introductive d’instance (Requête) à la Cour internationale de Justice (CIJ). L’Ukraine allègue un différend avec la Russie au terme de la Convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide (Convention sur le génocide). Les deux parties seraient en désaccord quant à si l’Ukraine a commis des actes de génocides à l’endroit de russophones dans les régions de Donetsk et Louhansk et si l’utilisation de la force par la Russie sur le territoire ukrainien et entreprise sur la base de ces allégations de génocide respecte la Convention sur le génocide.
En parallèle, l’Ukraine dépose aussi une demande en indication de mesures conservatoires (Demande conservatoire) pour que la CIJ intervienne et essentiellement force la Russie à suspendre ses opérations militaires. Dans sa Demande conservatoire, l’Ukraine prie la Cour d’ordonner les quatre mesures conservatoires suivantes :
- que la Russie suspende immédiatement ses opérations militaires en Ukraine;
- que la Russie veille à ce que ses unités militaires et autres forces pouvant agir sous sa direction, son contrôle ou avec son appuie cessent toutes opérations militaires en Ukraine;
- que la Russie s’abstienne de tout acte susceptible d’aggraver ou d’étendre le différend ayant donné lieu à la Demande conservatoire de l’Ukraine et qu’elle fournisse des assurances et une réédition de compte à cet égard;
- que la Russie exécute l’Ordonnance de la Cour dans les délais établis par celle-ci.
L’audition sur la Demande conservatoire a eu lieu les 7 et 8 mars 2022. La Russie a décidé de ne pas y participer. Elle a toutefois communiqué avec la CIJ qu’elle était d’avis que la Cour n’était pas compétente pour entendre la Requête (à savoir le mérite du différend allégué par l’Ukraine), et qu’ainsi, la Cour devrait s’abstenir de prononcer des mesures conservatoires en l’espèce.
Décision
Remarques préliminaires
La CIJ effectue deux remarques préliminaires avant d’analyser si les critères pour qu’elle puisse prononcer les mesures conservatoires demandées par l’Ukraine sont rencontrés en l’espèce. Elle mentionne d’abord que bien que la Russie ait décidé de ne pas être présente lors de l’audition, cela ne l’empêche pas de procéder au stade des mesures conservatoires et que l’absence de la Russie ne saurait constituer un motif pour invalider sa décision. Elle statut ensuite, et contrairement à ce qu’allègue la Russie, qu’elle est compétente prima facie pour entendre la Requête de l’Ukraine[1], lui permettant ainsi de se pencher sur la question des mesures conservatoires à ce stade.
Cadre d’analyse
Le pouvoir pour la Cour d’ordonner des mesures conservatoires découle de l’article 41 du Statut de la Cour internationale de Justice. Le test applicable se décline en trois parties. Dans le contexte de la Demande de mesures conservatoires, la Cour n’est pas appelée à se prononcer sur le mérite de l’affaire. La Cour doit plutôt déterminer :
- si les droits allégués par l’Ukraine dans sa Requête et revendiqués au fond sont plausibles;
- si un lien existe entre ces droits et les mesures conservatoires demandées; et
- s’il y a urgence.
Droits plausibles
Les droits allégués par l’Ukraine dans sa Requête sont essentiellement les suivants : de ne pas subir l’utilisation de la force de la Russie sous prétexte qu’elle aurait commis des actes de génocide dans les régions de Donetsk et Louhansk, d’autant plus que cette utilisation de la force découlerait, selon l’Ukraine, d’une interprétation erronée par la Russie de la Convention sur le génocide.
La Cour acquiesce aux prétentions de l’Ukraine. Selon la Cour, l’Ukraine allègue en effet des droits plausibles dans sa Requête considérant que rien ne supporte les allégations de génocide par la Russie et que l’utilisation de la force par la Russie en l’espèce ne semble à prime abord pas justifiée :
« 59. La Cour ne peut rendre une décision sur les prétentions de la Partie demanderesse que si l’affaire vient à être examinée au fond. Au stade actuel de la procédure, il suffit d’observer que la Cour ne dispose pas d’éléments de preuve étayant l’allégation, par la Fédération de Russie, qu’un génocide aurait été commis sur le territoire ukrainien. En outre, il est douteux que la [C]onvention [sur le génocide], au vu de son objet et de son but, autorise l’emploi unilatéral de la force par une partie contractante sur le territoire d’un autre État, aux fins de prévenir ou de punir un génocide allégué (nous soulignons).
60. Dans ces circonstances, la Cour considère que l’Ukraine a un droit plausible de ne pas faire l’objet d’opérations militaires par la Fédération de Russie aux fins de prévenir et punir un génocide allégué sur le territoire ukrainien. »
Lien
Cependant, les mesures conservatoires demandées par l’Ukraine visent-elles à sauvegarder ces droits? La CIJ est d’avis que oui. Rappelons que l’Ukraine demande les quatre mesures conservatoires suivantes :
- que la Russie suspende immédiatement ses opérations militaires en Ukraine;
- que la Russie veille à ce que ses unités militaires et autres forces pouvant agir sous sa direction, son contrôle ou avec son appuie cessent toutes opérations militaires en Ukraine;
- que la Russie s’abstienne de tout acte susceptible d’aggraver ou d’étendre le différend ayant donné lieu à la Demande conservatoire de l’Ukraine et qu’elle fournisse des assurances et une réédition de compte à cet égard;
- que la Russie exécute l’Ordonnance de la Cour dans les délais établis par celle-ci.
Selon la Cour, un lien clair entre les droits allégués est établi avec les deux premières mesures conservatoires, car l’Ukraine a le droit, en vertu de l’article premier de la Convention sur le génocide, à l’exécution de bonne foi de la Convention par tout État partie, ce qui inclue la Russie.
Un lien clair est aussi établi pour les deux autres mesures conservatoires selon la Cour, parce qu’elles visent à prévenir tout acte susceptible d’aggraver ou étendre le différend allégué par l’Ukraine au terme de la Convention sur le génocide.
Urgence
La Cour ayant statué en l’espèce qu’un lien clair est établi entre les droits allégués par l’Ukraine, que la Cour a jugés plausibles, et les mesures conservatoires sollicitées, elle doit en dernier lieu se pencher sur le critère d’urgence justifiant que les mesures conservatoires soient prononcées. La Cour doit donc déterminer s’il existe un risque réel et imminent qu’un préjudice irréparable soit causé aux droits revendiqués par l’Ukraine avant que la Cour ne rende sa décision sur le mérite de la Requête.
La Cour souligne que les opérations militaires menées par la Russie mettent en péril les conditions de vie de la population civile, notamment, par le fait qu’elles tuent, blessent, détruisent, coupent l’accès aux produits de première nécessité. La Cour fait d’ailleurs référence à la résolution A/RES/ES-11/1 adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies le 2 mars 2022 dans laquelle l’assemblée déclare être gravement préoccupée par l’ampleur des opérations militaires entreprises par la Russie en Ukraine, notamment à cause des attaques contre les établissements et personnes civiles.
Ainsi, considérant le contexte particulier, la Cour conclut qu’il y a en effet un risque réel et imminent qu’un préjudice soit causé aux droits revendiqués par l’Ukraine avant qu’elle ne se prononce sur le fond de l’affaire.
Prononcé des mesures conservatoires
Pour conclure, la Cour détermine que les critères sont rencontrés pour ordonner des mesures conservatoires, bien qu’elle les formule quelque peu différemment que l’Ukraine dans sa Demande conservatoire. Elle émet donc une ordonnance au terme de sa décision (Ordonnance).
Les deux mesures conservatoires visant l’arrêt immédiat des opérations militaires en territoire ukrainien par la Russie ou tout autre unité sous son contrôle et al. sont acceptées par 13 voix contre 2. Est acceptée à l’unanimité la mesure visant à ce que les parties s’abstiennent d’aggraver ou d’étendre le différend sur lequel la Cour se prononcera au le mérite. La Cour refuse cependant d’ordonner la mesure obligeant la réédition de compte par la Russie de son application de l’Ordonnance.
La CIJ rappelle en terminant que l’Ordonnance a un caractère obligatoire et qu’émanent par conséquent de celle-ci des obligations juridiques internationales à l’endroit des parties visées par les mesures conservatoires prononcées.
Commentaire
Certains juges ont rédigé, en parallèle de la décision de la Cour, des déclarations exposant leurs positions respectives. Ces déclarations sont intéressantes, car elles mettent en exergue les clivages qui pourraient se manifester au stade du mérite de cette affaire.
Le Juge vice-président Gevorgian et la Juge Xue ont expliqué avoir voté contre les deux premières mesures conservatoires notamment parce qu’ils sont d’avis que la Convention sur le génocide ne peut être utilisée en l’espèce, et que la Cour n’est pas compétente pour entendre l’affaire. Selon eux, le différend allégué émanerait plutôt de la légalité ou non de l’utilisation de la force par la Russie selon les principes généraux du droit international.
Similairement, et bien qu’il ait voté en faveur des trois mesures conservatoires ordonnées, le Juge Bennouna souligne qu’il s’interroge quant à la possibilité pour l’Ukraine de contester l’utilisation de la force par la Russie en s’appuyant sur l’application de la Convention sur le génocide.
Pour leur part, les Juges Robinson et Nolte ont exprimé que la décision de la CIJ s’inscrivait dans le courant jurisprudentiel établi permettant à la Cour d’avoir compétence en l’espèce, et que l’Ukraine cadrait à bon droit le différend allégué en se référant à la Convention sur le génocide.
Enfin, beaucoup s’interrogent sur le réel impact qu’aura la décision de la CIJ du 16 mars dernier. Certains juges signataires de cette décision ont eux-mêmes exprimé cette préoccupation, notamment la juge Xue. Or, et comme le souligne le juge Daudet, reconnaitre un droit formellement participe à renforcer l’État de droit sur le plan international.
Le texte intégral de la décision est disponible ici.
Les propos tenus dans cet article sont propres à Me Faucher et ne sauraient être attribués à son employeur.
[1] Sans se prononcer sur le fond, la CIJ analyse si les actes que l’Ukraine mentionne dans sa Requête semblent susceptibles d’entrer dans les dispositions de la Convention sur le génocide. La Cour établit que les éléments mentionnés par l’Ukraine sont en l’espèce suffisants pour établir prima facie l’existence d’un différend entre les Parties quant à l’interprétation, l’application ou l’exécution de la Convention sur le génocide.
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