par
Jeremy van Doorn
Articles du même auteur
et
Sarah-Maude Rousseau
Articles du même auteur
27 Avr 2022

Rage au volant : il poignarde un homme et invoque la légitime défense

Par Jeremy van Doorn, avocat et Sarah-Maude Rousseau, étudiante à l'Université de Montréal

Dans R. c. Brunelle, 2022 CSC 5, la Cour suprême, dans une décision unanime, accueille l’appel du ministère public, rétablit les verdicts de culpabilité prononcés à l’encontre de Daniel Brunelle pour avoir poignardé un autre conducteur dans un épisode de rage au volant et ordonne à ce dernier de se livrer aux autorités carcérales dans les 72 heures du jugement[1]. La Cour du Québec avait déclaré l’intimé coupable de voies de faits graves, de voies de fait armées et de possession d’une arme dans un dessein dangereux. La Cour d’appel avait accueilli l’appel, accepté le moyen de défense de légitime défense, cassé les verdicts de culpabilité et ordonné un nouveau procès.

Contexte

Les faits :

Le 22 juillet 2016, le véhicule de l’intimé (Brunelle) percute la remorque tirée par le véhicule de François Fugère, qui est en compagnie de son fils de 15 ans. Les dommages matériels sont mineurs, mais Fugère est très en colère; son fils et lui gesticulent et klaxonnent de façon insistante. Les deux véhicules s’arrêtent dans un stationnement public. C’est alors que Fugère, toujours très en colère, et son fils sortent du véhicule en criant et insultant l’intimé. L’intimé sort du véhicule et invite Fugère à se calmer, ce qui augmente la colère de ce dernier. Par la suite, Fugère administre un violent coup de poing à l’intimé, qui réplique en poignardant Fugère à cinq reprises avec le couteau qu’il porte en permanence à la ceinture. Fugère passera six semaines à l’hôpital et subira huit chirurgies[2]. De plus, comme l’arme était infectée par une bactérie, Fugère perdra 80% de sa vision.  

Jugement de la Cour du Québec :

En première instance, la Cour du Québec déclare Brunelle coupable de voies de fait graves, de voies de fait armées et de possession d’une arme dans un dessein dangereux[3]. La juge détermine que la seule question à trancher consiste à savoir si l’appelant a agi en légitime défense en commettant des voies de fait graves et des voies de fait armées à l’endroit Fugère[4]. Pour ce faire, elle reprend les trois conditions nécessaires à l’ouverture de ce moyen de défense[5], soit le catalyseur, le mobile et la réaction.

La juge conclut que la première condition, soit le fait que Fugère a employé la force contre Brunelle, est établie[6]. Pour ce qui est de la deuxième condition, soit le fait d’agir dans le but de se défendre ou de se protéger, la juge conclut, en raison des témoignages variables de Brunelle, que ce dernier a agi dans le but de se venger et non dans le but de se défendre ou de se protéger[7]. En ce qui a trait à la troisième condition, relative au caractère raisonnable des gestes posés, la juge conclut que le critère de vraisemblance n’est pas satisfait puisque l’utilisation d’un couteau était un acte dangereux et disproportionné[8]. La juge rejette donc la défense de légitime défense.

Jugement de la Cour d’appel du Québec :

Brunelle se pourvoit devant la Cour d’appel en soutenant que la juge de première instance a erré dans l’analyse des deuxième et troisième critères de la légitime défense[9]. Les juges majoritaires de la Cour d’appel accueillent l’appel, cassent les verdicts de culpabilité et ordonnent la tenue d’un nouveau procès[10].

La Cour d’appel estime que le laps de temps entre l’attaque et la riposte est un élément important à considérer avant d’établir qu’un accusé a agi par vengeance, et qu’en l’espèce, la juge de première instance a erré en ne tenant pas compte de la rapidité des événements, qui rend douteux que Brunelle ait agi par vengeance[11]. La Cour d’appel est aussi d’avis que le raisonnement de la juge de première instance est erroné puisqu’elle tire une inférence inappropriée de la preuve[12]. Selon l’avis de la Cour d’appel, « [l]e raisonnement de la juge conduit à annihiler la légitime défense en ne permettant pas à une personne de se défendre contre une attaque »[13]. La Cour d’appel estime aussi que la juge de première instance a commis une erreur en confondant l’intention de la personne attaquée et sa motivation[14]. Pour ce qui est de la troisième condition permettant d’invoquer la légitime défense, soit le caractère raisonnable des gestes posés, la Cour d’appel juge que les conclusions de la juge de première instance comme quoi Brunelle a employé une force non nécessaire, dangereuse et démesurée dépendent de la trame factuelle retenue par la juge, trame viciée par un raisonnement défaillant. Ainsi, selon la Cour d’appel, la prudence commande une nouvelle analyse des faits[15].

De son côté, le juge dissident est d’avis qu’il n’y a pas lieu d’intervenir en l’espèce[16]. Il mentionne que la question que la Cour doit trancher n’est pas de savoir si la conclusion selon laquelle Brunelle a agi par vengeance est la seule que la juge pouvait raisonnablement tirer compte tenu de la preuve administrée. Selon lui, « [l]a question est plutôt de savoir si cette conclusion trouve suffisamment appui dans la preuve et si elle est exempte d’erreur manifeste et déterminante »[17]. Le juge affirme que c’est le cas. Il estime que le fait que Brunelle ait poignardé Fugère à autant de reprises est pertinent dans l’analyse de son état d’esprit et est peu compatible avec la thèse de légitime défense[18]. Il conclut que la juge de première instance pouvait conclure, hors de tout doute raisonnable, que Brunelle avait agi par vengeance et non dans le but de se défendre[19].

Décision

Le ministère public se pourvoit de plein droit contre la décision de la Cour d’appel et soutient que les juges majoritaires ont outrepassé leur rôle en matière d’appel en réévaluant la preuve sans toutefois identifier d’erreur dans le raisonnement de la juge de première instance[20]. La Cour suprême, dans un jugement unanime, est d’avis que la majorité de la Cour d’appel a eu tort d’intervenir en l’espèce[21].

La Cour suprême rappelle les deux fondements sur lesquels une cour d’appel peut être justifiée d’intervenir lorsque le verdict rendu par un juge qui siège seul est déraisonnable : (1) lorsque le verdict ne peut s’appuyer sur la preuve ou (2) lorsque le verdict est vicié en raison d’un raisonnement illogique ou irrationnel[22]. Selon la Cour suprême, la majorité de la Cour d’appel a omis de considérer la position privilégiée qu’a la juge du procès pour apprécier la preuve[23]. En effet, la Cour d’appel « lui reproche d’avoir omis de considérer certains éléments de preuve sans toutefois clairement identifier d’erreur manifeste et déterminante dans son analyse »[24]. Cependant, le fait que la juge de première instance n’ait pas analysé en profondeur un point donné ou un élément de preuve particulier n’est pas un motif justifiant l’intervention des tribunaux d’appel. La majorité de la Cour d’appel ne pouvait donc pas substituer son opinion à celle de la juge de la Cour du Québec sur l’appréciation de la crédibilité des témoins. Comme il n’y avait pas présence d’erreur révisable, la Cour d’appel aurait dû faire preuve de retenue[25]. De plus, la Cour d’appel ne pouvait pas soutenir que la juge de première instance avait adopté un raisonnement défaillant dans son analyse du deuxième critère de la légitime défense, car l’approche de cette dernière était cohérente et s’appuyait sur une preuve non contredite et non rejetée[26].

Ainsi, la Cour suprême accueille l’appel, rétablit les verdicts de culpabilité prononcés par la Cour du Québec et ordonne à l’intimé Brunelle de se livrer aux autorités carcérales dans les 72 heures du jugement[27].

Le texte intégral de la décision est disponible ici


[1] R. c. Brunelle, 2022 CSC 5, p. 6.

[2] Brunelle c. R., 2021 QCCA 783, par 10-15.

[3] Brunelle c. R., par. 1.

[4] Brunelle c. R., par. 16.

[5] Code criminel, LRC 1985, c. C-46, art. 34(1).

[6] Brunelle c. R., par. 21.

[7] Brunelle c. R., par. 23.

[8] Brunelle c. R., par. 24.

[9] Brunelle c. R., par. 26.

[10] Brunelle c. R., par. 4-6.

[11] Brunelle c. R., par. 37-38.

[12] Brunelle c. R., par. 40.

[13] Brunelle c. R., par. 50.

[14] Brunelle c. R., par. 51.

[15]  Brunelle c. R., par. 54.

[16] Brunelle c. R., par. 57.

[17] Brunelle c. R., par. 58.

[18] Brunelle c. R., par. 63.

[19] Brunelle c. R., par. 69.

[20] R. c. Brunelle, p. 3.

[21] R. c. Brunelle, p. 4.

[22] R. c. Brunelle, p. 4.

[23] R. c. Brunelle, p. 5.

[24] R. c. Brunelle, p. 5.

[25] R. c. Brunelle, p. 6.

[26] R. c. Brunelle, p. 6.

[27] R. c. Brunelle, p. 6.

Commentaires (0)

L’équipe du Blogue vous encourage à partager avec nous et nos lecteurs vos commentaires et impressions afin d’alimenter les discussions sur le Blogue. Par ailleurs, prenez note du fait qu’aucun commentaire ne sera publié avant d’avoir été approuvé par un modérateur et que l’équipe du Blogue se réserve l’entière discrétion de ne pas publier tout commentaire jugé inapproprié.

Laisser un commentaire

À lire aussi...