Le principe de la publicité des débats judiciaire a préséance sur la confidentialité des renseignements fiscaux
Par Mathieu Laporte, étudiant
Le 8 avril 2022, la Cour d’appel fédérale dans Rémillard c. Ministre du Revenu national, 2022 CAF 63, en appel d’une décision rendue par la Cour fédérale[1] confirme indirectement que l’article 241 de la Loi de l’impôt sur le revenu n’a pas pour effet de conférer un caractère intrinsèquement confidentiel aux renseignements fiscaux des contribuables obtenus par ou au nom du Ministre dans le cadre de l’application de la Loi de l’impôt sur le revenu.
I. Contexte législatif
Lorsqu’un contribuable produit sa déclaration de revenus auprès de l’Agence du Revenu du Canada (« ARC ») il s’attend à ce que cette dernière ne divulgue pas son contenu au grand public. Cette attente quant au respect du caractère confidentiel des informations fournies à l’ARC est codifiée au paragraphe 241 (1) de la Loi de l’impôt sur le revenu[2].
Essentiellement, conformément à cette disposition et sous réserve de certaines exceptions prévues aux paragraphes (3) à (5), il est interdit pour un fonctionnaire ou autre représentant d’une entité gouvernementale de fournir sciemment et sans consentement à quiconque les renseignements d’un contribuable obtenus pour l’application de la LIR.
Comme l’a souligné la Cour suprême du Canada dans la décision Slattery (Syndic de) c. Slattery[3], cet article revêt une grande importance pour le régime fiscal canadien qui repose sur le principe de « l’autocotisation » car il assure le respect des intérêts des contribuables en matière de vie privée quant à leur situation financière et encourage la communication volontaire des renseignements fiscaux[4].
Par ailleurs, tout fonctionnaire ou autre représentant d’une entité gouvernementale qui contrevient au paragraphe 241 (1) de la LIR commet une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire et peut encourir jusqu’à 5000$ d’amendes et/ou 12 mois d’emprisonnement[5].
Comment le paragraphe 241 (1) de la LIR se conjugue-t-il avec le principe de la publicité des débats judiciaires ?
C’est à cette question que devait répondre le juge Montigny dans ce jugement de la Cour d’appel fédérale auquel ont souscrit les juges Gleason et Locke.
II. Contexte factuel
En 2013, M. Rémillard quitte le Canada pour l’île de la Barbade dans les Caraïbes.
En 2015, l’ARC entame une vérification des affaires fiscales de M. Rémillard. Dans le cadre de cette vérification, l’ARC prend la position que M. Rémillard n’est pas devenu un non-résident en 2013 lorsqu’il a quitté le Canada pour l’île de la Barbade et envoie des demandes d’assistance administratives auprès de certains pays.
Le 31 juillet 2019, au motif que ces demandes d’assistance administratives représentent faussement qu’il est toujours résident du Canada, M. Rémillard dépose une demande de contrôle judiciaire auquel il joint une demande pour obtenir une copie certifiée de divers documents le concernant obtenus ou créés par l’ARC (ci-après, les «Renseignements fiscaux») conformément à l’article 317 des Règles des Cours fédérales[6].
Les 30 août et 4 octobre 2019, en vertu de l’article 318 des RCF, l’ARC transmet à M. Rémillard et au greffe de la Cour fédérale une copie certifiée de ses Renseignements fiscaux.
Le 16 janvier 2020, M. Rémillard a obtenu une ordonnance provisoire pour que les Renseignements fiscaux soient traités comme confidentiels suivant l’article 151 des RCF. Cette ordonnance a été reconduite jusqu’à ce que le jugement de la Cour fédérale sur la requête afin d’obtenir une ordonnance de publication soit rendu.
Le 17 novembre 2020, le juge Pamel de la Cour fédérale rend son jugement dans lequel il rejette les arguments de M. Rémillard et l’invite à formuler une requête plus ciblée afin d’obtenir une ordonnance de confidentialité.
III. Cour fédérale
i. Les effets de l’article 241 LI
a) L’article 241 de la LIR n’a pas pour effet de rendre intrinsèquement confidentiels les renseignements fiscaux
Bien qu’il concède à M. Rémillard qu’entre les mains du Ministre les renseignements fiscaux doivent être traités de manière confidentielle, le juge Pamel conclu qu’une fois les renseignements transmis à un tiers en conformité avec les exceptions prévues à l’article 241 de la LIR, l’obligation pour le Ministre de traiter ces renseignements de manière confidentielle lorsqu’ils sont en sa possession ne se transfère pas au tiers.
[91] Mais je ne peux souscrire à la thèse selon laquelle les Renseignements, en fait tous les renseignements fiscaux des contribuables, deviennent intrinsèquement confidentiels aux termes de l’article 241 de la LIR, conservant ainsi un caractère confidentiel entre les mains des tiers auxquels les documents ont été transmis (comme le permet d’ailleurs l’article 241 de la LIR), obligeant ainsi le Ministre à s’assurer qu’ils seront clairement désignés comme étant confidentiels au moment de leur transmission au Greffe (paragraphe 152(1) des RCF) et traités comme tel par ces tiers en fonction des obligations de fiduciaire du Ministre envers les contribuables.
[Nos soulignements]
b) L’article 241 LIR n’a pas pour effet de créer une obligation fiduciaire de confidentialité à l’endroit des renseignements fiscaux
La Cour rejette également l’argument présenté par M. Rémillard selon lequel le Ministre serait soumis à une obligation de fiduciaire de confidentialité :
[94] En citant l’arrêt Slattery, M. Rémillard soutient que le Ministre est soumis à une obligation de fiduciaire de confidentialité : il doit non seulement traiter les Renseignements comme confidentiels, mais aussi prendre les mesures nécessaires pour préserver leur confidentialité si l’information tombe par inadvertance entre les mains d’un tiers, et il doit même s’assurer que ces informations demeurent confidentielles une fois qu’elles sont divulguées à des tiers comme le permet la LIR.
[95] […]. En outre, il n’existe pas de règle de droit spécifique en vertu de la LIR permettant de signaler les documents comme étant confidentiels aux fins du paragraphe 152(1) des RCF.
[Nos soulignements]
ii. Atteinte à l’article 8 de la Charte
a) Absence d’attente subjectivement raisonnable en matière de vie privée
Au surplus, pour les motifs suivants, le juge Pamel conclut que M. Rémillard n’avait pas d’attente raisonnable en matière de vie privée même en ce qui a trait à ses renseignements fiscaux. Il devait savoir que les RCF assujettiraient ces documents au principe de la publicité des débats judiciaires :
[165] Je ne vois pas comment M. Rémillard pourrait conserver une attente raisonnable en matière de respect de la vie privée une fois qu’il a introduit sa demande ciblée au titre de l’article 317 des RCF. Même en ce qui concerne les renseignements fiscaux, la partie qui engage un débat judiciaire renonce, à tout le moins en partie, à la protection de sa vie privée, même lorsque les informations sont de nature personnelle et privée (Frenette; Gernhart).
[Nos soulignements]
iii. Ordonnance de confidentialité
Finalement, au paragraphe 193 de son jugement, le juge Pamel refuse d’accorder une ordonnance générale de confidentialité visant l’ensemble des renseignements en mentionnant qu’il a examiné les documents et qu’à son avis, il y a certains renseignements fiscaux qui ne remplissent pas les conditions requises pour qu’une ordonnance de confidentialité. Il invite cependant M. Rémillard à demander une ordonnance spécifique visant certains documents en particulier.
[193] Je ne suis pas disposé à rendre une ordonnance générale concernant le dossier certifié, sans préjudice du droit de M. Rémillard de demander une telle ordonnance pour des documents spécifiques à une date ultérieure. Après avoir examiné les documents, je ne suis pas convaincu qu’ils remplissent tous les conditions requises pour une ordonnance de confidentialité. Cela dit, M. Rémillard demeure toujours libre de déposer une requête distincte en vertu de l’article 151 des RCF portant spécifiquement sur les documents pour lesquels il estime que la confidentialité s’impose.
IV. Cour d’appel fédérale
M. Rémillard fait appel du jugement de la Cour fédérale. Après avoir pris connaissance des arguments et du dossier de preuve, le juge Montigny dans un jugement de la Cour d’appel fédéral, auquel ont souscrit les juges Gleason et Locke, rejette l’appel, mais reconnait que le juge Pamel a erré en considérant qu’il pouvait consulter le dossier de la Cour tant qu’il limitait sa décision sur le dossier de preuve.
i. Effet de l’article 241 LIR
Sans se prononcer directement sur cette question, la Cour d’appel fédérale confirme indirectement les conclusions du juge Pamel selon lesquels l’article 241 de la LIR ne crée pas une obligation fiduciaire de confidentialité et ne confère pas aux renseignements fiscaux un caractère intrinsèquement confidentiel qui obligerait le greffe des Cours fédérales à les traiter d’une manière confidentielle.
Comme pour les autres documents transmis au greffe, à l’exception des documents considérés comme confidentiels en vertu d’une règle de droit, c’est par l’entremise d’une ordonnance de confidentialité que les renseignements fiscaux du contribuable pourront être soustraits au principe de la publicité des débats judiciaires.
ii. Atteinte à l’article 8 de la Charte
a) Absence d’attente subjectivement et objectivement raisonnable en matière de vie privée
La Cour d’appel fédérale confirme la décision de la Cour fédérale à l’effet que M. Rémillard n’a pas démontré l’existence d’une attente subjectivement et objectivement raisonnable quant au respect de sa vie privée en ce qui a trait à ses Renseignements fiscaux transmis au greffe de la Cour fédérale :
[69] Dans le cas présent, j’estime que M. Rémillard n’a pas démontré l’existence d’une attente subjective et objectivement raisonnable en matière de vie privée, compte tenu de l’ensemble des circonstances. D’une part, il aurait pu limiter l’ampleur des documents requis dans sa demande de transmission en vertu de la Règle 317. Plutôt que de se contenter des seuls documents considérés par le Ministre dans sa prise de décision, il a élargi la portée de sa demande à tous les documents « consultés ou générés par le [M]inistre ou par toute personne ou entité agissant pour le compte du [M]inistre… », multipliant d’autant le nombre de documents transmis et le risque que des informations confidentielles s’y retrouvent. Qui plus est, il a attendu près de quatre mois avant de saisir la Cour d’une demande de confidentialité, et uniquement après qu’un journaliste ait pris connaissance du dossier certifié. Compte tenu de la Règle 26, dont le libellé est on ne peut plus clair, on se serait attendu à ce qu’il fasse une telle demande beaucoup plus tôt, ne serait-ce que de façon préventive et par surcroît de précaution, s’il craignait réellement pour la protection de sa vie privée.
b) La communication automatique des renseignements fiscaux au greffe ne constituait pas une « saisie » au sens de l’article 8 de la charte
La Cour d’appel fédérale confirme également la conclusion du juge Pamel à l’effet que la communication automatique du dossier certifié en vertu de l’article 318 ne constituait pas une « saisie » au sens de l’article 8 de la Charte pour les motifs suivants :
[71] J’ajouterais que le concept de saisie suppose que les autorités prennent quelque chose appartenant à une personne sans son consentement (Dyment au para. 26). Dans l’arrêt McKinlay (à la p. 642), on a étendu ce concept à toutes les situations où une personne est tenue de produire de l’information sous la contrainte de l’État. Telle n’est pas la situation dans laquelle se trouvait M. Rémillard. C’est de son propre chef qu’il a demandé au Ministre de lui transmettre (ainsi qu’au greffe) les documents qui le concernaient. Non seulement contrôlait-il l’étendue des documents transmis, mais également le moment où il a fait cette demande. Et il était également informé des documents qui ont été communiqués au greffe puisqu’il en a aussi obtenu copie.
[Nos soulignements]
c) La cour fédérale a erré en consultant de son propre chef le dossier certifié transmis par le ministre avant même que les parties n’ait déposé leur dossier
Finalement, aux paragraphes 59 et 60, le juge Montigny au nom de la Cour d’appel fédérale confirme la position de M. Rémillard à l’effet que le juge Pamel a commis une erreur en considérant qu’il pouvait consulter le dossier de la Cour avant le dépôt dans le dossier de preuve. Il détermine cependant que cette erreur n’a eu aucune incidence sur les droits des parties.
[60] Compte tenu de ce qui précède, je suis d’avis que la Cour fédérale a erré en consultant de son propre chef le dossier certifié transmis au greffe par le Ministre, avant même que les parties n’aient déposé leur dossier. Il appert en effet du paragraphe 193 des motifs de la Cour fédérale que le juge a examiné les documents avant de conclure qu’ils ne remplissaient pas tous les conditions requises pour une ordonnance de confidentialité. J’estime cependant que cette erreur est sans conséquence, dans la mesure où elle n’a eu aucune incidence sur les droits des parties. […]
[Nos soulignements]
V. Conclusion
L’appel est rejeté, avec dépens au Ministre.
Le texte intégral de la décision est disponible ici.
[1] Rémillard c. Ministre du Revenu national, 2020 CF 1061 (Ci-après, le « Jugement de première instance).
[2] L.R.C. (1985), ch. 1 (5e suppl.) (ci-après, la « LIR »).
[3] [1993] 3 R.C.S. 430.
[4] Id., p. 444.
[5] Al. 241(2.2)a) LIR.
[6] DORS/98-106 (Gaz. Can. II) (ci-après, les « RCF »).
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