Journée des Forces armées canadiennes : la constitutionnalité du système de justice militaire canadien
Par Emmanuelle Rochon, avocate
En 2002, la Chambre des communes a désigné le premier dimanche de juin comme étant la Journée des Forces armées canadiennes « en reconnaissance de la contribution extraordinaire des Forces canadiennes tant au pays qu’à l’étranger »[1]. Sur le plan juridique, nous savons tous qu’un système juridique militaire existe en parallèle du système de justice de droit commun. Or, en quoi consiste ce système de justice militaire et pourquoi celui-ci est-il reconnu comme étant constitutionnel du point de vue de la Charte canadienne des droits et libertés[2]?
Dans cet article, nous traiterons de quatre décisions phares rendues par la Cour suprême du Canada qui valident la constitutionnalité du système de justice militaire en droit canadien.
Décisions
Nous aborderons les 4 décisions dans l’ordre chronologique dans lequel elles ont été rendues :
1980 : MacKay c. La Reine[3]
M. MacKay est un militaire qui a été reconnu coupable par une Cour martiale de six chefs d’accusation de trafic de stupéfiants. Les accusations étaient portées conformément à l’art. 120 de la Loi sur la défense nationale[4] (ci-après nommée la « Loi »). La question soumise à la Cour suprême du Canada dans cette décision était la suivante :
Est-ce qu’une poursuite militaire intentée en vertu de la Loi va à l’encontre de la Déclaration canadienne des droits[5] ?
Selon le soldat MacKay, la possibilité de porter à la fois une accusation contre un militaire devant une Cour martiale et à la fois devant un tribunal civil l’exposait à une dualité de poursuite ce qui était « insoutenable », car la compétence des tribunaux civils n’est jamais exclue en vertu de la Loi[6]. Il existe donc un risque de dédoublement des recours.
La Loi entraîne une différence de traitement entre le militaire et le civil. Par contre, le principe de l’égalité devant la loi n’interdit pas au Parlement d’adopter des lois qui ne s’appliquent qu’à une seule catégorie de personne. Donc, la Cour suprême confirme, en 1980, que presque toutes les infractions fédérales peuvent faire l’objet de poursuites dans le cadre du système de justice militaire et que cela se justifie dans le cadre d’une saine politique législative.
Le texte intégral de la décision est disponible ici.
1992 : R. c. Généreux[7]
Dans cette décision, l’accusé, un Caporal des Forces armées, a été reconnu coupable devant la Cour martiale de possession de stupéfiant et de désertion.
Dans cette décision, la question à laquelle la Cour suprême devait répondre était la suivante : Est-ce qu’une Cour martiale est un tribunal indépendant au sens de l’article 11d) de la Charte[8] ?
Voici comment la Cour répond à cette question :
Le Code de discipline militaire[9](ci-après nommé « CDM ») joue un rôle de nature publique du fait qu’il vise à punir une conduite précise qui menace l’ordre public, y compris tout acte punissable en vertu du Code criminel[10]. Comme le Caporal Généreux risquait l’emprisonnement, l’article 11 de la Charte[11] trouvait application.
La Cour s’exprime ainsi concernant les objectifs de ce système de justice parallèle :
« L’existence d’un système parallèle de droit et de tribunaux militaires, pour le maintien de la discipline dans les Forces armées, est profondément enracinée dans notre histoire et elle est justifiée par les principes impérieux analysés plus haut. C’est dans ce contexte qu’il faut interpréter le droit d’être jugé par un tribunal indépendant et impartial que garantit à l’accusé l’al. 11d) de la Charte. »[12]
Donc, le droit d’être jugé par un tribunal indépendant et impartial doit être interprété dans ce contexte et en adéquation avec l’article 11f) de la Charte[13] qui se lit comme suit :
« Tout inculpé a le droit :
[…]
f) sauf s’il s’agit d’une infraction relevant de la justice militaire, de bénéficier d’un procès avec jury lorsque la peine maximale prévue pour l’infraction dont il est accusé est un emprisonnement de cinq ans ou une peine plus grave;
[…] »
Les critères afin de déterminer si un tribunal est impartial et indépendant ont été élaborés par la Cour suprême dans l’arrêt Valente[14]. Les trois critères sont : l’inamovibilité du décideur, la sécurité financière du décideur et l’indépendance institutionnelle du tribunal relativement aux questions administratives qui ont un effet direct sur l’exercice de ses fonctions judiciaires. Pour prouver l’absence d’indépendance en vertu de l’article 11d) de la Charte[15], le demandeur n’a pas besoin de prouver l’absence réelle d’indépendance du tribunal. Il s’agit de déterminer si une personne raisonnable bien au fait de la constitution et de l’organisation de la Cour martiale percevrait ce tribunal comme étant indépendant[16].
La Cour en vient à la conclusion que la constitution de la Cour martiale telle qu’elle existait au moment du procès du Caporal Généreux ne respectait pas les exigences de la Charte[17], car le décideur ne disposait pas d’une inamovibilité suffisante et il ne jouissait pas d’une sécurité financière suffisante puisque son salaire était déterminé en partie selon une évaluation du rendement.
Néanmoins, les exigences de l’article 11 d) de la Charte[18] tiennent compte du contexte et le décideur n’a pas à être nommé jusqu’à la retraite nécessairement pour qu’on le considère validement indépendant. Par contre, son statut de décideur doit démontrer certaines garanties quant à son inamovibilité et face aux ingérences externes.
Le texte intégral de la décision est disponible ici.
2015 : R. c. Moriarity[19]
Dans cette décision plus récente, la Cour suprême devait répondre à la question suivante : Les articles 130 (1)(a) et 117 f) de la Loi violent-ils l’article 7 de la Charte[20]?
Ces articles prévoient des peines d’emprisonnement pour des infractions criminelles commises par des militaires.
Les articles 130 (1)(a) et 117 f) de la Loi[21] contreviennent au droit à la liberté des personnes assujetties au CDM qui est garanti par l’art. 7 de la Charte[22] :
« En conséquence, pour que ces dispositions respectent l’art. 7 de la Charte, la privation de liberté découlant de leur application doit être imposée conformément aux principes de justice fondamentale, plus précisément le principe interdisant les lois de portée excessive »[23].
La Cour en vient à la conclusion que les dispositions contestées n’ont pas une portée excessive et qu’elles se justifient en vertu de l’article premier de la Charte[24]. Les articles de la Loi[25] contestés dans cette décision ont pour objet le maintien de la discipline, de l’efficacité et du moral au sein des Forces armées canadiennes. Cet objectif est rationnellement lié au traitement des comportements criminels auxquels se livrent des militaires même lorsqu’ils ne sont pas en service.
Pour cette raison, les dispositions contestées seront jugées constitutionnelles[26].
Le texte intégral de la décision est disponible ici.
2019 : R. c. Stillman[27]
Finalement, la décision la plus récente que nous aborderons a été rendue en 2019. Le contexte est le suivant : les accusés ont tous été inculpés d’infractions militaires en application de l’art. 130 de la Loi[28]. Les accusés, tous des militaires, voulaient se prévaloir d’un procès devant jury tel que prévu par l’article 11 f) de la Charte[29]. Leurs arguments étaient à l’effet que l’exception militaire de cet article de la Charte[30] ne s’appliquait pas à eu puisqu’ils étaient accusés d’une infraction codifiée au Code criminel[31] et que la poursuite intentée en vertu de l’art. 130 de la Loi[32] faisait en sorte que leur situation relevait maintenant de la justice militaire et ne leur permettait donc pas de bénéficier d’un procès devant jury.
Selon la Cour, l’art. 130 de la Loi[33] n’est pas incompatible avec l’art. 11 f) de la Charte[34] puisque le gouvernement fédéral a validement adopté l’art. 130 de la Loi[35] en vertu de l’art. 91 (7) de la Loi constitutionnelle de 1867[36].
Lorsqu’une infraction civile grave est jugée comme étant une infraction d’ordre militaire suivant l’art. 130 de la Loi[37], elle peut entraîner l’application de l’art. 11 f) de la Charte[38].
Le système de justice militaire n’a jamais prévu de procès devant jury, mais prévoit un procès devant une Cour martiale générale composée d’un juge et d’un comité militaire. Le comité militaire représente la communauté militaire et le respect de la discipline et de l’efficacité :
« Des raisons valables justifient le choix d’un modèle spécifique de comité militaire, plutôt qu’un modèle de jury, par le système de justice militaire. Par exemple, le concept de « militaires jugés par des militaires » favorise le moral des troupes. Comme le souligne la professeure J. Walker, c’est le cas même lorsque l’infraction sous‑jacente est une infraction civile ordinaire prévue au Code criminel :
[traduction] L’esprit de corps dépend de la confiance que la conduite d’une personne, qui, selon les allégations serait contraire au Code de discipline militaire (même s’il s’agit d’une infraction qui est également prévue au Code criminel), sera évaluée par ceux qui connaissent bien les difficultés et les circonstances liées à la vie militaire en raison de leur expérience personnelle et dont la sensibilité aux exigences du Code découle d’un engagement continu à le respecter »[39].
D’un point de vue pratique, la Loi[40] prévoit qu’un procès peut être tenu à l’étranger, il serait impossible de former un jury composé de citoyen canadien à l’étranger.
Donc, l’exception militaire prévue à l’art. 11 f) de la Charte est de reconnaître et de confirmer l’existence d’un système de justice militaire distinct adapté aux besoins particuliers des Forces armées canadiennes et de préserver la réalité historique selon laquelle il n’y a jamais eu de procès avec jury dans les procès militaires au Canada. Les dispositions contestées sont donc constitutionnelles.
Le texte intégral de la décision est disponible ici.
Conclusion
Pour conclure, la validité d’un système de justice militaire parallèle au système de justice de droit commun a été reconnue à de multiples reprises par la plus haute cour de ce pays. Elle trouve son fondement dans la Constitution ainsi que dans la jurisprudence de la Cour suprême du Canada. En effet, en vertu du paragraphe 91(7) de la Loi constitutionnelle de 1867[41], le Parlement du Canada peut adopter des lois touchant « la milice, le service militaire et le service naval, et la défense du pays ».
De surcroît, la Charte reconnaît expressément l’existence d’un système distinct de justice militaire au sein du système judiciaire canadien en son article 11 f) de la Charte[42].
Les décisions de la Cour suprême indiquent les bases juridiques inhérents au système de justice militaire canadien, et la Cour considère qu’il a toute sa place dans un système libre et démocratique. Il s’agit d’un système qui nécessite une efficacité opérationnelle en contribuant au maintien de la discipline et de l’efficacité au sein des troupes tout en s’assurant que la justice soit administrée d’une façon respectueuse de la primauté du droit.
[1] Chambre des communes, « Affaires émanant des députés M-334 », Journaux, 1re session, 37e législature, 24 avril 2002.
[2] Charte canadienne des droits et libertés, annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.)
[3] MacKay c. La Reine [1980] 2 R.C.S. 370
[4] Loi sur la défense nationale, L.R.C., 1985, ch. N-5 (La Loi sur la défense nationale a été modifiée depuis cette décision. La disposition qui permet de poursuivre un militaire pour une infraction de droit commun est maintenant codifié à l’article 130 de la Loi)
[5] Déclaration canadienne des droits, S.C. 1960, ch. 44
[6] Supra note 4, art. 61 (maintenant art. 71 de la Loi)
[7] R. c. Généreux [1992] 1 R.C.S. 259
[8] Supra note 2, art. 11
[9] Supra note 4, partie III
[10] Code criminel, L.R.C., 1985, ch. C-46
[11] Supra note 2, art. 11
[12] Supra note 7, p. 293
[13] Supra note 2, art. 11
[14] Valente c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 673
[15] Supra note 4, partie III
[16] Supra note 7, p. 287
[17] Supra note 2, art. 11
[18] Ibid.
[19] R. c. Moriarity [2015] 3 R.C.S. 485
[20] Supra note 2, art. 7
[21] Supra note 4, art. 130 et 117
[22] Supra note 2, art. 7
[23] Supra note 19, par. 19
[24] Supra note 2, art. 1
[25] Supra note 4
[26] Supra note 2, art. 7
[27] R. c. Stillman [2019] 3 R.C.S. 144
[28] Supra note 4, art. 130
[29] Supra note 2, art. 11
[30] Ibid.
[31] Supra note 10
[32] Supra note 4, art. 130
[33] Ibid
[34] Supra note 2, art. 11
[35] Supra note 4, art. 130
[36] Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Victoria, ch. 3 (R.-U.)
[37] Supra note 4, art. 130
[38] Supra note 2, art. 11
[39] Supra note 26, par. 70
[40] Supra note 4, art. 68
[41] Supra note 35
[42] Supra note 2, art. 11
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