Profilage racial : désobligeance pas toujours synonyme de discrimination
Par Sophie Estienne, avocate et Sarah-Maude Rousseau, étudiante à l'Université de Montréal
Dans Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (Sam) c. 9377-1905 Québec inc., 2022 QCTDP 3, le Tribunal se penche sur une allégation de discrimination fondée sur la race et la couleur de la plaignante et rappelle qu’un comportement désobligeant et blessant envers une personne racisée ne constitue pas nécessairement du profilage racial. En effet, le Tribunal conclut qu’il n’y a pas eu de discrimination en l’espèce[1].
Contexte
Le 15 janvier 2019, Mme Kianna Sam, femme noire originaire de l’archipel des Grenadines, se rend au dépanneur du défendeur, M. Jianli Liu, accompagnée de ses enfants. Son benjamin tient dans ses mains un sac de croustilles du commerce. Une fois à la caisse, Mme Sam remet à M. Liu de l’argent comptant pour payer. Voulant acheter un item en plus et n’ayant plus assez d’argent comptant, elle demande à M. Liu de lui remettre son argent pour qu’elle paye avec sa carte bancaire[2]. M. Liu prend alors brusquement le sac de croustilles des mains du garçon de Mme Sam, craignant qu’on ne lui paye pas sa marchandise, et demande à Mme Sam de quitter le magasin avec ses fils. À la suite d’une discussion animée, M. Liu menace d’appeler la police. Entretemps, le fils aîné de Mme Sam entre dans le dépanneur, mais, incommodé par la dispute, sort du commerce. Croyant à un vol, M. Liu le suit et lui ordonne de lui remettre sa marchandise. La police arrive et met un terme à la dispute. Mme Sam a voulu porter plainte, mais on lui a suggéré de s’adresser à la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (ci-après «Commission»).
Le 14 février 2019, Mme Sam porte plainte à la Commission. La plainte concerne une allégation de discrimination fondée sur la race et la couleur[3]. Après enquête, la Commission arrive à la conclusion que « la plaignante a été victime de traitements différenciés ou inhabituels de la part du propriétaire du dépanneur du fait, notamment, de son appartenance à un groupe protégé par la Charte[4] » et saisit alors le Tribunal des droits de la personne (ci-après «Tribunal»)[5].
Décision
La Commission, qui agit pour Mme Sam, réclame à la défenderesse, 9377-1905 Québec inc., une somme de 8 000 $ en dommages-intérêts compensatoires et 2 000 $ en dommages-intérêts punitifs[6]. La Commission soutient que M. Liu s’est livré à du profilage racial envers Mme Sam en refusant de lui vendre des biens et en lui ordonnant de sortir de son commerce[7], en contravention des articles 4, 10, 12 et 15 de la Charte.
De son côté, la défenderesse plaide avoir agi ainsi parce que Mme Sam ne surveillait pas adéquatement ses fils, compromettant la politique selon laquelle tout item doit être payé avant d’être consommé.
En tant que partie demanderesse, la Commission a un triple fardeau de la preuve, fardeau requis par l’article 10 de la Charte. Elle doit apporter la preuve prépondérante (1) d’une distinction, exclusion ou préférence, (2) fondée sur l’un des motifs énumérés au premier alinéa et (3) qui a pour effet de détruire ou de compromettre le droit à la pleine égalité dans la reconnaissance et l’exercice d’un droit ou d’une liberté de la personne[8].
- Distinction/exclusion
À cette première étape, la Commission doit prouver qu’il y a eu une différence de traitement, ce qui signifie que la conduite de M. Liu a touché Mme Sam d’une manière différente par rapport à d’autres personnes[9]. Habituellement, une personne qui entre dans un dépanneur pour s’y procurer des biens de consommation ne s’attend pas à ce qu’on l’invite à quitter les lieux sans lui permettre de compléter ses achats. Le Tribunal convient que le premier élément est prouvé.
- Les motifs prohibés
À la deuxième étape, la Commission doit prouver que la distinction ou l’exclusion subie par la plaignante est liée à l’un des motifs de discrimination de l’article 10 de la Charte. Comme la Commission a uniquement mentionné la race et la couleur dans sa résolution, seuls ces deux motifs sont examinés par le Tribunal[10]. Le Tribunal procède alors à une analyse des faits, pour en venir à la conclusion que le comportement de M. Liu s’explique par sa crainte subjective de voir sa marchandise consommée ou dérobée à son insu. On peut lire : « Le fait que l’identité unique d’une personne puisse se décliner à travers plusieurs des caractéristiques personnelles ciblées par l’article 10 de la Charte n’emporte pas une présomption que le traitement cavalier, indélicat ou rustre qu’un commerçant lui réserve est forcément discriminatoire »[11]. Le Tribunal reconnait donc que M. Liu a eu une réaction disproportionnée en raison de sa « crainte presque obsessive d’être victime de vol »[12], mais conclut que cette conduite n’était pas liée à l’un ou l’autre des motifs de discrimination allégués, soit la race ou la couleur de Mme Sam.
Le Tribunal conclut donc que la Commission n’a pas démontré par prépondérance de preuve que M. Liu a agi de façon discriminatoire envers Mme Sam. En conséquence, le Tribunal rejette la demande[13].
Commentaire
Dans cette décision, le Tribunal vient préciser qu’il ne faut pas voir du profilage racial et de la discrimination dans toute action désobligeante posée à l’encontre d’une personne racisée. En effet, il arrive que de tels comportements, aussi maladroits et inappropriés soient-ils, ne soient pas basés sur les caractéristiques de la personne en question.
Le texte intégral de la décision est disponible ici.
[1] Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (Sam) c. 9377-1905 Québec inc., 2022 QCTDP 3, par. 89.
[2] Ibid., par. 14.
[3] Ibid., par. 25.
[4] Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ, c. C-12 (ci-après «Charte»).
[5] Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (Sam) c. 9377-1905 Québec inc., 2022 QCTDP 3, par. 26.
[6] Ibid., par. 1.
[7] Ibid., par. 28.
[8] Ibid., par. 32.
[9] Ibid., par. 35.
[10] Ibid., par. 52.
[11] Ibid., par. 81.
[12] Ibid., par. 82.
[13] Ibid., par. 89.
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