Affaire Paletta: une clarification de bon augure sur la notion d’exploitation d’entreprise
Par Thibault Declercq, avocat
Dans une affaire récente, Canada c. Paletta (2022 CAF 86)[1], la Cour d’appel fédérale (« C.A.F. ») a confirmé les principes énumérés par l’arrêt Stewart[2] et a infirmé la décision de la Cour canadienne de l’impôt (« C.C.I. »). En effet, depuis quelques décennies, la notion d’exploitation d’entreprise est au cœur des débats juridiques. L’affaire Paletta permet ainsi, compte tenu du contexte dans lequel se sont inscrites les opérations du contribuable, de réitérer les enseignements tirés de l’arrêt Stewart.
Contexte
Au cours des années d’imposition de 2000 à 2007, M. Paletta a perçu des revenus d’environ 38 millions de dollars. Pour réduire son impôt, ce dernier s’assurait de subir des pertes fiscales suffisantes par la réalisation d’opérations de change. Le montant des pertes fiscales s’élevait à 37 millions de dollars ce qui lui permettait ainsi de déduire lesdites pertes fiscales à l’encontre desdits gains (par. 2).
Pour mieux comprendre les activités de M. Paletta et le fonctionnement des opérations de change au cœur de ce litige, l’honorable juge en chef Noël énonce ce qui suit (par. 6) :
De façon générale, suivant son plan, M. Paletta a conclu des paires de contrats avec des bureaux de courtage, par lesquels il s’engageait simultanément à acheter et à vendre des montants équivalents d’une devise étrangère, et ce à différentes dates très rapprochées à venir (dates de valeur). À mesure que le cours de la devise fluctuait, un des deux contrats passait en position de gain, et l’autre en position de perte. Avant la fin de l’année d’imposition, M. Paletta réalisait la portion équivalant à une perte, cristallisant du même coup la perte aux fins d’imposition. La portion équivalant au gain, quant à elle, était cristallisée au début de l’année d’imposition suivante. Grâce à cette stratégie de décalage, M. Paletta a structuré ses contrats de change de telle sorte que, bien que les montants transigés se contrebalançaient, l’un des deux donne lieu à une perte au cours de la première année et l’autre, à un gain correspondant l’année suivante.
En première instance, M. Paletta et la succession soutiennent que les opérations de change constituaient des opérations qui avaient pour but la recherche de profits. Par conséquent, ils estimaient que les pertes subies constituaient des pertes d’entreprise (par. 10). Ces pertes d’entreprise pouvaient donc être déduites à l’encontre de son revenu.
Ils corroboraient leurs prétentions en précisant que le profit était réalisé par la fluctuation du différentiel des taux d’intérêt, c’est-à-dire la différence entre les intérêts qu’ils payaient et ceux qu’ils récoltaient et ce, quand bien même le rendement de leurs opérations était faible (par. 11).
En revanche, la Couronne a estimé que les opérations de change s’apparentaient à un trompe-œil, un artifice et à des opérations dépourvues d’effet juridique (par. 29) et que lesdites opérations ne donnent lieu à aucune source de revenus. La Couronne ajoute que lesdites opérations ne constituaient pas non plus une entreprise puisque l’objet des opérations était l’évitement fiscal (par. 26) et que M. Paletta n’était pas animé par l’intention de tirer profit de ses opérations de change (par. 24).
A ce titre, le ministre refuse la déduction des pertes fiscales à l’encontre de son revenu et émet une nouvelle cotisation après la période normale de nouvelle cotisation afin de rejeter la déduction des pertes (par. 9 ; 26). En outre, pour chaque année visée par la nouvelle cotisation, des pénalités pour faute lourde ont été imposées.
Dans la décision du 18 février 2021, la C.C.I. a considéré que M. Paletta ne manifestait aucune intention de tirer profit de ses opérations et que lesdites opérations s’apparentaient à de l’évitement fiscal (par. 16). Toutefois, elle conclut que les opérations de change constituaient tout de même une entreprise (par. 19) et qu’à ce titre, M. Paletta était à bon droit de déduire ses pertes, ce qui semble être en contradiction avec les principes énumérés par Stewart.
Ainsi, l’honorable juge en chef Noël est amené à se prononcer sur les questions suivantes :
- Les opérations de change à terme effectuées par M. Paletta constituent-elles une source de revenus au sens de l’article 3a) de la Loi de l’impôt sur le revenu[3]?
- Le ministre était-il à bon droit d’émettre de nouvelles cotisations établies en dehors de la période normale de cotisation ?
Décision
La C.A.F. débute son analyse en évoquant les principes fondamentaux du droit fiscal. Elle mentionne d’abord que pour qu’il y ait une imposition, il faut du revenu. À ce titre, elle réaffirme qu’il ne peut exister de revenu sans source de revenu, tel qu’il ressort de l’article 3 L.I.R. et sous réserve de la section C de la L.I.R. (par. 30). Elle note que de manière corollaire une perte doit se rapporter à une source afin d’être déduite dans le calcul du revenu d’un contribuable.
C’est précisément l’interprétation de l’arrêt Stewart par la C.C.I., selon laquelle une activité de nature commerciale constitue une source de revenus même lorsque cette activité ne vise pas la recherche de profit, qui a mené la C.A.F. à réagir.
En effet, et à juste titre, la C.A.F. rappelle les critères énumérés par l’arrêt Stewart pour trancher la question de la « source de revenus » aux fins de l’article 9 L.I.R. Dans l’arrêt Stewart, la Cour suprême avait développé une méthode à deux volets pour distinguer les activités commerciales des activités personnelles. Cette méthode s’articule comme suit (par. 35) :
1. L’activité du contribuable est-elle exercée en vue de réaliser un profit, ou s’agit-il d’une démarche personnelle?
2. S’il ne s’agit pas d’une démarche personnelle, la source du revenu est-elle une entreprise ou un bien?
Dans le cadre du premier volet, l’analyse consiste à déterminer s’il existe une source de revenus. En effet, si aucun aspect personnel n’est démontré, l’activité est commerciale et sera donc nécessairement exercée en vue de réaliser un profit (par. 35). Cependant, cette détermination n’est pas aussi évidente puisqu’il est possible que certaines activités comportent certains aspects personnels. Ainsi, il faut se demander si les activités sont suffisamment commerciales pour caractériser la source de revenus.
Dans le cadre du deuxième volet, ce dernier consiste à se demander si la source de revenus est soit d’entreprise ou de bien.
Cette nouvelle méthode avait alors comme but d’abandonner le critère de l’expectative raisonnable de profit qui était appliqué par les tribunaux pour déterminer si une activité constitue une entreprise. À ce sujet, la C.A.F. s’exprime comme suit (par. 34) :
Dans l’arrêt Stewart, la Cour suprême cherchait à abandonner le critère de l’expectative raisonnable de profit (le critère de l’ERP). À l’origine, ce critère était rattaché à une disposition légale précise, mais, au fil du temps, son application a été élargie à toutes sortes de situations pour déterminer si une activité emportait une source de revenu ou si le contribuable poursuivait plutôt une démarche personnelle, généralement un passe-temps (Moldowan c. La Reine, [1978] 1 R.C.S. 480, 1977 CanLII 5). Tout particulièrement, la Cour suprême ne voyait pas d’un bon œil le fait que les juges, en appliquant ce critère, évaluaient avec du recul les décisions commerciales des contribuables visés et mettaient souvent en doute le sens des affaires de ces derniers, un rôle pour lequel les juges n’étaient ni bien outillés ni mieux placés que les contribuables dont ils scrutaient les actes (Stewart, par. 44 à 47). Fondamentalement, le critère de l’ERP, qui n’est pas prévu dans la Loi à titre de critère autonome d’application générale, avait fini par remplacer la définition de common law acceptée depuis longtemps de ce qui constitue une entreprise, suivant laquelle il s’agit simplement d’une activité qui a pour objet la recherche de profits (Stewart, par. 38 citant Smith v. Anderson (1880), 15 Ch. D. 247 (C.A.), p. 258; Terminal Dock and Warehouse Co. c. M.N.R., [1968] 2 R.C. de l’É. 78, [1968] C.T.C. 78, conf. par [1968] R.C.S. vi, 68 D.T.C. 5316).
Dans l’arrêt Stewart, la Cour suprême a mis en exergue la recherche de profit dans l’analyse permettant de déterminer si une activité était constitutive d’une entreprise et renoue avec la définition d’entreprise bien établie en droit privé anglais (par. 39). Autrement dit, cette méthode visait surtout à lier la source de revenus à une activité exercée en vue de réaliser un profit.
En l’espèce, la C.A.F. souligne que l’activité en question ne présentait pas de caractère commercial, mais présentait uniquement un « air d’activité commerciale ». La C.A.F. conclut que l’activité n’était pas exercée en vue de réaliser un profit, et conséquemment, ne pouvait être une source de revenus (par. 36). D’ailleurs, la C.A.F. précise que les opérations de change donnaient l’impression qu’elles étaient de nature commerciale alors qu’en réalité la seule activité qu’exerçait M. Paletta consistait à éviter de payer des impôts (par. 53).
Ainsi, la C.A.F. considère que la C.C.I. a adopté une interprétation différente des considérations posées dans l’arrêt Stewart puisqu’elle a conclu en l’existence d’une entreprise et de surcroît à une source de revenu et ce, quand bien même la C.C.I. reconnaissait que les opérations de change ne manifestaient aucune volonté de tirer profit (par. 37 ; 38).
De plus, l’honorable juge en chef Noël doit également vérifier si le ministre était en mesure d’émettre de nouvelles cotisations établies en dehors de la période normale de cotisation et de surcroît si la pénalité se justifiait.
En vertu du sous-alinéa 152(4)a)i L.I.R., une nouvelle cotisation peut être émise au-delà de la période normale si le ministre est en mesure de prouver qu’une présentation erronée des faits par « négligence, inattention, ou omission volontaire » est caractérisée (par. 63 ; 65).
Il appert, compte tenu de la preuve présentée, que M. Paletta avait été averti qu’un avis juridique était fortement recommandé. Or, M. Paletta s’est fié aux conseils verbaux obtenus de différents avocats fiscalistes dans le cadre de rencontres impromptues (par. 75 ; 76 ; 77 ; 78 ; 79 ; 83).
L’honorable juge en chef Noël précise (par. 83) :
Aucun avocat fiscaliste moindrement compétent n’aurait sanctionné le plan de M. Paletta de présenter ses opérations de change comme étant une entreprise s’il avait su que celles-ci étaient non pas effectuées dans le but d’en tirer un profit, mais dans le seul but de générer des pertes afin d’éviter d’avoir à payer de l’impôt.
En définitive, en ne sollicitant pas d’opinion formelle, M. Paletta a donc fait preuve d’indifférence ou d’aveuglement volontaire quant à la validité juridique de son plan (par. 92). Si tous les faits avaient été communiqués dans le cadre d’une opinion formelle, la question de la source n’aurait pu être évitée (par. 84).
En conclusion, les pertes réalisées par M. Paletta n’étaient pas déductibles aux fins de l’impôt sur le revenu et l’imposition de pénalités pour négligence grave était justifiée.
Commentaires
L’affaire Paletta s’inscrit pleinement dans les pas de la décision de principe de l’arrêt Stewart et confirme que la recherche du profit est inhérente à l’exploitation d’une entreprise. Si l’intention de générer un profit est caractérisée, la déduction des pertes fiscales est permise à l’encontre du revenu. L’expectative raisonnable de profit mis en exergue dans l’affaire Moldowan[4] n’est plus le critère de détermination d’une source de revenus.
La jurisprudence fiscale canadienne semble désormais bien établie à ce sujet.
Le jugement de la Cour canadienne de l’impôt est disponible ici.
Le jugement de la Cour d’appel fédérale est disponible ici.
[1] Canada c. Paletta, 2022 CAF 86 (« Paletta »).
[2] Stewart c. Canada, [2002] 2 R.C.S. 645 (« Stewart »).
[3] Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. (1985), ch.1 (5e suppl.) (« L.I.R. »).
[4] Moldowan c. La Reine, [1978] 1 R.C.S. 480 (« Moldowan »).
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