Le dispendieux contrat à titre gratuit et la présomption de fraude de l’action paulienne
Par Antoine Hammam, avocat
L’arrêt 9386-1565 Québec inc. c. St-Arneault, 2022 QCCA 921, relate l’histoire d’un aigre litige familial et d’un père qui tente, par tous moyens, de se soustraire de sa dette envers ses enfants. Malgré cette triste toile de fonds, le litige est une bonne illustration du jeu des présomptions de fraude en matière d’action paulienne et un rappel pratique des principes sous-jacents de ce recours.
Contexte
En 2010, Marcel St-Arneault et ses deux enfants, les intimés Karine et Robin St-Arneault, acquièrent ensemble 3 immeubles locatifs, dont deux à Montréal et le troisième à Joliette. L’acquisition est financée par un prêt de la Caisse populaire Desjardins de Sault-au-Récollet (la « Caisse ») garanti par hypothèques sur les trois immeubles.
Le litige entre les parties nait en 2017, alors que Marcel St-Arneault désire mettre fin à l’indivision. Des procédures judiciaires sont intentées de part et d’autre et résultent ultimement en un règlement, par lequel Marcel St-Arneault s’engage à acheter les parts indivises de ses enfants pour 150 000$ payables au plus tard le 1er octobre 2018.
Malgré le règlement, Marcel St-Arneault refuse d’obtempérer à l’échéance en alléguant son impossibilité de financer l’acquisition projetée, sans pour autant soumettre de preuves à l’appui. Quoique Karine et Robin St-Arneault obtiennent l’homologation de la transaction par jugement, Marcel St-Arneault maintient son refus de passer titre.
Il s’ensuit une action en passation de titre et en dommages pour abus lancée par les intimés contre leur père, laquelle aboutit à deux jugements rendus par le juge Lukasz Granosik, j.c.s. Le premier jugement, rendu le 30 octobre 2019 selon le consentement des parties, déclare Marcel St-Arneault unique propriétaire des immeubles et constate sa dette de 150 000$ envers les intimés. Le deuxième jugement, rendu le 9 décembre 2019, condamne le père à payer 30 000$ pour abus de procédures envers ses enfants.
Le 30 octobre 2018, soit un peu plus d’un an avant les jugements du juge Granosik, Marcel St-Arneault avait hypothéqué ses parts indivises dans les trois immeubles en faveur de l’appelante, 9386-1565 Québec inc. (« 9386 »), à l’insu de ses enfants et pour garantir un prêt de 50 000$.
En janvier 2019, 9386 paye et se subroge à la Caisse après que cette dernière a inscrit des préavis d’exercice de ses droits hypothécaires sur deux des trois immeubles. L’appelante devient alors créancière de premier rang sur les immeubles. Les intimés ne sont toujours pas avisés de ces démarches, bien qu’ils demeurent copropriétaires.
Quelques jours après le deuxième jugement du juge Granosik, soit le 17 décembre 2019, 9386 fait inscrire des préavis d’exercice de ses droits hypothécaires en prise en paiement contre les trois immeubles. Ayant eu vent de ces inscriptions, les intimés obtiennent, le 5 février 2020, une saisie avant jugement sur chacun des immeubles dans une tentative de protéger leur créance. Cela n’empêche pas Marcel St-Arneault de délaisser volontairement les trois immeubles à l’appelante, douze jours après la saisie par les intimés.
Le lendemain du délaissement volontaire, les intimés rétorquent avec une action paulienne afin de faire déclarer ledit délaissement inopposable à leur égard. Importunée par la saisie et anticipant un long processus judiciaire alors qu’elle désire vendre les immeubles rapidement, 9386 accepte de consigner 210 000$ chez un notaire dont le sort sera déterminé par la décision finale de la Cour supérieure sur la demande en inopposabilité des intimés.
Le juge Patrick Buchholz, j.c.s., saisi du fonds de l’action, accueille la demande en inopposabilité des intimés après avoir conclu à la fraude de Marcel St-Arneault, lequel a mis en œuvre un stratagème orchestré de longue date afin de dépouiller ses enfants de leur argent.
Le juge Buchholz applique la présomption de l’article 1632 C.c.Q. pour conclure à la fraude de Marcel St-Arneault et à la mauvaise foi de 9386. Le juge conclut, par ailleurs, que la présomption de l’article 1633 C.c.Q. peut également prendre application, en ce que « la contrepartie reçue est ici très largement inférieure à la contrepartie donnée et il y a alors présomption de fraude »[1].
Les conditions d’ouverture de l’action paulienne étant satisfaites, le juge Buchholz déclare les actes de délaissement volontaire inopposables aux intimés et donne comme directives au notaire dépositaire de décaisser les sommes qu’il détient en faveur de Karine et Robin St-Arneault, conformément à son jugement.
Décision
L’appel est mu par 9386, qui soulève trois arguments à l’encontre du jugement de première instance:
- Le juge aurait erré en déclarant inopposables aux intimés les délaissements volontaires sans que ceux-ci n’aient par ailleurs attaqué la validité des prêts hypothécaires;
- Le juge aurait erré en appliquant les présomptions des articles 1632 et 1633 C.c.Q. puisque l’appelante serait étrangère à la fraude de Marcel St-Arneault envers ses enfants;
- Le recours des intimés serait prescrit, ayant été introduit après le délai de déchéance d’un an établi par l’article 1635 C.c.Q.
La Cour d’appel ne se prononce pas sur le premier moyen, ne l’estimant pas fatal au recours des intimés en ce que ces derniers ne cherchaient pas à empêcher la vente des immeubles ou l’exercice du recours hypothécaire de l’appelante, mais simplement le décaissement des 210 000$ déposés chez le notaire par cette dernière. En obiter, la Cour ajoute que « tant la procédure écrite que les représentations lors de l’audience en Cour supérieure sont suffisantes pour inférer que les intimés attaquaient en fait l’intégralité des actes posés, soit l’hypothèque, le préavis et l’acte de délaissement » (par. 49).
La Cour essuie également assez rapidement le troisième moyen, celui de la déchéance, en déférant à la conclusion du juge d’instance selon laquelle les intimés « ont eu connaissance de la nature frauduleuse des démarches visant à soustraire les immeubles du patrimoine de leur père, au moment des délaissements et non pas lorsqu’ils ont appris l’existence de 9386 subrogée aux droits de la Caisse » (par. 50).
C’est donc sur le deuxième moyen que la Cour s’attarde, en commençant par écarter la présomption de l’article 1632 C.c.Q. retenue par le juge d’instance :
1632. Un contrat à titre onéreux ou un paiement fait en exécution d’un tel contrat est réputé fait avec l’intention de frauder si le cocontractant ou le créancier connaissait l’insolvabilité du débiteur ou le fait que celui-ci, par cet acte, se rendait ou cherchait à se rendre insolvable.
Selon la Cour, « la preuve est insuffisante pour démontrer ou inférer la mauvaise foi de 9386 dans le stratagème frauduleux » (par. 32). Elle rappelle que, malgré l’usage du terme « réputé » par l’article 1632 C.c.Q., « le tiers ayant connaissance de l’état d’insolvabilité atteinte ou même recherchée de son débiteur conserve le droit démontrer sa bonne foi » (par. 32) et peut donc renverser la présomption de fraude établie contre lui.
Malgré son désaccord avec le juge du procès sur ce point, la Cour estime que cela n’est pas suffisant pour infirmer le jugement entrepris compte tenu des principes de l’article 1633 C.c.Q. :
1633. Un contrat à titre gratuit ou un paiement fait en exécution d’un tel contrat est réputé fait avec l’intention de frauder, même si le cocontractant ou le créancier ignorait ces faits, dès lors que le débiteur est insolvable ou le devient au moment où le contrat est conclu ou le paiement effectué.
En effet, selon cet article, « la mauvaise foi ou la complicité du tiers n’est pas une considération […]. Seule l’intention frauduleuse du débiteur suffit » (par. 36).
La cour rappelle les deux conditions nécessaires à l’application de cet article, soit :
- L’insolvabilité atteinte ou recherchée du débiteur;
- L’acte frauduleux est à titre gratuit.
L’insolvabilité de Marcel St-Arneault n’étant pas contestée, et même admise par ce dernier, la satisfaction du premier critère est assez succinctement confirmée.
Quant à la deuxième condition, la Cour d’appel ratifie le raisonnement du premier juge qui avait conclu que les actes de délaissement volontaire constituaient une libéralité envers 9386. En effet, malgré le fait que les délaissements aient été consentis en paiement de la dette de Marcel St-Arneault :
« [42] Il est reconnu par la doctrine et la jurisprudence que le caractère gratuit de l’acte doit recevoir une interprétation large et libérale qui inclut non seulement l’acte fait sans aucune contrepartie, mais aussi celui pour lequel la contrepartie est nettement inférieure à la prestation reçue. »
Le juge Buchholz avait conclu dans les circonstances de l’espèce que « la contrepartie reçue est ici très largement inférieure à la contrepartie donnée », n’ayant « aucune commune mesure » entre la dette due à 9386 et la valeur des immeubles. En effet Marcel St-Arneault avait cédé des immeubles d’une valeur de 1 600 000$ en retour d’une quittance de 750 000$. Ainsi, vu cette différence de valeurs, les délaissements volontaires équivalent à une libéralité au sens de l’article 1633 C.c.Q. :
« [46] […] L’assise juridique sur laquelle repose cette conclusion, soit qu’un acte peut être à titre gratuit pour partie et à titre onéreux pour une autre et peut alors être scindé et être inopposable pour sa partie qui constitue l’enrichissement au profit du tiers aux dépens des créanciers, a été reconnue par la Cour. Il n’y a pas là matière à intervention. »
C’est sur cette assise que la Cour rejette l’appel de 9386, ajoutant un argument d’équité, selon lequel l’appelante ne devrait pas bénéficier de la fraude de Marcel St-Arneault au détriment des intimés, alors qu’elle n’encourt qu’un manque à gagner, contrairement aux intimés qui auraient subi un perte financière importante.
Commentaire
Cette décision de la Cour d’appel illustre bien le mécanisme de mise en œuvre des présomptions des articles 1632 et 1633 C.c.Q. alors que la Cour est appelée à se pencher sur l’application des deux dispositions.
D’abord, la Cour rappelle que la présomption édictée par l’article 1632 C.c.Q. demeure réfragable malgré l’usage du mot « réputé » par le législateur. Ainsi, le tiers qui connait l’état d’insolvabilité atteinte ou recherchée de son co-contractant et qui se voit donc imputer une présomption de mauvaise foi par cet article, conserve le droit de repousser cette présomption en établissant sa bonne foi.
Quant au tiers, même de bonne foi, qui tente de profiter d’une occasion en or en concluant un acte qui paraît lui être disproportionnellement bénéfique, il risque de voir ses gains réduits ou même anéantis par l’effet de l’article 1633 C.c.Q. si son débiteur se révélait être insolvable. Le contrat qui semblait être une aubaine lui révèlera alors ses couts cachés.
Le texte intégral de la décision est disponible ici.
[1] St-Arneault c. St-Arneault, 2021 QCCS 1373, par. 39.
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