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Angelica Brachelente
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10 Août 2022

Affaire Dis son nom : la Cour d’appel confirme la décision rejetant la demande d’anonymat

Par Angelica Brachelente, avocate

Récemment, la Cour d’appel du Québec[1] a maintenu la décision de la Cour supérieure rendue en février 2021[2] qui rejetait la demande d’anonymat de l’une des administratrices du site internet « Dis son nom » (ci-après « DSN »). Dans la même décision, la Cour a également rejeté la demande de permission de faire appel d’une ordonnance obligeant les administratrices à communiquer les dénonciations reçues jusqu’en août 2020 par DSN de la part des victimes alléguées.

CONTEXTE 

À la suite de la diffusion d’une liste de personnes présumées avoir commis des gestes à caractère sexuel non consensuels et contenant le nom de l’intimé, celui-ci a poursuivi la société de personnes DSN en diffamation. S’inscrivant dans le contexte de cette poursuite, les appelantes se sont pourvues contre deux ordonnances. La première ordonnance obligeait A.A, une des administratrices, d’utiliser son nom dans le cadre des procédures. La deuxième ordonnait à DSN de transmettre à l’intimé les dénonciations reçues jusqu’en août 2020 en caviardant le nom des victimes alléguées de même que les noms des personnes dénoncées[3].

Pour rappel, en pleine vague du mouvement #MoiAussi de l’été 2020, les appelantes créent le site web dont les objectifs sont de « libérer la parole des victimes et protéger la société des prédateurs·rices allégué·e·s. »[4]. Y est alors affichée une liste de noms de personnes présumées ayant commis des gestes à caractère sexuel non consentis.

En 2005, la Cour supérieure a rejeté une demande d’anonymat d’une personne dont le nom figure sur cette liste[5] et rappela qu’une ordonnance d’anonymat n’est généralement pas accordée dans le cadre d’une action en diffamation. En effet, les intérêts individuels du présumé agresseur ne priment pas sur le principe fondamental selon lequel les débats judiciaires revêtent un caractère public[6].

DÉCISION

Les appelantes reprochent à la juge de première instance d’avoir premièrement erré dans son application du test établi dans Dagenais c. Société Radio-Canada[7] et R. c. Mentuck[8] relativement à la demande de conservation d’anonymat et deuxièmement d’avoir accordé l’ordonnance de communication des documents[9].

Motifs de la décision

La Cour d’appel s’est donc penchée sur deux questions en litige.

  1. La juge de première instance a-t-elle erré dans son application du test des arrêts Dagenais/Mentuck ?

Pour avoir droit à l’anonymat, la personne qui la demande doit satisfaire aux critères du test établi dans les arrêts Dagenais et Mentuck. Ce test fut récemment reformulé dans l’arrêt Sherman (Succession) c. Donovan[10], sous la plume du juge Kasirer :

[38] […] Pour obtenir gain de cause, la personne qui demande au tribunal d’exercer son pouvoir discrétionnaire de façon à limiter la présomption de publicité doit établir que :

1) la publicité des débats judiciaires pose un risque sérieux pour un intérêt public important ;

2) l’ordonnance sollicitée est nécessaire pour écarter ce risque sérieux pour l’intérêt mis en évidence, car d’autres mesures raisonnables ne permettront pas d’écarter ce risque ; et

3) du point de vue de la proportionnalité, les avantages de l’ordonnance l’emportent sur ses effets négatifs.[11]

Rappelons que dans ce dernier arrêt, la Cour suprême a réitéré que le test des limites discrétionnaires à la publicité présumée des débats judiciaires est un test à deux étapes, soit l’étape de la nécessité et celle de la proportionnalité[12].  

C’est essentiellement le test qu’a codifié l’article 12 C.p.c. en prévoyant ainsi l’exception au principe de la publicité édicté à l’article 11 C.p.c. Cette exception réfère expressément à la protection de la dignité des personnes concernées par une demande ou à la protection d’intérêts légitimes importants[13].

Ainsi, le fait d’avoir été victime d’agression sexuelle ou de harcèlement peut donner ouverture à une protection d’anonymat[14]. Toutefois, cette victime devra :

[63] […] faire la démonstration que le dévoilement de son identité, en raison des informations sensibles en lien avec les allégations des procédures qui concernent le récit d’agressions sexuelles, pose un risque sérieux d’atteinte à sa vie privée et à sa dignité et ne touche pas seulement son intérêt privé, mais constitue également un risque sérieux pour un intérêt public à la confidentialité important. Au surplus, elle devra établir que le risque ne peut être écarté par des mesures raisonnables et que les avantages de l’ordonnance d’anonymat l’emportent sur ses effets négatifs.

Il s’agit là d’une démarche exceptionnelle[15].

Or, en l’espèce, la Cour d’appel considère que l’appelante A.A n’en a pas fait la démonstration et rappelle dans l’affaire qui nous occupe qu’elle n’allègue pas avoir été agressée sexuellement par l’intimé[16]. Ce dernier la poursuit en dommages-intérêts pour atteinte à sa réputation en raison de son rôle d’administratrice de DSN, et « non pas à titre de dénonciatrice d’abus qu’il aurait commis à son endroit ou pour la dissuader de porter plainte contre lui[17] ».

Pour la juge, le fait que A.A. ait été elle-même une victime ne lui donne pas un droit automatique à l’anonymat[18] et les faits entourant son agression sexuelle – qu’elle a choisi de relater – ne sont pas essentiels à l’argument principal de sa défense, qui consiste à invoquer l’intérêt public de dénoncer les agressions vécues par d’autres[19].

Ainsi, la Cour considère que la juge de première instance n’a pas commis d’erreur. La première étape du test visant à démontrer la présence d’un risque sérieux pour l’intérêt public de confidentialité important n’ayant pas été franchie, la juge conclut qu’il n’y a pas lieu d’analyser en détail le deuxième volet du test qui traite de la balance des inconvénients de l’ordonnance[20].

La juge affirme qu’il ne s’agit pas de priver l’appelante d’un moyen de défense à un stade préliminaire, mais plutôt de permettre un débat transparent dans le respect du principe de la publicité des débats judiciaires[21].

  1. La juge de première instance a-t-elle erré en ordonnant la communication des dénonciations faites jusqu’en août 2020 ?

La juge de la Cour d’appel mentionne que la détermination du bien-fondé de l’ordonnance de communication est tributaire d’une autorisation préalable de faire appel de cette ordonnance qu’aucune des parties n’aborde dans leur mémoire[22]. Elle considère donc qu’il n’est pas opportun d’accorder la permission d’interjeter appel de cette ordonnance. La juge rappelle que l’ordonnance de transmission des dénonciations et le caviardage des noms sur la base du principe de pertinence n’en sont pas une de droit nouveau ni de droit public ou substantiel[23]. Il est également rappelé que les mesures qui ont été prises par la juge pour préserver l’anonymat des victimes alléguées font qu’il n’est pas non plus nécessaire de trancher présentement la question en jeu[24].

CONCLUSION

Pour l’ensemble de ces motifs, la Cour d’appel a donc réitéré les limites du droit à l’anonymat en réaffirmant son caractère exceptionnel face au principe fondamental de la publicité des débats judiciaires.

Le texte intégral de la décision est disponible ici.


[1] Dis Son Nom c. Marquis, 2022 QCCA 841.

[2] La décision de première instance fut résumée dans le Blogue du CRL. Voir, Michaël Lessard et Romane Bonenfant, « L’affaire Dis son nom : Les administratrices doivent exposer leurs noms et transmettre leurs échanges privés avec les dénonciatrices », Blogue du CRL, 22 mars 2021, en ligne : <www.blogueducrl.com/2021/03/laffaire-dis-son-nom/>.

[3] 2022 QCCA 841, par. 6.

[4]  Id., par. 10.

[5] T.M. c. Dis son nom, 2020 QCCS 3938.

[6] Voir, Michaël Lessard et Romane Bonenfant, « L’affaire Dis son nom : Un demandeur en diffamation a-t-il droit à l’anonymat ? », Blogue du CRL, 11 janvier 2021, en ligne : <www.blogueducrl.com/2021/01/laffaire-dis-son-nom-un-demandeur-en/>.

[7]  Dagenais c. Société Radio-Canada, [1994] 3 R.C.S. 835 (ci-après « Dagenais »).

[8] R. c. Mentuck, [2001] 3 R.C.S. 442 (ci-après « Mentuck »).

[9] 2022 QCCA 841, par. 37.

[10] Sherman (Succession) c. Donovan, 2021 CSC 25 (ci-après « Sherman »).

[11] Id., par. 38.

[12] 2022 QCCA 841, par. 56.

[13] Id., par. 54.

[14] Id., par. 57.

[15] Id., par. 63-64.

[16] Id., par. 65.

[17] Id., par. 66.

[18] Id., par. 70.

[19] Id., par. 67.

[20] Id., par. 79.

[21] Id., par. 80.

[22] Id., par. 84.

[23] Id., par. 88.

[24] Id., par. 94.

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