Quand la responsabilité civile s’invite en droit de la famille : la Cour accorde 30 000$ à titre de dommages-intérêts suite aux comportements aliénants d’un parent
Par Érika Chagnon-Monarque, avocate
Le litige oppose les parents de X, âgé de 20 ans. L’audition se tient au printemps 2022 et à cette date, l’enfant majeur X n’a plus de contacts avec sa mère depuis septembre 2016, soit un peu plus de cinq ans. La mère présente une demande en dommages-intérêts à l’encontre du père pour aliénation parentale. Le père, lui, présente une demande en rejet et en dommages-intérêts suite aux honoraires extrajudiciaires encourus pour faire face à la demande de la mère.
La Cour, dans Droit de la famille – 22741, 2022 QCCS 1681, statue en faveur de la mère et accorde une somme de 30 000 $ à titre de dommages-intérêts compensatoires et rejette la demande du père. Mais sur quelle base légale et considérant quels faits?
Contexte
Historique familial
Les parties se sont séparées alors que X avait à peine 20 mois. La mère (19 ans au début de la relation) et le père (54 ans au début de la relation) en sont à des stades différents de leurs vies respectives lors de la séparation. Ils prennent cet aspect en considération dans l’élaboration d’un projet parental destiné à régir la vie de X sur le long terme.
Il est convenu que durant l’école primaire, X résidera avec son père la semaine et avec sa mère la fin de semaine. Sa mère commençant alors sa résidence de médecine et faisant face à des horaires irréguliers, ces modalités assureront plus de stabilité à l’enfant. Durant l’école secondaire, X résidera ensuite chez sa mère la semaine et sera avec son père les fins de semaine. L’âge avancé du père qui aurait alors près de 70 ans est pris en considération.
Or, le clivage entre les modalités d’éducation et d’accompagnement dans les milieux de vie respectifs se creuse au fil du temps.
Lorsque le changement de modalités de garde doit avoir lieu (entrée au secondaire de X à l’automne 2014), la transition est difficile. X aurait préféré que les modalités de garde préalables continuent de s’appliquer, ainsi que de fréquenter un collège privé dans la ville de résidence de son père. Néanmoins, les parties mettent en application les modalités prévues initialement, X déménage chez sa mère et commence à fréquenter une école secondaire dans cette ville.
Le conflit parental continue de s’exacerber, et la relation entre X et sa mère de se détériorer. La situation culmine le 2 septembre 2016, alors que X retourne vivre chez son père et met fin à toute relation avec sa mère.
Les comportements problématiques de X prennent plusieurs formes au fil des années : opposition systématique à sa mère, crises de désorganisation, insultes, altercations verbales et physiques, diagnostic de TDA, refus d’obtempérer aux consignes et aux demandes (par exemple, aller dans sa chambre ou quitter le domicile), refus de participer au processus d’expertise psychosociale en présence de sa mère, entre autres.
Décision
Il faut noter qu’à des stades antérieurs du litige, le père a demandé de faire déclarer abusive et de rejeter la demande de la mère. Ces conclusions ont été respectivement rejetées et jugées prématurées, et la Cour d’appel a refusé la demande pour permission d’en appeler présentée par le père.
Ce dernier rapplique ensuite par la dénonciation d’un moyen d’irrecevabilité invoquant l’absence de fondements juridiques pour demander des dommages pour cause d’aliénation. Le moyen d’irrecevabilité est également rejeté, suite à une analyse détaillée de la jurisprudence (pancanadienne) et du droit (Code civil du Québec et principes de Common Law) énonçant, par prudence, que la demande de la mère devra être entendue au fond.
En vue de disposer des demandes respectives, le Tribunal, saisi du litige au fond, se pose les questions suivantes.
1. Monsieur a-t-il aliéné l’affection de X envers sa mère et dans l’affirmative, le comportement de Monsieur à l’endroit de X constitue-t-il une faute engageant sa responsabilité civile envers Madame?
L’analyse remonte aux principes de la responsabilité civile ainsi qu’aux dispositions légales régissant les droits et obligations des parents.
S’attardant au droit de la famille, l’honorable juge Poisson note ce qui suit. L’enfant doit respect à ses père et mère[1] et reste sous l’autorité de ceux-ci jusqu’à sa majorité ou son émancipation[2]. Les parents, eux, ont notamment un devoir de surveillance, de garde, d’éducation et d’entretien à l’égard de leur enfant[3]. L’autorité parentale est exercée conjointement[4], sans égard à la garde[5], et en cas de difficulté dans son exercice les parents peuvent saisir les tribunaux[6].
En matière de responsabilité civile, les principes généraux s’appliquent à l’égard de l’autorité parentale :
[93] Le C.c.Q. ne prévoit pas de régime de responsabilité civile particulier à l’égard de l’exercice de l’autorité parentale et des conséquences susceptibles d’en découler entre les parents ou envers les enfants.
[94] Lorsque le législateur reconnaît des immunités en faveur de certaines personnes et écarte ainsi leur responsabilité, il le prévoit explicitement. […]
[95] […] Le législateur n’a conféré aucune immunité en faveur des personnes ayant vécu en union de fait pour des actes accomplis dans l’exercice de leur autorité parentale.
[96] Par conséquent, la violation de la norme comportementale qui serait celle de la personne raisonnable suffit pour conclure à la faute civile génératrice de responsabilité[7].
[97] Ainsi la responsabilité civile du parent peut être engagée envers l’autre parent dans la mesure où il est démontré qu’une faute a été commise dans l’exercice conjoint de l’autorité parentale, que des dommages ont été subis par l’autre parent et qu’il existe un lien de causalité entre la faute et les dommages réclamés.
[98] Lorsque la violation reprochée est celle d’une norme de conduite, est en faute quiconque a un comportement contraire à celui auquel on peut s’attendre d’une personne raisonnable placée dans les mêmes circonstances[8].
[Notre emphase]
La Cour distingue d’ailleurs la décision Frame c. Smith de la Cour suprême du Canada (refus d’une indemnisation dans un cas d’aliénation parentale, soumise par le père). Cette décision applique des principes de Common Law de l’Ontario qui ne trouvent pas application en droit québécois.
Les faits suivants mènent le Tribunal à conclure qu’une faute a été commise par le père dans l’exercice de son autorité parentale (présence d’aliénation parentale constituant un défaut d’exercer conjointement l’autorité), laquelle engendre sa responsabilité civile à l’égard de la mère :
- Accentuation du comportement d’opposition de X face à sa mère à compter de 2013, difficultés non présentes chez son père;
- Le père n’intervient pas lorsque X tient des propos insultants à l’égard de sa mère, même s’il réalise l’ampleur du conflit;
- Lorsque X appelle son père durant ou suite à des conflits avec sa mère, le père lui suggère de mettre par écrit ses frustrations puisque cela pourrait servir à « prouver des choses »;
- Lorsque le père prend connaissance des incidents de violence de X face à sa mère (par exemple, l’enfant ayant serré ses mains autour du coup de la mère au point où la grand-mère maternelle a eu peur), le père indique à X qu’il a bien fait de se défendre pour faire valoir son point de vue;
- Lors d’une dispute où la mère a envoyé X réfléchir dans sa chambre, le père appelle les policiers suite à des faits rapportés par X, non vérifiés par lui et qui ne concordent pas avec la réalité;
- Le père a encouragé X à poursuivre un projet d’études supérieures que les parties n’avaient pas les moyens d’assumer, sans consulter la mère en temps opportun et en faisant porter le blâme à cette dernière aux yeux de l’enfant;
- « Par ses agissements, Monsieur s’allie à X et fait équipe avec lui. […] Fort du soutien indéfectible de son père, X se croit tout permis en présence de sa mère puisque son père valide ses agissements[9] »;
- L’alliance entre le père et l’enfant s’étend à plusieurs tiers qui représentent l’autorité maternelle ou qui y ressemblent (une professeure, la psychoéducatrice, la docteure et les experts du service d’expertise psychosociale);
Il en résulte que X se distancie de sa mère, la discrédite, est agressif face à elle, manipule la réalité et rejette sa famille maternelle.
Une personne raisonnable, placée dans les mêmes circonstances que celles vécues par Monsieur, aurait été préoccupée par l’animosité développée par l’enfant envers sa mère et aurait collaboré activement à la recherche de moyens concrets pour préserver les liens de l’enfant avec celle-ci.[10]
Les agissements du père constituent donc une engageant sa responsabilité civile à l’égard de la mère.
2. Madame a-t-elle posé des gestes ayant contribué au préjudice subi?
La Cour énonce que certains gestes ont été posés par la mère envers X, qui n’auraient pas dû l’être (comportement rigide et mesures disciplinaires discutables). Toutefois, rien ne permet de conclure que ceux-ci ont contribué à alimenter le conflit de loyauté et les éléments[11] soulevés par le père ou par X expliquent encore moins la rupture de contact avec la famille maternelle élargie. De plus, ces éléments étaient, pour plusieurs, justifiables dans le contexte. Le Tribunal répond donc à la négative à la deuxième question en litige.
3. Madame a-t-elle subi des dommages susceptibles d’être compensés financièrement et doit-il y avoir un partage de la responsabilité entre les parties?
Les dommages subis par la mère prennent plusieurs formes dont la rupture de liens entre X et la famille maternelle (absence de contacts et de communications) et le ressentiment profond de X envers sa mère lequel s’apparente à de la haine.
Ces dommages doivent être compensés financièrement, mais sont difficilement quantifiables. Ainsi, le Tribunal souligne que le montant accordé pour réparer la perte d’affection demeure arbitraire et qu’il sera fixé à 30 000 $. Aucun partage de la responsabilité n’est établi, la mère n’ayant pas contribué à la rupture des liens avec l’enfant ni au préjudice qui en découle.
Il est intéressant de souligner qu’à même son analyse, le Tribunal lance un avertissement à X en faisant un parallèle entre ses comportements et l’ingratitude qui peut faire perdre à un enfant ou réduire son droit d’obtenir un soutien alimentaire.
4. Monsieur est-il justifié de requérir une déclaration d’abus, le rejet des conclusions recherchées par Madame et une compensation pour les honoraires extrajudiciaires encourus?
Brièvement et suite à l’analyse des trois premières questions en litige, la Cour rejette les demandes du père.
Le texte intégral de la décision est disponible ici.
[1] Article 597 C.c.Q.
[2] Article 598 C.c.Q.
[3] Article 599 C.c.Q.
[4] Article 600 C.c.Q.
[5] Article 605 C.c.Q.
[6] Article 604 C.c.Q.
[7] Le Centre jeunesse Gaspésie/Les Îles et al c. R.-J.L., J.E. 1168-2004 (C.A., 18 mai 2004), par. 24.
[8] BAUDOIN, Jean-Louis, DESLAURIERS, Patrice et MOORE Benoît, La responsabilité civile, 9e édition, Vol. I : Principes généraux, Éd. Yvon Blais, par. I-164.
[9] Droit de la famille – 22741, 2022 QCCS 1681, par. 128 et 129.
[10] Droit de la famille – 22741, 2022 QCCS 1681, par. 153.
[11] Sont reprochés, notamment : les procédures entreprises par la mère, son insistance pour la tenue d’une expertise psychosociale, le refus de consentir à un changement d’école à la première demande de X (alors qu’elle consentira peu après, lorsque la situation de garde est définitive).
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