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Emmanuelle Rochon
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31 Août 2022

Privilège de l’indicateur de police : la Cour d’appel tranche et conserve l’anonymat de Personne désignée

Par Emmanuelle Rochon, avocate

La publicité des débats judiciaires est un concept sur lequel repose notre système de justice. Garantissant le droit de regard que la population a sur l’action des tribunaux, il est d’ailleurs protégé par la Constitution du Canada, et ce, dans le but de maintenir en santé la démocratie canadienne. Dans certains cas cependant, la publicité des débats entre en conflit avec le droit à la vie privée. La diffusion de l’identité de certaines personnes n’est alors pas une option envisageable, notamment lorsqu’il s’agit d’un témoin ou d’un accusé indicateur de police. C’est justement le cas de figure traité par la Cour d’appel le 20 juillet 2022 dans l’arrêt Personne désignée c. Sa Majesté la reine[1].

Contexte

L’affaire Personne désignée c. Sa Majesté la reine[2] est l’une des plus médiatisées de l’année ; une aura de secret planera à jamais sur la décision de première instance. Pourquoi ? La décision de la Cour du Québec a été rendue à huis clos « complet et total », ce qui signifie qu’il n’existe aucune trace du procès dans les archives judiciaires. La Cour d’appel résume les conditions de ce type de procédure ainsi :

« [11]   Dans la présente affaire, les parties se sont entendues pour procéder à huis clos [renvoi omis]. Pour bien marquer la nature de ce qui s’est produit, le pléonasme « huis clos complet et total » illustre encore mieux le choix des parties, avalisé par le juge de première instance, concernant le procès de l’appelante. En outre, aucun numéro formel ne figure sur le jugement étoffé du juge du procès, les témoins ont été interrogés hors de cour, les parties ont demandé au juge de trancher sur la base des transcriptions, dans le cadre d’une audition secrète et le jugement a été gardé secret. En somme, aucune trace de ce procès n’existe, sauf dans la mémoire des individus impliqués[3]. »

Le procès en première instance s’étant déroulé dans le secret le plus total, il a marqué la population, et avec raison, puisque la publicité des débats judiciaires est une condition sine qua non sur laquelle repose notre société démocratique[4]. En effet, le public est en droit de connaître le droit et comment il est appliqué, le fonctionnement des tribunaux et ainsi être convaincu de la probité des actions des juges[5]. Par contre, il arrive que la publicité d’une affaire soit restreinte lorsque certains renseignements doivent rester secrets pour préserver la sécurité d’individus.

En l’espèce, Personne désignée (ci-après nommée PD) était une indicatrice de police qui s’est retrouvée accusée dans le cadre de ses activités d’indicatrice de police. En bref, PD a été recrutée par des policiers dans le cadre d’une enquête visant divers crimes. Elle a alors avoué aux policiers avoir commis une infraction avant de devenir indicatrice[6]. Suite à cet aveu, les policiers ont continué à travailler avec PD tout en recueillant des informations l’incriminant et en menant parallèlement une enquête sur l’infraction à laquelle elle avait indiqué avoir participé[7].

« […] Finalement, l’arrêt rapporte la manière dont a pris fin la relation entre Personne désignée et les policiers, qui ont alors placé leur indicatrice devant le choix suivant : renoncer à son privilège d’indicatrice et témoigner contre les autres participants du dossier X ou ne pas renoncer et être accusée du crime commis dans ce dossier [8]. »

Face à ce choix, PD a demandé l’arrêt des procédures, invoquant « l’abus de l’État dans la mise en œuvre des accusations »[9]. C’est dans le cadre de cette audition que le huis clos a été accordé. La défense de PD a cependant été rejetée.

En effet, suite au procès et dans sa décision rendue le 28 février 2022, la Cour d’appel du Québec a accueilli l’appel de PD. Elle a ordonné l’arrêt des procédures criminelles contre PD pour abus de l’État à son endroit, car la manière dont la police a traité PD alors qu’elle était indicatrice de police minait l’intégrité du processus judiciaire et était manifestement choquante. Cette décision, bien que rendue le 28 février 2022, est uniquement devenue publique le 23 mars 2022 en version caviardée. Demeure cependant sous silence tout renseignement permettant de lever le secret entourant l’affaire. En effet, la décision :

« […] n’identifie ni Personne désignée, ni le juge, ni le tribunal de première instance et pas davantage le district judiciaire où s’est déroulée l’instance ou même le nom des avocat.e.s officiant en appel. Le caviardage de l’arrêt touche également des informations comme la nature du crime dont Personne désignée a été accusée, les circonstances (y compris temporelles) de sa commission et l’identité du corps de police et des policiers en cause. Qui plus est, la Cour, tout en ordonnant la création d’un dossier d’appel, met celui-ci sous scellés, le rendant ainsi inaccessible au public[10]

Décision

La décision de la Cour d’appel concerne 4 requêtes faites par divers intervenants (deux regroupements de médias, le Procureur général du Québec et la juge en chef de la Cour du Québec) afin d’obtenir la levée de la mise sous scellés dans la présente affaire. Des documents avaient été mis sous scellés au stade de la première instance en application du principe du privilège de l’indicateur de police.

La Cour commence en effectuant un survol de ce principe élaboré par la Cour suprême notamment dans l’arrêt Vancouver Sun[11]. Le privilège de l’indicateur de police établit une exception à la publicité des débats judiciaires. Ce principe, qui jouit d’une protection absolue, empêche d’identifier des personnes qui fournissent des renseignements à la police à titre confidentiel. Le privilège s’étend d’ailleurs à tous renseignements susceptibles de permettre d’identifier l’indicateur[12]. Ainsi, advenant que le juge conclue qu’une personne agit effectivement à titre d’indicatrice de police, celui-ci doit avoir le pouvoir d’ordonner le huis clos. Dans ce cas, le juge doit également prendre toutes les mesures possibles pour assurer au public l’accès au débat tout en restreignant la communication et la publicité des renseignements qui sont susceptibles de révéler l’identité de l’indicateur de police[13].

À la lumière de ces fondements, la Cour établit que la décision du décideur de première instance d’avoir procédé « à huis clos complet et total » était ici exagérée et contraire aux principes fondamentaux régissant notre système de justice. Pour y remédier, la Cour fait ouvrir un dossier au greffe en ordonnant toutefois de le garder sous scellés.

Or, bien qu’elle établît une façon de procéder distincte de la première instance quant à la gestion du dossier dans la présente affaire, la Cour ne fait pas droit aux 4 requêtes[14]. Elle souligne que le privilège de l’indicateur fait l’objet d’une jurisprudence abondante, constante et unidirectionnelle[15] à l’effet qu’il est d’une importance telle qu’il ne peut être soupesé en fonction d’autres intérêts[16]. De surcroît, l’application de ce principe n’est pas assujettie à un pouvoir discrétionnaire, mais plutôt à un pouvoir absolu, sans égards aux conséquences[17].

Dans ces circonstances, la Cour est tenue de ne rien révéler. Ainsi, même si la mise sous scellés du juge de première instance était exagérée, elle ne peut autoriser de révéler certaines informations qui devraient normalement l’être (nom des avocats, nom du juge, corps de police, etc.). Vu la notoriété du dossier, les dévoiler permettrait d’identifier PD. La Cour rejette donc ici les requêtes visant à faire lever la mise sous scellés. Elle ordonne également la mise sous scellés de l’original de sa décision tout en rendant disponible une version publique caviardée.

Le texte intégral de la décision est disponible ici.


[1]  Personne désignée c. R., 2022 QCCA 984.

[2]  Ibid.

[3] Id., par. 11.

[4] Id., par. 3.

[5] Endean c. Colombie-Britannique, [2016] 2 RCS 162, par. 83-84.

[6] Supra note 1, par. 1 et par. 15.

[7] Id., par. 16.

[8] Id. in fine.

[9] Id., par. 17.

[10] Id., par. 2.

[11] Personne désignée c. Vancouver Sun, [2007] 3 RCS 253.

[12] Id., par. 16, 19 et 30.

[13] Id., par. 37.

[14] Supra note 1., par. 37.

[15] Id., par. 43

[16] Id., par. 45.

[17] Id., par. 52-53.

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