Luamba c. Procureur général du Québec : la Cour supérieure rend une décision historique en matière de profilage racial
Par Amélie Lemay, avocate et Amélia Souffrant, étudiante à l'Université McGill
La Cour supérieure du Québec, dans la décision Luamba c. Procureur général du Québec, 2022 QCCS 3866, déclare inconstitutionnel l’article 636 du Code de la sécurité routière du Québec et la règle de droit commun autorisant les interceptions routières aléatoires, renversant ainsi un précédent de la Cour suprême du Canada. Le pouvoir d’intercepter un véhicule routier sans motif réel de croire ou de soupçonner qu’une infraction à une règle de sécurité routière a été commise « serait devenu un sauf-conduit permettant aux policiers d’exercer une forme de profilage racial à l’égard des conducteurs noirs de véhicule automobile » (par. 18).
Contexte
Le demandeur, Joseph-Christopher Luamba, est un étudiant d’origine haïtienne âgé de 22 ans qui témoigne s’être fait intercepter au volant de son véhicule à plus de trois reprises en l’espace d’un peu plus d’un an sans jamais se voir remettre un constat d’infraction (par. 2-3). Le Code la sécurité routière permet aux agents de la paix d’«exiger que le conducteur d’un véhicule routier immobilise son véhicule»[1] de façon aléatoire et sans motif de croire qu’une infraction routière a été commise. Cette disposition est soutenue par une règle de droit commun établie par la Cour suprême du Canada en 1990 dans l’arrêt R. c. Ladouceur[2] (par. 14-15, à compter du par. 62).
Cependant, l’expérience du demandeur ne lui est pas unique. Au cours des dernières décennies, plusieurs personnes noires témoignent avoir été interceptées au volant de leur véhicule par des officiers de police sans motif réel (par. 161, et à compter du par. 168). Ces interceptions, qui peuvent sembler banales, sont préjudiciables pour les membres de la communauté noire puisqu’elles sont souvent fondées sur des stéréotypes liés à la race. Cette réalité réfère à un phénomène qui est aujourd’hui bien documenté, soit le profilage racial.
Après avoir dressé un historique des différentes définitions, le tribunal retient que le profilage racial désigne « toute action prise par une ou des personnes en situation d’autorité à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes, pour des raisons de sureté, de sécurité ou de protection du public, qui repose sur des facteurs d’appartenance réelle ou présumée, tels la race, la couleur, l’origine ethnique ou nationale ou la religion, sans motif réel ou soupçon raisonnable, et qui a pour effet d’exposer la personne à un examen ou à un traitement différentiel »[3] (par. 38-41).
Ainsi, en plaidant que cette pratique policière viole les articles 7, 9 et 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés, le demandeur cherche à faire déclarer l’invalidité de l’art. 636 du Code de la sécurité routière et de la règle de droit commun qui sous-tend cette disposition.
Décision
Avant de pouvoir répondre aux questions constitutionnelles en litige, le tribunal a dû se demander s’il était possible de s’écarter d’un précédent établi par un tribunal hiérarchiquement supérieur soit celui de la Cour suprême dans Ladouceur (à compter du par. 124). En effet, le principe du stare decisis veut que les tribunaux reconnaissent l’autorité judiciaire des décisions antérieures. Bien que le Québec soit de tradition civiliste, il ne peut déroger aux jugements de tribunaux d’appel que dans de circonstances exceptionnelles. Ladouceur établit que les vérifications de routine aléatoires portent atteinte à l’art. 9 de la Charte, mais qu’elles sont justifiées dans une société libre et démocratique au sens de l’article premier (par. 125).
Pour établir la possibilité que le juge de procès puisse se départir des enseignements de Ladouceur, la décision se fonde sur le fait qu’une question juridique nouvelle se pose et que la preuve du fait social témoigne de l’évolution des faits depuis 1990[4] (par. 130, 561). Bien que la Cour suprême ait déjà traité de la violation de l’article 9, la question des articles 7 et 15 n’avait pas été abordée. Puisqu’il avait été déterminé que les interpellations au hasard pour une vérification de routine violent l’art. 9 de la Charte, la Cour suprême avait choisi de ne pas se prononcer sur l’atteinte à l’art. 7. Une violation de l’art. 15 n’avait pas été soulevée à l’époque. De plus, l’évolution des faits sociaux invoque que le tribunal puisse procéder à nouveau à l’analyse constitutionnelle de la question des interceptions routières sans motif réel puisque l’avancement de la littérature sur la question du profilage racial a grandement évolué depuis les faits à l’origine de la décision de 1990 (à compter du par. 134).
Au terme d’un procès de 21 jours, le tribunal donne raison au demandeur et déclare invalide l’article 636 du Code de la sécurité routière ainsi que la règle de droit commun permettant ces interceptions routières aléatoires. Il déclare que cette règle est en violation avec les garanties juridiques de l’art. 7 (à compter du par. 706), 9 (à compter du par. 601) et 15(1) (à compter du par. 775) de la Charte et ne peut être justifiée dans une société libre et démocratique (par. 702, 774, 832).
Conclusion
Cette décision représente une étape majeure dans la lutte contre le profilage racial en reconnaissant l’expérience vécue par la communauté noire :
[861] On ne peut pas comme société attendre qu’une partie de la population continue de souffrir en silence dans l’espoir qu’une règle de droit reçoive enfin de la part des services de police une application qui respecte les droits fondamentaux garantis par la Charte canadienne. Le profilage racial existe bel et bien. […]
Pour éviter un changement trop abrupt, la décision du tribunal sera effective dans six mois (par. 865). Le gouvernement du Québec a toutefois décider de porter en appel cette décision. Reste ainsi à voir ce que les tribunaux supérieurs décideront.
Le texte intégral de la décision est disponible ici.
[1] Art. 636 du Code de la sécurité routière.
[2] [1990] 1 R.C.S. 1257.
[3] Me Michèle Turenne, Commission des droits de la personne, Le profilage racial : mise en contexte et définition, Cat. 2.120-1.25, juin 2005, en ligne : <www.cdpdj.qc.ca/storage/app/media/publications/profilage_racial_definition.pdf>.
[4] R. c. Comeau, [2018] 1 R.C.S. 342, para. 33.
Commentaires (0)
L’équipe du Blogue vous encourage à partager avec nous et nos lecteurs vos commentaires et impressions afin d’alimenter les discussions sur le Blogue. Par ailleurs, prenez note du fait qu’aucun commentaire ne sera publié avant d’avoir été approuvé par un modérateur et que l’équipe du Blogue se réserve l’entière discrétion de ne pas publier tout commentaire jugé inapproprié.