16 Nov 2022

La discrimination en milieu de travail : lorsqu’une blague va trop loin

Par Sophie Estienne, avocate et Kaina Cayo, étudiante à l'Université du Québec à Montréal

Dans la décision Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (Guillaume) c. Entrepôt de la lunette inc. (9318-1022 Québec inc.), 2022 QCTDP 13, la juge Sophie Lapierre conclut qu’il est normal qu’un supérieur puisse demander à son employé d’exécuter son travail de manière professionnelle. Cependant, lorsque cet employé est blessé par des propos racistes, il faut lui accorder un délai raisonnable pour « retrouver ses repères ».

Contexte

En février 2019, Mme Guillaume est embauchée chez l’Entrepôt de la lunette inc. à titre de conseillère à la vente par la directrice de la boutique, Mme Duchesne. Mme Guillaume est alors la seule employée noire de la succursale.

Le 22 juin 2019, un client de la boutique raconte une blague raciste sur les personnes noires à Mme Duchesne. Mme Guillaume intercepte l’échange et, choquée par cette blague, feint de ne pas l’avoir entendu. Le soir de cette même journée, lors d’un souper d’équipe, Mme Duchesne répète la blague. Cette fois-ci, la plaignante exprime sa désapprobation et son malaise[1].

Le 26 juin, constatant que l’attitude de Mme Guillaume a changé, Mme Duchesne la convoque à son bureau pour s’excuser des propos tenus lors de la soirée. Au cours de la rencontre, elle lui reproche sa façon trop personnelle de prendre la blague et lui dit qu’elle doit changer d’attitude.

De retour chez elle, Mme Guillaume relate la situation sur sa page Facebook privée sans divulguer le nom de l’entreprise ou les personnes concernées.

Mme Duchesne est informée de cette publication. Le lendemain, suivant le conseil de la directrice des Ressources humaines, Mme Duchesne convoque Mme Guillaume à son bureau et lui remet une lettre de renvoi, au motif que son attitude est inacceptable[2].

Mme Guillaume porte alors plainte à la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (ci-après « Commission ») pour congédiement discriminatoire. Après enquête, la Commission conclut que Mme Guillaume a été victime de discrimination fondée sur la race et la couleur et propose des mesures de redressement. Ces mesures restent lettre morte. Par conséquent, la Commission, agissant en faveur de Mme Guillaume, saisit le Tribunal des droits de la personne (ci-après « Tribunal ») et allègue que son congédiement est discriminatoire et qu’elle a fait l’objet d’une atteinte discriminatoire à son droit à la sauvegarde de sa dignité.

Décision

Dans un premier temps, le Tribunal doit analyser si le congédiement de la plaignante constitue une atteinte « au droit à la reconnaissance et à l’exercice, en pleine égalité de ses droits en emploi, sans distinction ou exclusion fondée sur la race ou la couleur », prévu par les articles 10 et 16 de la Charte des droits et libertés de la personne (ci-après « Charte »)[3]. C’est à la partie demanderesse qu’incombe le fardeau de prouver, selon la prépondérance des probabilités, les trois critères suivants : « 1) une distinction, une exclusion ou une préférence; 2) qui est fondée sur l’une des caractéristiques énoncées à l’article 10 de la Charte; et 3) qui a pour effet de détruire ou de compromettre la reconnaissance et l’exercice, en pleine égalité, des droits et libertés de la personne[4] ».

Lors de l’analyse des faits, la motivation de l’auteur du geste, ou son intention, ne sont pas pertinentes pour retenir sa responsabilité[5]. Cette discrimination peut découler d’un comportement ou d’une action provenant de l’employeur, d’un collègue ou d’un tiers ayant un lien suffisant avec le contexte de l’emploi[6]. De plus, le Tribunal rappelle que l’employeur a l’obligation de fournir un milieu de travail exempt de discrimination.

Dans le cas en l’espèce, même si Mme Guillaume n’a pas été congédiée pour sa couleur de peau, le Tribunal conclut que son congédiement constitue de la discrimination au sens des articles 10 et 16 de la Charte. La Commission a prouvé que la véritable motivation derrière son congédiement est liée à sa réaction à la blague raciste[7]. Le Tribunal rejette les prétentions de l’Entrepôt de la lunette au sujet de l’attitude négative de Mme Guillaume avant l’incident. La preuve démontre que Mme Guillaume était à la hauteur des attentes établies par l’entreprise. Le Tribunal reconnaît qu’un employeur ne peut exiger d’une employée blessée par un tel comportement qu’elle agisse comme si elle n’en souffrait pas; il doit plutôt l’accommoder et la protéger contre les effets de la discrimination dans le milieu de travail[8].

Le Tribunal conclut cependant que Mme Guillaume n’a pas subi une atteinte discriminatoire à son droit à la sauvegarde de sa dignité selon l’article 4 de la Charte et au sens de l’arrêt Ward[9]

En conséquence, le Tribunal condamne solidairement l’Entrepôt de la lunette et Mme Duchesne à verser 10 000 $ à Mme Guillaume à titre de dommages-intérêts moraux et ordonne à l’entreprise d’adopter une politique visant à contrer la discrimination en emploi. Le Tribunal rejette toutefois la demande de dommages-intérêts punitifs de la Commission, car la preuve n’a pas démontré que l’atteinte aux droits fondamentaux de Mme Guillaume était intentionnelle.

Commentaire

Cette décision suit la tendance jurisprudentielle en matière de discrimination dans le contexte de l’emploi. Il y a discrimination interdite par la Charte lorsqu’une personne est congédiée ou que ses conditions de travail sont modifiées en raison de sa réaction à un comportement discriminatoire.

Le texte intégral de la décision est disponible ici.


[1] Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (Guillaume) c. Entrepôt de la lunette inc. (9318-1022 Québec inc.), 2022 QCTDP 13, par. 3.

[2] Id., par. 6.

[3] Id., par. 12.

[4] Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Bombardier Inc. (Bombardier Aéronautique Centre de formation),2015 CSC 39.

[5] Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (Guillaume) c. Entrepôt de la lunette inc. (9318-1022 Québec inc.), préc., note 1, par. 38.

[6] Id. par. 37.

[7] Id., par. 39.

[8]  Id., par. 56.

[9] Ward c. Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse), 2021 CSC 43.

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