par
Sarah-Maude Rousseau
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et
Zakary Lefebvre
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19 Déc 2022

R. c. Ndhlovu : l’inscription à perpétuité obligatoire au registre national des délinquants sexuels jugée inconstitutionnelle

Par Sarah-Maude Rousseau, étudiante à l'Université de Montréal et Zakary Lefebvre, avocat

Dans l’arrêt R. c. Ndhlovu, 2022 CSC 38, la Cour suprême, à cinq juges contre quatre, accueille le pourvoi de l’appelant, déclare invalide l’article 490.012 du Code criminel, mais suspend cette déclaration d’invalidité pour une période de 12 mois avec effet prospectif, et déclare le par. 490.13(2.1) C.cr. inopérant immédiatement avec effet rétroactif. En conséquence, un délinquant reconnu coupable de deux infractions sexuelles désignées à l’al. 490.011(1)a) C.cr. ne pourra plus être obligatoirement inscrit au registre national des délinquants sexuels à perpétuité. C’est ainsi dire que la Cour suprême rétablit le pouvoir discrétionnaire du juge de tenir compte des circonstances personnelles du délinquant et de son risque de récidive lors de la détermination de la peine.

Contexte

La Loi sur l’enregistrement de renseignements sur les délinquants sexuels (LERDS)[1] :

En 2004, le Parlement adoptait la LERDS afin de créer un registre national des délinquants sexuels ayant pour but d’aider la police à enquêter sur les crimes de nature sexuelle[2]. À cette époque, l’inscription au registre n’étant pas obligatoire, le juge conservait son pouvoir discrétionnaire de ne pas inscrire un délinquant au registre s’il estimait que les effets de l’inscription sur la vie privée ou le droit à la liberté du délinquant seraient totalement disproportionnés par rapport à l’intérêt public de protéger la société.

En 2011, avec l’adoption de la Loi protégeant les victimes des délinquants sexuels[3], l’article 490.012 C.cr. a été modifié de sorte à exiger l’inscription de tous les délinquants reconnus coupables d’une des 27 infractions sexuelles désignées à l’al. 490.011(1)a) C.cr. Encore plus important, le Parlement a exigé l’inscription à perpétuité des délinquants reconnus coupables de plus d’une infraction (par. 490.013(2.1)). Également, « les policiers peuvent [désormais] consulter le registre pour soit prévenir un crime de nature sexuelle, soit enquêter sur celui-ci, peu importe qu’ils aient ou non des motifs raisonnables de soupçonner qu’un tel crime a été ou sera commis »[4]. À ce jour, il y a très peu de preuves concrètes, voire aucune, de la mesure dans laquelle la LERDS aide la police à prévenir des infractions sexuelles ou à enquêter sur ces dernières[5], et ce, bien que la LERDS existe depuis presque 20 ans.

La LERDS impose de nombreuses obligations aux délinquants y étant soumis. Entre autres, un délinquant soumis à la LERDS doit fournir un grand nombre de renseignements personnels à la police en vue de les inscrire au registre; il doit effectuer des déclarations détaillées de manière continue, faire part de tout changement d’adresse ou d’emploi, se présenter à la police chaque année et est soumis à des contrôles de police aléatoires[6]. Le non-respect d’une de ces obligations rend le délinquant passible d’une peine d’emprisonnement maximale de deux ans.

Les faits :

En 2015, M. Ndhlovu a plaidé coupable à deux chefs d’agression sexuelle sur deux victimes différentes pour des événements survenus en 2011, lors d’une fête, alors qu’il avait 19 ans. L’accusé était auparavant sans antécédent criminel et n’a pas commis d’autres infractions depuis.

Procédures de première instance :

Lors de la détermination de la peine, la juge Moen a condamné l’accusé à une peine d’emprisonnement de six mois assortie d’une période de probation de 3 ans. La juge a estimé qu’il était peu probable que M. Ndhlovu récidive. Elle a déclaré que ce dernier pouvait réintégrer la société en toute sécurité après sa période de détention[7]. Toutefois, elle n’a eu d’autre choix que de le condamner à une inscription à perpétuité au registre national des délinquants sexuels du Canada, en raison des par. 490.012(1) et 490.013(2.1) C.cr. Par la suite, M. Ndhlovu a présenté une requête visant à contester ces deux dispositions au motif qu’elles contrevenaient aux articles 7 et 12 de la Charte canadienne des droits et libertés (ci-après « Charte »).

Lors de l’audience visant à déterminer si l’inscription obligatoire à perpétuité de M. Ndhlovu portait atteinte à ses droits garantis par la Charte, la juge Moen a conclu que l’art. 490.012 et le par. 490.013(2.1) C.cr. violaient l’art. 7 de la Charte. La juge a conclu que « [s]ans être arbitraires, [les dispositions] avaient une portée excessive : l’inscription de délinquants présentant un risque de récidive faible ou nul […] ne contribuait pas à la réalisation de l’objectif de la LERDS »[8].

Finalement, la juge Moen a conclu que l’article premier ne permettait pas de sauvegarder les dispositions contestées, notamment car la Couronne « n’avait pas présenté d’éléments de preuve tendant à démontrer que l’exercice, par les juges, de leur pouvoir discrétionnaire avait nui aux enquêtes menées par la police sur des infractions sexuelles »[9]. La juge a donc refusé d’ordonner l’inscription de M. Ndhlovu au registre et a déclaré l’art. 490.012 et le par. 490.013 (2.1) C.cr. inopérants.

Jugement de la Cour d’appel de l’Alberta :

Les juges majoritaires ont accueilli l’appel de la Couronne et conclu que les dispositions contestées ne violaient pas l’art. 7 de la Charte. Ils ont conclu que l’art. 490.012 C.cr. n’avait pas une portée excessive puisque l’existence d’un risque de récidive ne constituait pas une condition préalable nécessaire[10]. De plus, les deux dispositions n’étaient selon eux pas totalement disproportionnées.

La juge Khullar, dissidente, était quant à elle d’avis que les dispositions n’étaient pas conformes à l’art. 7. Selon elle, elles avaient une portée excessive puisqu’il « n’était pas nécessaire d’inscrire les délinquants présentant un risque négligeable de récidive, comme l’appelant, pour favoriser l’atteinte de l’objectif des dispositions »[11]. Comme la juge Moen, la juge Khullar a conclu que l’atteinte n’était pas justifiée par l’article premier.

Décision

M. Ndhlovu interjette appel au motif que la Cour d’appel a commis une erreur en concluant que l’art. 490.012 et le par. 490.013(2.1) du Code criminel sont conformes à l’art. 7 de la Charte.

La majorité des juges Karakatsanis, Rowe, Martin, Kasirer et Jamal :

Selon les juges majoritaires, l’art. 490.012 et le par. 490.013(2.1) C.cr. portent gravement atteinte au droit à la liberté des délinquants[12], principalement en raison du risque que court le délinquant d’être poursuivi et emprisonné et des mesures obligatoires impliquant « des contraintes à la liberté qui sont insidieuses et omniprésentes pour tous ceux et celles qui doivent s’y conformer »[13].

Les juges majoritaires concluent que l’objectif de la LERDS est d’aider les services de police à prévenir les crimes de nature sexuelle et à enquêter sur ceux-ci. Quant à l’inscription obligatoire, elle vise « à recueillir au sujet des délinquants des renseignements qui peuvent aider la police à prévenir les infractions sexuelles et à enquêter sur celles-ci »[14]. L’inscription à perpétuité a plutôt comme objet de donner à la police un accès prolongé à des renseignements portant sur des délinquants qui présentent un risque plus élevé de récidive.

Dans leur analyse de la portée excessive des dispositions, les juges majoritaires rappellent que « les dispositions qui sont rédigées de manière globale afin de faciliter leur application vont à l’encontre de l’art. 7 si elles privent de sa liberté une seule personne d’une manière qui ne sert pas l’objet de la loi »[15]. La majorité conclut, comme la juge de première instance, que l’inscription obligatoire (art. 490.012 C.cr.) a une portée excessive en ce qu’elle entraine l’inscription de délinquants ne présentant pas un risque accru de commettre une autre infraction sexuelle. En effet, selon les juges majoritaires, il est important de considérer la situation personnelle du délinquant au moment de la détermination de la peine, puisqu’elle peut montrer l’absence d’un risque accru de récidive. Les juges notent que « la Couronne ne peut invoquer l’utilité pratique d’une mesure sur le plan de l’application ou la « commodité administrative » pour réfuter une allégation de portée excessive »[16]. Quant à l’inscription à perpétuité des personnes reconnues coupables de plus d’une infraction sexuelle (par. 490.013 (2.1) C.cr.), les juges majoritaires concluent qu’elle a aussi une portée excessive, car elle vise des délinquants ne représentant pas un risque accru de récidive.

Ayant conclu que les dispositions contestées portent atteinte à l’art. 7 de la Charte, les juges majoritaires examinent ensuite une possible justification en vertu de l’article premier, en passant par le test de Oakes. D’abord, ils concluent que la prévention des crimes sexuels et les enquêtes sur ceux-ci constituent un objectif urgent et réel. De plus, les mesures sont rationnellement liées à leurs objectifs. Concernant l’atteinte minimale, la majorité juge qu’il n’y a pas eu atteinte minimale puisque « la Couronne n’a présenté aucun élément de preuve ou argument plausible afin d’expliquer pourquoi le pouvoir discrétionnaire de soustraire des délinquants à la LERDS lorsque la conséquence de leur inscription serait vraisemblablement trop lourde ou n’aurait aucun lien avec l’objectif de l’art. 490.012 ne permettrait pas d’atteindre de façon substantielle les buts visés par le Parlement »[17]. Concernant la proportionnalité, les juges majoritaires concluent que les effets préjudiciables des dispositions contestées l’emportent sur leurs effets bénéfiques, et parce que « la Couronne n’a relevé aucun cas où la LERDS avait aidé la police à résoudre ou à prévenir une infraction sexuelle, que ce soit avant ou après l’introduction des mesures contestées »[18]. Ainsi, les juges majoritaires concluent que les dispositions ne sont pas sauvegardées par l’article premier de la Charte.

La Cour suprême accueille donc le pourvoi et déclare inopérants l’art. 490.012 et le par. 490.013(2.1) C.cr. en application du par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982. Concernant l’inscription obligatoire, l’exécution du jugement déclaratoire est suspendue pour un an en raison « des préoccupations relatives à la sécurité publique et des moyens dont dispose le Parlement pour corriger les lacunes de la loi en ce qui concerne l’évaluation individualisée »[19]. En effet, « [d]éclarer l’art. 490.012 inopérant avec effet immédiat empêcherait effectivement les tribunaux d’imposer des ordonnances de la LERDS à tous les délinquants, y compris à ceux qui présentent un risque élevé de récidive »[20]. En ce qui a trait à l’inscription à perpétuité, une déclaration d’invalidité d’application immédiate est prononcée. Finalement, la Cour suprême accorde à M. Ndhlovu une réparation personnelle en vertu du par. 24(1) et l’exempte de la suspension de la déclaration. En pratique, cela signifie que les délinquants soumis à la LERDS pourront demander une réparation personnelle en vertu du par. 24(1) de la Charte pour être retirés du registre s’ils parviennent à démontrer que les effets de la LERDS sur leur droit à la liberté n’ont aucun lien avec l’objectif de l’art. 490.012 ou sont totalement disproportionnés[21].

La dissidence du juge en chef Wagner et des juges Moldaver, Côté et Brown :

Les juges dissidents sont d’accord avec les juges majoritaires que l’inscription obligatoire à perpétuité (par. 490.013(2.1) C.cr.) a une portée excessive[22]. Toutefois, ils sont d’avis que l’art. 490.012 est constitutionnel.

« En concluant que cet article est inconstitutionnel, mes collègues se fondent sur la suppression du pouvoir discrétionnaire des juges d’accorder une dispense aux délinquants qui ne présentent pas un « risque accru » de récidive. Toutefois, l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire est justement le problème qui a incité le Parlement à modifier le Code criminel afin d’y prévoir l’inscription automatique des délinquants sexuels en application de la [LERDS]. »[23]

La conclusion des juges dissidents aurait ainsi été d’accueillir le pourvoi en partie et de déclarer l’art. 490.012 C.cr. constitutionnel[24].

Commentaires

À la suite de cet arrêt, il sera intéressant de voir quelle position prendra la Cour d’appel du Québec dans l’appel des décisions Senneville[25], Naud[26], Frenette[27] et Terroux[28] dans lesquelles les juges de première instance ont déclaré les peines minimales obligatoires des infractions d’accès (art. 163.1(4) C.cr.) et de possession de pornographie juvénile (art. 163.1(4.1) C.cr.) et l’inscription à perpétuité prévue au par. 490.013(2.1) C.cr. inconstitutionnelles au sens de l’article 12 de la Charte et non sauvegardées par l’article premier de la Charte[29].

Le texte intégral de la décision est disponible ici.


[1] Loi sur l’enregistrement de renseignements sur les délinquants sexuels, L.C. 2004, ch. 10.

[2] R. c. Ndhlovu, par. 2.

[3] Loi protégeant les victimes des délinquants sexuels, L.C. 2010, ch. 17.

[4] R. c. Ndhlovu, par. 34.

[5] Ibid., par. 36.

[6] Ibid., par. 5.

[7] Ibid., par. 16.

[8] Ibid., par. 20.

[9] Ibid., par. 22.

[10] Ibid., par. 23.

[11] Ibid., par. 25.

[12] Ibid., par. 57.

[13] Ibid., par. 55.

[14] Ibid., par. 73.

[15] Ibid., par. 78.

[16] Ibid., par. 103.

[17] Ibid., par. 124.

[18] Ibid., par. 132.

[19] Ibid., par. 136.

[20] Ibid., par. 139.

[21] Ibid., par. 140.

[22] Ibid., par. 144.

[23] Ibid., par. 145.

[24] Ibid., par. 196.

[25] R. c. Senneville, 2020 QCCQ 1204.

[26] R. c. Naud, 2020 QCCQ 1202.

[27] 200-09-010071-196, décision non répertoriée.

[28] 200-09-010058-193, décision non répertoriée.

[29] Les parties ont présenté leurs représentations les 22 et 23 novembre 2021 et la Cour d’appel n’a pas, à ce jour, rendu de décision dans lesdits dossiers.

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