Règle des confessions : l’incidence de l’omission d’une mise en garde préalable à un interrogatoire
Par Anne-Geneviève Robert, avocate et Louis-Philippe Provencher, étudiant à l'Université de Montréal
Dans l’arrêt R. c. Tessier, 2022 CSC 35, la Cour suprême devait déterminer s’il était nécessaire de fournir une mise en garde à un suspect préalablement à un interrogatoire pour que le témoignage soit admissible en preuve suivant la règle des confessions. La Cour divise son analyse en trois sections pour démontrer l’incidence de l’omission d’une telle mise en garde. Le juge Kasirer, pour la majorité, annule le jugement de la Cour d’appel de l’Alberta et rétablit la déclaration de culpabilité prononcée par la Cour du banc du roi de l’Alberta à l’issue du voir-dire initial.
Contexte
Après avoir retrouvé un cadavre dans un fossé près d’une route rurale en Alberta, la police a communiqué avec l’intimé Russell Steven Tessier dans le cadre de l’enquête policière. Interrogé deux fois par la police en tant que suspect, M. Tessier a fait certaines déclarations incriminantes. L’intimé a par la suite été arrêté, puis accusé de meurtre au premier degré en 2015 après que des empreintes génétiques correspondant à son ADN aient été découvertes sur un mégot de cigarette laissé près de la scène. Le pourvoi soulève donc deux questions principales, la première consistant à évaluer l’incidence de l’absence d’une mise en garde préalable à l’interrogatoire policier sur le caractère volontaire des déclarations de M. Tessier, et la deuxième consistant à déterminer si l’intimé a été détenu psychologiquement par les policiers en violation de ses droits garantis par la Charte canadienne des droits et libertés (ci-après, la « Charte »).
Décision
Historique des procédures
Décision de première instance
Dans le cadre d’un voir-dire préalable au procès, le juge devait vérifier si la Couronne s’était acquittée de son fardeau de prouver que les déclarations de M. Tessier étaient volontaires et donc admissibles en preuve selon la règle des confessions. La Cour examine également l’argument de l’intimé voulant que son droit de garder le silence et son droit à l’assistance d’un avocat garantis par la Charte avaient été violés, nécessitant l’exclusion des éléments de preuve, en l’occurrence ses déclarations, en vertu du paragraphe 24(2) de la Charte.
Le juge du procès conclut que la police n’a pas formulé de menaces, de promesses ou d’encouragements et que M. Tessier avait un état d’esprit conscient au moment de l’interrogatoire. De plus, le juge déclare que l’absence d’une mise en garde avant l’interrogatoire n’a pas miné le caractère volontaire des déclarations de M. Tessier. Pour ces raisons, le juge du procès conclut au caractère volontaire des décisions de l’intimé (par. 24).
En outre, le Tribunal conclut que M. Tessier n’a pas été détenu psychologiquement et que ses déclarations sont donc admissibles en preuve (par. 31).
Décision de la Cour d’appel de l’Alberta
Après avoir porté le jugement en appel, l’accusé invoque que le juge du procès a erré (1) en concluant que le sergent White ne considérait pas M. Tessier comme un suspect et (2) en négligeant l’impact de l’omission d’une mise en garde précédant l’interrogatoire sur le caractère volontaire de ses déclarations.
La Cour accueille l’appel en statuant que le juge du procès a commis des « erreurs de droit » quant à la règle des confessions. Le Tribunal invoque d’abord que le juge du procès, en ne prenant pas en considération la notion d’équité, a omis de considérer que l’absence d’une mise en garde pouvait vicier l’état d’esprit conscient de M. Tessier, celui-ci ne sachant pas que ce qu’il disait pouvait être retenu contre lui (par. 33).
En effet, la Cour mentionne que l’interprétation du juge du procès de l’état d’esprit conscient était erronée. Selon le tribunal d’appel, le juge en première instance a conclu à juste titre que M. Tessier savait ce qu’il disait et que cela pouvait être retenu contre lui. Toutefois, la Cour estime que l’état d’esprit conscient exige également que la personne interrogée ait « fait un choix utile de parler à la police en sachant qu’[elle] n’était pas obligé[e] de répondre aux questions de cette dernière ou que tout ce qu’[elle] dirait serait consigné par écrit et pourrait servir de preuve » (par. 34), analyse que le juge de première instance aurait omis de faire.
La Cour d’appel a effleuré la question d’une possible détention psychologique, mais a décidé de ne pas la trancher (par. 37).
Motifs
Le juge Kasirer, au nom de la majorité, divise son analyse en trois sections, soit :
- Le bien-fondé des motifs du juge du procès;
- L’incidence de l’absence d’une mise en garde pendant l’interrogatoire policier de M. Tessier sur le caractère volontaire de ses déclarations;
- La détention psychologique de M. Tessier.
1. Le bien-fondé des motifs du juge du procès
Après un réexamen des « erreurs de droit » soulevées en appel, le juge Kasirer conclut que les motifs du juge de première instance ne contenaient aucune erreur de droit justifiant l’intervention de la Cour d’appel (par. 45).
En effet, contrairement aux motifs de la décision rendue en appel, la Cour suprême conclut que le juge du procès a considéré la notion d’équité de la règle des confessions tout au long de son jugement (par. 47) et a appliqué correctement le principe de l’état d’esprit conscient selon l’arrêt Whittle (par. 58). En ce qui concerne la prétention de l’accusé selon laquelle le juge du procès a erronément conclu que M. Tessier n’était pas un suspect, le juge Kasirer souscrit à celle-ci, mais la qualifie seulement d’erreur manifeste, et non dominante, ne nécessitant pas une intervention de la Cour d’appel (par. 62).
2. L’incidence de l’absence d’une mise en garde pendant l’interrogatoire policier de M. Tessier sur le caractère volontaire de ses déclarations
Après un examen de la notion d’équité inhérente à la règle des confessions, la Cour suprême conclut que l’absence d’une mise en garde ne compromet pas automatiquement cet objectif d’équité. L’analyse pour déterminer si une déclaration a été obtenue injustement sera propre aux circonstances de chaque affaire (par. 77).
De plus, le fait de considérer l’absence d’une mise en garde policière comme un facteur déterminant du caractère volontaire des déclarations aurait comme conséquence potentielle d’empêcher le recours à des techniques d’enquête plus sophistiquées considérées comme légitimes (par. 74). En outre, le juge Kasirer mentionne que l’exigence d’une mise en garde comme condition du caractère volontaire porterait atteinte à l’administration de la justice et entraverait inutilement le travail des policiers (par. 76).
La Cour remédie donc à la situation en faisant la proposition suivante :
« À la lumière de ces observations utiles et en en élargissant l’application au-delà du contexte de l’état d’esprit conscient, et conformément au conseil de la juge Charron sur les mises en garde dans l’arrêt Singh, je propose de considérer l’absence d’une mise à garde faite à un suspect comme une preuve prima facie qu’un accusé a été injustement privé de son choix de parler ou non à la police. Cela suffit pour faire de l’absence d’une mise en garde une question litigieuse que la Couronne doit réfuter afin d’établir le caractère volontaire de la déclaration hors de tout doute raisonnable. » (par. 85)
En l’espèce, puisque le sergent White avait un motif raisonnable de considérer M. Tessier comme un suspect et étant donné l’interrogatoire pointu et contradictoire de l’accusé, le sergent aurait dû donner une mise en garde à M. Tessier conformément à la recommandation de la juge Charron dans l’arrêt Singh (par. 90).
La Couronne satisfait toutefois à son fardeau de prouver hors de tout doute raisonnable le caractère volontaire des déclarations de M. Tessier. En effet, la poursuite démontre que l’accusé avait un état d’esprit conscient au moment où il parlait au sergent White (par. 92) et qu’il n’a pas été le sujet de menaces ou d’encouragements, de tactiques oppressives ou de ruses policières qui sèmeraient un doute sur le caractère volontaire de ses déclarations (par. 100).
3. La détention psychologique de M. Tessier
En appliquant les trois facteurs de l’arrêt Grant rétablis dans l’arrêt Le quant à une détention psychologique, la Cour conclut que M. Tessier n’a pas été détenu psychologiquement. En effet, la Cour soutient que le contact initial avec M. Tessier a pris la forme d’une enquête générale, que les policiers n’ont jamais contraint l’intimé quant à sa liberté d’aller et venir et que M. Tessier ne présentait aucune vulnérabilité qui, si elle était présente chez une personne raisonnable dans les mêmes circonstances, l’aurait porté à croire qu’elle était détenue.
La prétention de l’intimé selon laquelle ses droits protégés par la Charte ont été violés est donc non fondée (par. 106).
Conclusion
La Cour suprême conclut que les déclarations incriminantes de M. Tessier étaient bel et bien admissibles au procès. La Cour accueille l’appel, annule le jugement de la Cour d’appel et rétablit la déclaration de culpabilité prononcée au procès.
Le texte intégral de la décision est disponible ici.
Autres références :
R. c. Whittle, [1994] 2 R.C.S. 914
R. c. Morrison, [2000] O.J. No. 5733
R. c. Singh, 2007 CSC 48
R. c. Oickle, 2000 CSC 38
R. c. Grant, 2009 CSC 32
R. c. Le, 2019 CSC 34
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