par
Emmanuelle Rochon
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10 Jan 2023

Doctrine de la provocation policière : le cadre d’analyse de la Cour suprême

Par Emmanuelle Rochon, avocate

Les policiers doivent user d’ingéniosité afin de trouver des techniques d’enquêtes adéquates pour enquêter sur certains crimes plus sournois. Effectivement, afin de respecter et remplir leur mandat envers la société, ils doivent mener des enquêtes en utilisant certaines astuces, parfois en créant des occasions de perpétrer certains crimes, tout en ne franchissant pas certaines limites. Jusqu’où est-il possible de pousser ces techniques d’enquêtes? La décision rendue tout récemment par la Cour suprême du Canada, R.c. Ramelson[1], nous donne des lignes directrices bien claires à ce sujet.

Contexte

M. Ramelson s’est fait arrêter dans le cadre d’une enquête en ligne nommée « Projet Raphael » menée par la Police régionale de York. Cette enquête a mené à l’arrestation de 104 hommes pour leurre d’enfants et certaines infractions connexes[2].

M. Ramelson a entamé, en 2017, une conversation en ligne avec une agente d’infiltration sur un site web nommé Backpage qui offrait des services de travailleuses du sexe. L’agente d’infiltration lui a révélé n’avoir que 14 ans et vouloir le rencontrer avec une amie qui n’avait que 14 ans elle aussi. M. Ramelson a déclaré désirer les rencontrer malgré leur âge pour des services sexuels. À son arrivée au lieu de rencontre, il s’est fait arrêter et accuser des trois infractions suivantes[3] :

• Avoir communiqué par un moyen de télécommunication avec une personne qu’il croyait âgée de moins de 16 ans, en vue de faciliter la perpétration d’une infraction visée à l’art. 152 du Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46 (incitation à des contacts sexuels) en contravention de l’al. 172.1(1)b) (leurre d’une personne de moins de 16 ans);

• Avoir communiqué en vue d’obtenir, moyennant rétribution, les services sexuels d’une personne âgée de moins de 18 ans, en contravention du par. 286.1(2) (communiquer en vue d’obtenir des services sexuels d’une personne mineure);

•  Avoir fait un arrangement, par un moyen de télécommunication, avec une personne pour perpétrer une infraction visée à l’art. 152 (incitation à des contacts sexuels) en contravention de l’al. 172.2(1)b) (faire un arrangement avec une personne pour perpétrer des infractions d’ordre sexuel à l’égard d’une personne de moins de 16 ans).[4]

M. Ramelson a été déclaré coupable des trois infractions en 2019[5] et a par la suite présenté une demande en arrêt des procédures pour cause de provocation policière[6].

Devant la Cour supérieure de justice de l’Ontario, il a été déterminé que M. Ramelson avait fait l’objet de provocation policière[7]. La Couronne a fait appel de cette décision devant la Cour d’appel de l’Ontario[8] et cette dernière a conclu que M. Ramelson n’avait pas fait l’objet de provocation policière[9].

La question primordiale sur laquelle la Cour suprême devait se prononcer dans ce pourvoi consistait à déterminer si le « Projet Raphael » était une véritable enquête[10]. Cet article présentera comment les juges de la plus haute instance du pays s’y sont pris afin de répondre à cette question à l’unanimité.

Décision

Les questions sur lesquelles se prononce la Cour dans cet arrêt sont les suivantes :

• Comment le volet de la véritable enquête de la doctrine de la provocation policière s’applique‑t‑il dans le contexte des enquêtes policières en ligne?

• Le juge de la demande a‑t‑il commis une erreur en concluant que M. Ramelson avait fait l’objet de provocation policière?

i)      Les policiers possédaient‑ils des soupçons raisonnables que l’infraction prévue au par. 286.1(2) était perpétrée dans un espace défini avec suffisamment de précision?

ii)     Dans l’affirmative, les policiers avaient‑ils le droit d’offrir l’occasion de commettre les infractions de leurre d’enfants prévues aux art. 172.1 et 172.2 du Code criminel? [11] 

Pour répondre à ces questions, la Cour définit la provocation policière ainsi : il s’agit d’une forme d’abus de procédure à l’égard de laquelle l’arrêt des procédures est la seule réparation possible. La provocation policière peut se produire de deux manières :

a) les autorités fournissent à une personne l’occasion de commettre une infraction sans pouvoir raisonnablement soupçonner que cette personne est déjà engagée dans une activité criminelle, ni se fonder sur une véritable enquête;

b) quoiqu’elles aient ce soupçon raisonnable ou qu’elles agissent au cours d’une véritable enquête, les autorités font plus que fournir une occasion et incitent à perpétrer une infraction.[12]

Selon la jurisprudence, la doctrine de provocation policière blâme la conduite de l’État qui violerait la notion de franc jeu et de décence[13]. En premier lieu, la Cour devait donc déterminer si le « Projet Raphael » était une véritable enquête.

Pour que ce soit le cas, deux critères doivent être réunis : la police devait avoir :

(1) Des soupçons raisonnables à l’égard d’un lieu suffisamment précis;

(2) L’objectif réel d’enquêter sur des activités criminelles et de les réprimer.[14]

Lorsque ces critères sont satisfaits, la police peut donner l’occasion à quelqu’un de commettre une infraction sans que cela constitue de la provocation policière.

Premièrement, la notion de lieu, dans une enquête en ligne comme le « Projet Raphael », rend l’application de ces deux critères ambigus. La Cour doit donc appliquer les critères de l’Arrêt Ahmad[15] afin de déterminer quelle est la différence entre les espaces physiques et les espaces virtuels[16]. Ces critères s’appliquent au cas par cas et sont évalués à la lumière des faits. Selon la Cour, les espaces en ligne se distinguent des espaces physiques de trois façons : « étant de nature informationnelle plutôt que géographique, Internet n’est pas soumis aux nombreuses restrictions du monde physique en termes de portée et de fonctions; les gens se comportent différemment en ligne; et les espaces virtuels soulèvent des préoccupations uniques en matière de droits.[17]»

En l’espèce, la Cour se prononce ainsi concernant l’importance à accorder aux caractéristiques et circonstances d’une enquête menée en ligne, car cela peut avoir de larges répercussions :

[51] Afin de respecter l’équilibre entre les différents principes fondamentaux qui sous‑tendent la doctrine de la provocation policière, les tribunaux appelés à déterminer si une enquête policière en ligne constituait une véritable enquête doivent donc accorder une attention particulière aux fonctions et à l’interactivité de l’espace concerné, à savoir la perméabilité, l’interconnectivité, le dynamisme, ainsi que les autres caractéristiques qui font d’Internet un milieu distinct pour les autorités chargées de l’application de la loi. Même une enquête en ligne circonscrite peut constituer une intrusion profonde et étendue dans la vie des gens. Comme une enquête en ligne est susceptible d’avoir des effets sur beaucoup plus de personnes qu’une enquête équivalente dans un lieu physique, un examen approfondi de ces effets s’impose. La façon dont la police intervient dans Internet peut avoir autant d’importance, voire davantage, que l’endroit où elle le fait.[18]

Deuxièmement, la notion de soupçons raisonnables requiert également l’existence d’un ensemble de faits objectivement discernables appréciés à la lumière de toutes les circonstances[19]. Il s’agit d’un critère qui se doit d’être analysé au cas par cas.

Pour finir, la Cour se penche sur les faits de l’affaire Ramelson et répond aux deux questions suivantes :

(1) La police possédait‑elle des soupçons raisonnables à l’égard d’un espace suffisamment précis?

(2) Dans l’affirmative, les infractions de leurre d’enfants dont M. Ramelson a été accusé étaient‑elles rationnellement liées et proportionnelles à l’infraction prévue au par. 286.1(2)? [20]

En premier lieu, les policiers soupçonnaient que des infractions étaient commises sur l’espace de la page web Backpage dont le contenu suggérait des escortes très jeunes. Les policiers avaient déjà trouvé, sur cette page web, des services d’escortes mineures annoncés. Il y avait donc une possibilité raisonnable que l’infraction prévue à l’art. 286.1 (2) C. Cr. soit perpétrée[21]. Eu égard à toutes les circonstances, la Cour en vient donc à la conclusion que les annonces publiées dans la section escorte de Backpage constituait un espace suffisamment précis pour fonder des soupçons raisonnables[22].

En deuxième lieu, pour ce qui est du lien et de la proportionnalité, les policiers avaient des soupçons raisonnables que l’infraction d’obtention de services sexuels moyennant rétribution d’une personne âgée de moins de dix-huit ans était perpétrée sur le site web Backpage.  Selon la Cour, cela leur permettait d’offrir l’occasion de commettre d’autres infractions plus graves (telle que le leurre d’enfant) puisque ces infractions étaient rationnellement liées et proportionnelles les unes par rapport aux autres[23].

En conséquence, la Cour suprême a rejeté l’appel. 

Cette décision récente de la Cour suprême rappelle les règles relatives à la doctrine de la provocation policière et établie le cadre à respecter afin que la police puisse mener un type d’enquête par lequel elle inciterait un citoyen à commettre une infraction en ligne.

Le texte intégral de la décision est disponible ici.


Les propos tenus dans cet article sont propres à Me Emmanuelle Rochon et ne sauraient être attribués à son employeur.


[1] R. c. Ramelson, 2022 CSC 44.

[2] Ibid., par. 3.

[3] Ibid., par. 16-17.

[4] Ibid., par. 17.

[5] 2019 ONSC 4061.

[6] Ibid., par. 18.

[7] Ibid., par. 20.

[8] 2021 ONCA 328.

[9] Ibid., par. 21 et 25.

[10] Ibid., par. 35.

[11] Ibid., par. 26.

[12] Ibid., par. 29; R. c. Mack, 1988, 2 R.C.S. 903, p. 964-965.

[13] Ibid., par. 30.

[14] Ibid., par. 35.

[15] R. c. Ahmad, 2020 CSC 11.

[16] Supra note 1, par. 41.

[17] Ibid., par. 49.

[18] Ibid., par. 51.

[19] Ibid., par. 54.

[20] Ibid., par. 72.

[21] Ibid., par. 74-76.

[22] Ibid., par. 93.

[23] Ibid., par. 94-100.

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