par
Zakary Lefebvre
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17 Jan 2023

R. c. Lafrance : Quand le refus d’une deuxième consultation de l’avocat justifie l’exclusion de la preuve

Par Zakary Lefebvre, avocat et Anaïs Nguyen, étudiante à l'Université de Montréal

Le 22 juillet 2022, la Cour suprême du Canada, dans l’arrêt Lafrance, a établi que le droit à l’assistance d’un avocat, protégé à l’alinéa 10b) de la Charte canadienne,dans le cas d’un accusé de meurtre au deuxième degré, n’avait pas été respecté lorsque les policiers lui avaient refusé une deuxième consultation avec un avocat. En appliquant le test de l’arrêt Grant, le plus haut tribunal du pays a tranché en faveur de l’exclusion de la preuve en vertu du paragraphe 24(2) de la Charte canadienne.

Contexte

Nigel Vernon Lafrance, un jeune adulte autochtone de 19 ans qui venait de terminer ses études secondaires et ayant peu de démêlés avec la justice, était soupçonné d’être une personne d’intérêt dans le meurtre d’Anthony Yasinki, poignardé au cou et décédé le 17 mars 2015.

Le premier contact avec les policiers (19 mars 2015)

Deux jours après le décès de M. Yasinki, une équipe de onze policiers armés et munis de gilets pare-balles se sont présentés au domicile de M. Lafrance à 6h50 dans le but d’exécuter un mandat de perquisition. Pour ce faire, ils ont pénétré dans le domicile de M. Lafrance. Ils l’ont réveillé afin de lui communiquer l’ordre de s’habiller et de quitter les lieux immédiatement[1]. Après lui avoir demandé de confirmer son identité, les agents lui ont demandé de se rendre au poste de police afin de faire une déclaration, tout en précisant le caractère volontaire de la déclaration, ce que M. Lafrance a accepté[2].

Afin de se rendre au poste de police, les policiers lui ont offert de s’y rendre par ses propres moyens ou de s’y faire conduire dans un fourgon cellulaire banalisé[3]. N’ayant aucun autre moyen de s’y rendre, M. Lafrance a accepté de s’y faire conduire par les policiers. Arrivée au poste, il a été conduit dans une salle d’interrogatoire, sans qu’on l’avise que la porte était déverrouillée.

L’interrogatoire avec M. Lafrance s’en est suivi pendant trois heures et demie. Lors de l’interrogatoire, l’accusé fut informé de son droit de garder le silence, mais pas de son droit de consulter un avocat, et qu’il était libre de quitter à sa guise. Il fut avisé par la suite qu’il était un suspect principal dans l’enquête sur le meurtre de M. Yasinki. À la suite de l’interrogatoire, les empreintes et l’ADN de M. Lafrance furent prélevés et son cellulaire et ses vêtements furent saisis, tous des éléments auxquels M. Lafrance avait consenti[4].

Le deuxième contact avec les policiers (7 avril 2015)

Le 7 avril 2015, M. Lafrance a été arrêté pour le meurtre de M. Yasinki. À ce moment, les policiers l’ont avisé de son droit à l’assistance d’un avocat et de la possibilité de consultation téléphonique avec un avocat de l’aide juridique, ce que M. Lafrance a fait dès son arrivée au poste de police[5]. À la suite de son appel, un policier a demandé à M. Lafrance s’il avait compris la portée des conseils, ce à quoi M. Lafrance a répondu par l’affirmative[6].

L’interrogatoire avec le policier a duré plusieurs heures. À un certain moment durant l’interrogatoire, M. Lafrance a demandé au policier d’appeler son père avant de continuer à répondre aux questions, parce que c’était sa seule chance d’engager un avocat avant de continuer à leur parler. En effet, l’avocat de l’aide juridique lui avait conseillé d’embaucher un avocat avant de continuer à parler aux policiers. Le sergent lui a ensuite expliqué qu’il pourrait parler à son père sans problème, mais qu’il ne pouvait pas consulter une deuxième fois un avocat. Ce dernier a déclaré avoir été convaincu que M. Lafrance comprenait la portée de son droit au silence et les conseils juridiques que l’avocat de l’aide juridique lui avait donnés. C’est à la suite du refus du policier de permettre à l’accusé de consulter un avocat que M. Lafrance a avoué avoir tué la victime[7].

Cour provinciale, 2017 ABQB 746 (le juge Ackerl)

Au procès, l’accusé a présenté une requête pour faire exclure cet aveu. Le juge du procès a rejeté la requête. En effet, le juge conclut que l’accusé n’était pas détenu lorsqu’il fit sa première déclaration à la police puisque l’accusé était libre de collaborer avec les policiers, de se rendre au poste de police, de répondre aux questions des policiers et de fournir un échantillon sanguin, d’ADN et son téléphone. N’étant pas détenu, les protections de l’alinéa 10b) ne pouvaient pas s’appliquer. Quant à la deuxième déclaration, le juge du procès a estimé qu’elle était volontaire puisque les policiers n’avaient pas utilisé de ruses ou de techniques oppressantes et que l’accusé avait compris la portée de son droit à l’assistance d’un avocat et, par le fait même, son droit au silence. Il n’y avait donc pas lieu d’obtenir une deuxième consultation avec un avocat, et donc, les éléments de preuve ont été jugés admissibles.

Cour d’appel de l’Alberta, 2021 ABCA 51 (les juges Bielby, Veldhuis et Wakeling)

La majorité de la Cour d’appel de l’Alberta a accueilli l’appel. Les juges Bielby et Valdhuis concluent que le juge du procès a erré en ne considérant pas la perspective raisonnable de l’accusé avant de conclure à l’absence de détention, ce qui a ensuite influencé son raisonnement subséquent[8]. Contrairement au juge du procès, la Cour d’appel de l’Alberta a conclu qu’il y avait détention et que le droit de l’accusé d’être informé de son droit à l’assistance de l’avocat de la part des policiers a été bafoué[9]. Par conséquent, en appliquant l’article 24 (2) de la Charte canadienne, la preuve et les informations recueillies lors de la déclaration devraient être exclues.

Quant au juge Wakeling, dissident, celui-ci était en faveur de rejeter l’appel, en accord avec les motifs du juge du procès quant à l’absence de détention et donc, à l’absence d’une obligation du droit à l’assistance à l’avocat de M. Lafrance[10].

Décision

Questions en litige (par. 19)

  1. Les policiers ont-ils détenu M. Lafrance et violé son droit à l’assistance d’un avocat garanti par l’al. 10b) le 19 mars 2015?
  1. Les policiers ont-ils violé le droit de M. Lafrance à l’assistance d’un avocat garanti par l’al. 10b) en refusant de lui permettre d’avoir une autre consultation avec un avocat le 7 avril 2015?
  1. Si la réponse à l’une ou l’autre des questions précédentes, ou aux deux, est affirmative, l’utilisation des éléments de preuve ainsi obtenus est-elle susceptible de déconsidérer l’administration de la justice, de sorte qu’ils doivent être écartés en application du par. 24(2)?

Position de l’intimé (par. 20 et 65)

Concernant l’évènement du 19 mars 2015, l’intimé soumet qu’il était détenu dès le moment de la perquisition et que cette détention s’est poursuivie pendant l’entretien au poste de police. Il s’ensuit que les policiers ont violé l’al. 10b) en omettant de l’informer de son droit d’avoir recours à l’assistance d’un avocat dès le début de détention[11].

Pour ce qui est de l’évènement du 7 avril 2015, l’intimé affirme qu’il n’a pas pu exercer adéquatement son droit à l’assistance d’un avocat garanti par l’al. 10b) après avoir été arrêté. En effet, M. Lafrance soumet qu’un changement de circonstances lui permettait une deuxième consultation avec un avocat[12].

Analyse – Majorité (par. 20-103)

La Cour suprême du Canada, sous la plume du juge Brown, se range du côté de la Cour d’appel de l’Alberta quant à plusieurs aspects de l’analyse.

D’abord, relativement à la première question en litige, la majorité définit la détention comme « la suspension de l’intérêt d’une personne en matière de liberté par suite d’une contrainte physique ou psychologique considérable de la part de l’État » en s’appuyant sur les arrêts Suberu[13] et Le[14]. Cette interprétation permet de conclure que M. Lafrance s’est fait imposer le choix de collaborer avec les policiers en raison d’une détention psychologique, un état dans laquelle une personne raisonnable placée dans les mêmes circonstances se sentirait obligée de coopérer. À cet effet, la majorité soulève que les trois facteurs de l’arrêt Grant doivent être pris en considération, soit : (1) les circonstances à l’origine du contact avec les policiers telles que la personne en cause a dû raisonnablement les percevoir, (2) la nature de la conduite des policiers, et (3) les caractéristiques ou la situation particulière de la personne, selon leur pertinence[15].

Quant aux circonstances à l’origine du contact avec les policiers, la personne raisonnable se serait sentie visée par une enquête lorsqu’elle se fait réveiller par les policiers et qu’on lui demande de confirmer son identité[16]. La nature de la conduite des policiers, quant à elle, doit être considérée dans une vue d’ensemble qui tient compte de toutes les circonstances de l’affaire[17]. Sur ce point, il faut considérer que M. Lafrance a été réveillé par onze policiers en uniforme munis d’armes à feu et de gilets pare-balles, qu’ils lui ont demandé de confirmer son identité, que le seul moyen de se rendre au poste de police était dans un fourgon de police banalisé et que son accès à l’extérieur de la salle d’interrogatoire au poste de police était restreint[18]. Le troisième facteur, la situation particulière de l’accusé, penche également vers la détention de l’accusé. Notons que le jeune âge de l’accusé, sa petite stature et le contexte historique et social plus large des relations interraciales entre les personnes autochtones et les policiers sont des facteurs qui doivent considérés. En somme, l’analyse des trois critères de l’arrêt Grant permet de conclure que M. Lafrance était détenu. Il s’ensuit que les policiers ont violé le droit de l’intimé de consulter un avocat garanti par l’al. 10b) en ne l’informant pas dudit droit et en ne lui donnant pas une possibilité de l’exercer. 

Relativement aux évènements du 7 avril 2015, la majorité évoque que M. Lafrance était en droit de réclamer une deuxième consultation avec un avocat, car il s’agissait d’un changement de circonstances, tel qu’abordé dans l’arrêt Sinclair[19].

En effet, dans la mise en œuvre du droit à l’assistance d’un avocat, les policiers ont une double obligation. D’une part, le volet « informationnel » oblige les policiers d’informer la personne détenue (1) de son droit d’avoir recours sans délai à l’assistance d’un avocat, et (2) de l’existence de l’aide juridique et d’avocats de garde. De l’autre part, le volet « mise en application » force les policiers à donner une possibilité raisonnable à la personne détenue d’exercer ce droit et à s’abstenir de tenter de soutirer des éléments de preuve jusqu’à ce que la personne détenue ait communiquée avec un avocat. C’est en ce qui concerne le deuxième volet que les policiers ont l’obligation de donner au détenu la possibilité raisonnable à l’accusé de consulter de nouveau un avocat s’il y a un changement au niveau des circonstances ou des faits nouveaux[20]. À cet égard, la majorité de la Cour suprême se range du côté de la majorité de la Cour d’appel qui était d’avis que le changement de circonstances dans le cas de M. Lafrance était assimilable à une troisième catégorie, la présence de raisons de se demander si le détenu comprenait bel et bien ses droits[21].

Effectivement, au paragraphe 87, la majorité souligne :

Le doute qui aurait raisonnablement dû naître dans l’esprit de l’enquêteur concernant le fait que M. Lafrance n’avait peut-être pas compris ses droits et la manière de les exercer est confirmé, voire accentué, lorsqu’il est examiné à la lumière des caractéristiques particulières de M. Lafrance. Il est tout à fait plausible qu’une personne de 19 ans, n’ayant jamais été détenue ou fait l’objet d’un entretien sous garde, puisse avoir de la difficulté à comprendre ses droits, puisqu’elle ne les a jamais exercés ni même parlé à un avocat. Bien que le juge du procès ait estimé qu’il était « non dépourv[u] de discernement », comme je l’ai déjà expliqué, il était manifestement dépourvu de discernement d’une manière qui importe en l’espèce. Enfin, comme je l’ai expliqué et même s’il n’était pas clair qu’il s’agissait d’un facteur présent dans le cas qui nous occupe, compte tenu des origines autochtones de M. Lafrance, je note que les enquêteurs et les cours de révision devraient être sensibles au profond déséquilibre des pouvoirs qui découle de la vulnérabilité historique unique des Autochtones dans leurs contacts avec le système de justice criminelle (Watkins, p. 493-495). Tous ces facteurs — dont aucun n’est pris en considération par mes collègues — étayent davantage la conclusion que la situation de M. Lafrance appartient à la troisième catégorie énoncée dans l’arrêt Sinclair.

En conséquence, il y a eu une violation du droit à l’assistance d’un avocat prévu à l’alinéa 10b) de la Charte canadienne. Lorsque M. Lafrance a demandé aux policiers d’appeler son père afin d’embaucher un avocat, et donc, de consulter pour une deuxième fois un avocat, les policiers auraient dû lui accorder cette permission. Il était évident que M. Lafrance ne faisait pas preuve de discernement et qu’il ne comprenait vraisemblablement pas la portée de son droit à l’assistance d’un avocat, ce qui peut être attribuable notamment à son jeune âge et son inexpérience. Contrairement à la croyance du juge de première instance, l’intelligence de l’accusé ne permettait pas de conclure à la capacité de faire preuve de discernement.

Finalement, quant à l’exclusion de la preuve en vertu du paragraphe 24 (2) de la Charte canadienne, la majorité a souscrit à l’analyse de la Cour d’appel en matière de l’application du test de l’arrêt Grant militant en faveur de l’exclusion de la preuve[22].

Raisonnement du juge en chef Wagner et des juges Moldaver, Côté et Rowe (par. 104-194)

Dans des motifs conjoints dissidents, les juges Côtés et Rowe sont d’avis que le pourvoi aurait dû être accueilli et que la déclaration de culpabilité de M. Lafrance pour meurtre au deuxième degré aurait dû être rétablie. La minorité ne souscrit pas à l’approche et au dispositif de la majorité. En effet, tout comme le juge du procès, les juges dissidents sont d’avis qu’il n’y avait pas de détention et donc, que le droit à l’assistance d’un avocat n’était pas violé. Essentiellement, l’accusé n’était pas détenu pour trois raisons : l’approche de la majorité ne faisait pas assez preuve de déférence à l’égard du raisonnement du juge du procès, qu’elle accordait trop de poids dans son analyse de la détention sur la perception de la personne raisonnable placée dans les mêmes circonstances de M. Lafrance et que plus de poids aurait dû être accordé à la valeur du témoignage des policiers qui avaient, selon eux, satisfait le volet informationnel du droit à l’assistance d’un avocat.

Le texte intégral de la décision est disponible ici.


[1] R. c. Lafrance, 2022 CSC 32, par. 2 et 8.

[2] Id.

[3] Id., par. 10.

[4] Id., par. 14.

[5] Id., par. 15.

[6] Id., par. 16.

[7] Id., par. 17.

[8] R. v. Lafrance, 2021 ABCA 51, par. 36.

[9] Id., par. 40.

[10] Id., par. 88.

[11] R. c. Grant, 2009 CSC 32, par. 28.

[12] R. c. Sinclair, 2010 CSC 35.

[13] R. c. Suberu, 2009 CSC 33, par. 21.

[14] R. c. Le, 2019 CSC 34, par. 27.

[15] R. c. Grant, préc., note 11, par. 32.

[16] R. c. Lafrance, préc., note 1, par. 32-33.

[17] R. c. Grant, préc., note 11, par. 32.

[18] R. c. Lafrance, préc., note 1, par. 40.

[19] R. c. Sinclair, préc., note 12.

[20] Id., par. 53.

[21] R. c. Lafrance, préc., note 1, par. 72.

[22] R. c. Lafrance, préc., note 1, par. 101.

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