La modification du régime d’octroi d’emprisonnement avec sursis a-t-elle brimée des droits garantis par la Charte aux délinquants autochtones?
Par Jeremy van Doorn, avocat et Jane Ghoussoub, étudiante à l'Université de Montréal
Au Canada, une crise en matière d’incarcération des Autochtones est indéniable. Toutefois, dans la décision R. c. Sharma, 2022 CSC 39, la majorité conclut que les droits des délinquants autochtones garantis par la Charte canadienne n’ont pas été brimés lors de la modification législative de 2012 du régime d’octroi d’emprisonnement avec sursis.
Contexte
En 2015, l’intimée, une femme autochtone nommée Cheyenne Sharma, importe 1,97 kilogramme de cocaïne au Canada. Elle explique à la Cour qu’au moment de l’infraction, elle risquait d’être expulsée de son logement en raison d’un retard de paiement. Son partenaire de l’époque lui avait alors promis de lui verser 20 000$ pour qu’elle apporte la valise contenant de la drogue au Canada. L’intimée avait 20 ans et ne possédait pas de casier judiciaire (par. 5).
Elle plaide coupable à l’importation d’une substance inscrite à l’Annexe I en violation du paragraphe 6(1) de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances et réclame une peine d’emprisonnement avec sursis (par. 6).
Considérant que le législateur a modifié en 2012 le régime d’octroi de sursis, cette peine est inaccessible pour certaines infractions graves, dont l’infraction pour laquelle madame Sharma plaide coupable.
En vertu des articles 7 et 15 de la Charte canadienne, madame Sharma conteste l’alinéa 742.1c) et le sous-alinéa 742.1e)(ii) du Code criminel. Le premierempêche l’octroi de sursis lorsqu’une peine maximale d’emprisonnement de 14 ans ou d’emprisonnement à perpétuité est prévue pour l’infraction en question. Le deuxième empêche l’octroi d’emprisonnement avec sursis pour les infractions portant notamment sur les importations de drogues, et dont une peine maximale de dix ans d’emprisonnement est prévue (par. 26).
Le juge de première instance rejette la contestation de l’intimée et la condamne à 18 mois d’emprisonnement ferme. La Cour d’appel accueille le pourvoi de madame Sharma sur la base que les articles en question ont une portée excessive en vertu de l’article 7 de la Charte canadienne et qu’ils sont discriminatoires à l’encontre des personnes autochtones selon le paragraphe 15(1) de la Charte canadienne (par.19 et 21).
La poursuite porte la décision de la Cour d’appel de l’Ontario en appel à la Cour suprême.
Décision
D’abord, la Cour précise deux points importants relatifs au litige.
Premièrement, on explique que le pouvoir exclusif de légiférer revient au Parlement. C’est uniquement ce dernier qui peut élaborer une politique en matière de détermination de la peine : aucun droit constitutionnel n’existe pour une peine particulière telle que le sursis. La Charte canadienne, y compris son paragraphe 15(1), n’impose pas à l’État une obligation positive de créer un régime pour pallier les inégalités sociales (par. 61, 63, 65).
Deuxièmement, la Cour Suprême observe que les intervenants ont présenté de nouveaux éléments de preuve devant la Cour d’appel. La majorité explique alors que les intervenants ne devraient pas compléter le dossier en appel, car cette façon de procéder nuit au bon déroulement du processus (par. 74 et 75).
La Cour suprême conclut que madame Sharma ne démontre pas que les articles contestés violent son droit à l’égalité énoncé au paragraphe 15(1) de la Charte canadienne.
La démonstration de la violation se fait en deux étapes : « La première étape consiste à se demander si la loi contestée a créé un effet disproportionné sur le groupe demandeur pour un motif protégé ou a contribué à cet effet. Pour ce faire, il faut nécessairement établir une comparaison entre le groupe demandeur et d’autres groupes ou la population générale (Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143, p. 164). La deuxième étape, à son tour, vise à déterminer si cet effet impose des fardeaux ou refuse des avantages d’une manière qui a pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer un désavantage. La conclusion que la loi contestée a un effet disproportionné sur un groupe protégé (première étape) ne permet pas automatiquement de conclure que la distinction est discriminatoire (deuxième étape). » (par. 31)
En l’espèce, madame Sharma ne s’acquitte pas de son premier fardeau et la Cour n’a pas à se pencher sur la deuxième étape (par. 36).
Bien qu’aucun type de preuve spécifique ne soit requis, l’intimée ne fournit pas une preuve statistique démontrant l’effet disproportionné des articles sur les peuples autochtones, telle qu’une hausse démesurée d’incarcérations de ces derniers. Par ailleurs, l’intimée affirme que les dispositions contestées empêchent l’application de l’alinéa 718.2e) du Code criminel qui oblige les juges à tenir compte de la situation particulière des autochtones lors de la détermination de la peine, ce qui a un effet disproportionné. La Cour conclut que cette affirmation est non fondée puisque, même sans accorder un emprisonnement avec sursis, le juge respectera cet article en faisant preuve d’ouverture d’esprit et de souplesse. Le juge chargé de déterminer la peine de madame Sharma a d’ailleurs tenu compte de son statut et de sa situation et lui a accordé une peine d’emprisonnement de 18 mois, peine inférieure à celles habituellement imposées pour des infractions semblables (par. 36, 76-81).
La Cour conclut également que les dispositions contestées ne violent pas l’article 7 de la Charte canadienne. Bien qu’elles limitent le droit à la liberté de madame Sharma, cette limitation respecte les principes de justice fondamentale : elles n’ont pas de portée excessive et ne sont pas arbitraires (par. 85).
En premier lieu, une loi sera considérée arbitraire si aucun lien n’existe entre les limites imposées et son objet. Dans le cas présent, un tel lien existe. D’une part, la loi a pour objet de renforcer la cohérence du régime d’octroi du sursis à l’emprisonnement en faisant de l’emprisonnement la peine habituellement infligée pour certaines infractions et catégories d’infractions graves. D’autre part, les dispositions contestées assurent que les délinquants qui commettent ces infractions n’ont plus accès à la peine d’emprisonnement avec sursis (par. 110-112).
En deuxième lieu, une loi aura une portée excessive si les limites au droit à la liberté n’ont aucun lien rationnel avec son objet. La Cour suprême considère que la peine maximale est un indicateur approprié de la gravité de l’infraction, que le législateur doit disposer d’une grande marge de manœuvre au regard de ce qui peut être considéré comme une infraction grave et que la gravité de l’infraction et la situation du délinquant ainsi que sa culpabilité morale ne doivent pas être confondues. La Cour conclut qu’il existe un lien rationnel entre les limites qui découlent des dispositions contestées et l’objet de la loi (par.104-109).
Le pourvoi est alors accueilli. L’alinéa 742.1c) et le sous-alinéa 742.1e)(ii) du Code criminel sont constitutionnels et la peine de 18 mois d’emprisonnement est rétablie (par. 113).
Commentaire
Il est important de noter que le projet de loi C-5 : Loi modifiant le Code criminel et la Loi réglementant certaines drogues et autres substances prévoit l’abrogation de la plupart des restrictions en matière d’octroi d’emprisonnement avec sursis. On abroge notamment les dispositions contestées par madame Sharma. Ce projet de loi a été adopté par la Chambre des communes le 15 juin 2022 et a reçu la sanction royale le 17 novembre 2022. L’octroi de l’emprisonnement avec sursis est donc de nouveau disponible pour des cas comme celui de madame Sharma en vertu des critères généraux de l’article 742.1 du Code criminel.
Le texte intégral de la décision est disponible ici.
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