par
Anne-Geneviève Robert
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31 Jan 2023

Un juge peut-il imposer une peine plus sévère que celle proposée par la Couronne dans le cadre de représentations sur sentence?

Par Anne-Geneviève Robert, avocate et Jadeli Scott, étudiante à l'Université de Montréal

Dans R. c. Nahanee[1], la Cour suprême du Canada confirme la peine d’emprisonnement de huit ans à l’égard de M. Nahanee, reconnu coupable d’agressions sexuelles à l’endroit de ses deux nièces, alors adolescentes. Interjetant l’appel afin de faire étendre l’application du critère de l’intérêt public aux audiences de détermination de la peine contestées, le pourvoi de M. Nahanee est rejeté par la Cour suprême.

La Cour suprême décide entre autres de ne pas appliquer le « critère de l’intérêt public », développé dans l’arrêt R. c. Anthony-Cook[2] portant sur les audiences de détermination de la peine lorsque les parties ont soumis une recommandation conjointe.

Contexte

En 2019, M. Nahanee a admis avoir agressé sexuellement à de multiples reprises sa nièce, E.N., alors âgée de 13 ans et une autre de ses nièces, S.R., alors mineure[3].  Lors de l’audience de détermination de la peine, la Couronne a demandé au Tribunal de condamner l’accusé à une peine de quatre à six ans de prison alors que l’avocat de ce dernier a réclamé une peine d’emprisonnement de trois à trois ans et demi[4]. La juge Smith a finalement condamné l’accusé à cinq ans d’emprisonnement pour les agressions commises contre la première nièce et à trois ans pour celles commises contre la seconde, totalisant ainsi une peine de huit ans d’emprisonnement[5] et dépassant la fourchette proposée par la Couronne.

Décision

Le présent pourvoi porte sur les questions de droit suivantes, à savoir :

  1. Le cadre établi par l’arrêt Anthony-Cook;
  2. La possibilité pour les parties de présenter des observations additionnelles lorsqu’une peine plus sévère risque d’être infligée;
  3. L’intervention d’un tribunal supérieur lorsque la peine infligée est plus sévère que celle proposée par la Couronne[6].

Historique procédural :

Cour provinciale de la Colombie-Britannique

Pour déterminer la peine appropriée, la juge Smith a considéré divers facteurs aggravants et atténuants concernant l’accusé. Les facteurs tendant à augmenter la sévérité de la peine étaient, entre autres, « les mauvais traitements infligés à des membres de la famille, les mauvais traitements à l’égard d’une personne âgée de moins de 18 ans, l’abus de la confiance des victimes et l’effet important des infractions sur les deux victimes »[7]. Quant aux facteurs atténuants, M. Nahanee avait inscrit un plaidoyer de culpabilité, il était relativement jeune et il ne possédait pas de casier judiciaire[8].

De surcroît, la juge a également considéré les origines autochtones de l’accusé en vertu de l’art. 718.2e) du Code criminel. Ainsi, suite à l’étude du rapport Gladue[9] , la juge a conclu qu’aucun des facteurs atténuants n’était présent, donc qu’il n’y avait de pas justification permettant de réduire la peine du fait de l’« autochtonité » de l’accusé[10].

Cour d’appel de la Colombie-Britannique

En appel de la décision de la juge Smith, M. Nahanee a plaidé que le critère de l’intérêt public développé par la Cour suprême du Canada en 2016 dans l’arrêt Anthony-Cook devrait également s’appliquer et ce, malgré le fait que les parties ne s’entendaient pas sur la peine à infliger en l’espèce et qu’il revenait au tribunal de trancher sur la peine appropriée[11]. Or, à l’unanimité, les juges de la Cour d’appel ont rejeté l’appel formulé par M. Nahanee[12].

Motifs

  1. Le cadre établi par l’arrêt Anthony-Cook[13]

Au nom de la majorité, le juge Michael J. Moldaver a déclaré que le critère de l’intérêt public adopté dans l’arrêt Anthony-Cook ne s’applique pas aux audiences de détermination de la peine contestées à la suite d’un plaidoyer de culpabilité.

Le juge fait premièrement valoir que la certitude et l’efficacité que l’on retrouve dans le contexte d’une suggestion commune ne sont pas recherchées lors d’une audience de détermination de la peine contestée[14].  En effet, lorsque les audiences de détermination de la peine sont contestées, elles se caractérisent par une absence d’accord entre les deux parties[15]. Il n’existe aucune certitude raisonnable quant à la peine à laquelle peut s’attendre l’accusé[16] : la sentence peut donc possiblement excéder la fourchette des peines proposées par les avocats[17], bien que vraisemblablement, elle se situera à l’intérieur de la fourchette proposée de part et d’autre.

De plus, les audiences de détermination de la peine contestées ne bénéficient pas de la même efficacité, car les parties doivent se préparer pour celles-ci et du temps de cour supplémentaire doit être alloué aux représentations exhaustives des procureurs, a contrario des audiences de détermination de la peine où il existe une recommandation conjointe présentée au tribunal[18].  En effet, dans de tels cas, à moins que la peine proposée déconsidère l’administration de la justice ou soit contraire à l’intérêt public, les juges ne doivent pas rejeter la recommandation conjointe des parties[19]. Ce critère d’intérêt public se restreint uniquement aux recommandations conjointes, soit lorsque les deux parties sont toutes les deux d’accord sur la sentence à être infligée et que le tribunal peut bénéficier par le fait même d’une plus grande efficacité.

Deuxièmement, la Cour suprême détermine que si le critère d’intérêt public s’appliquait autant aux recommandations conjointes qu’aux audiences de détermination de la peine contestées, les parties seraient dissuadées de présenter des recommandations conjointes.[20] En effet, lorsque des recommandations conjointes sont proposées, ce n’est que dans de rares exceptions que le juge de la peine peut s’écarter de la peine proposée, contrairement aux audiences contestées. Or, si le critère d’intérêt public s’appliquait également à ces audiences, le juge de la peine pourrait aussi être empêché d’infliger une peine supérieure à celle proposée par la Couronne[21]. De plus, dans l’hypothèse où l’accusé décidait de participer à une audience de détermination de la peine contestée, il bénéficierait d’un avantage supplémentaire, puisque cela lui permettrait possiblement d’obtenir une peine plus clémente que celle convenue dans le cadre d’une recommandation conjointe[22], sans risque que la peine finalement octroyée se situe au-delà de celle proposée par la Couronne. Ainsi, cela serait contraire à l’objectif de l’arrêt Anthony-Cook, soit celui d’encourager les recommandations conjointes[23].

Finalement, le juge Moldaver explique que le critère d’intérêt public ne s’applique pas aux audiences de détermination de la peine contestées, car le pouvoir discrétionnaire du juge de la peine serait en partie usurpé et par le fait même transféré à la Couronne[24]. En effet, les juges ont la responsabilité de déterminer la juste peine à infliger à un accusé en considérant la gravité de l’infraction et le degré de responsabilité du délinquant (art. 718.1 C.cr.). Si le critère d’intérêt public s’appliquait, les juges verraient leur responsabilité être en quelque sorte minée, puisqu’ils ne pourraient plus fixer eux-mêmes l’extrémité supérieure des fourchettes de peines justes[25].

  1. La possibilité pour les parties de présenter des observations additionnelles lorsqu’une peine plus sévère risque d’être infligée

Dans le présent pourvoi, la Cour a précisé que le juge doit s’assurer d’aviser les parties et de leur donner la possibilité de présenter des observations additionnelles dans le contexte où il prévoit infliger une peine plus sévère que ce que propose la Couronne[26]. Or, en l’espèce, malgré le fait que la juge Smith n’a pas avisé les parties de son intention d’infliger une peine supérieure à la proposition de la Couronne et ne leur a pas donné la possibilité de présenter des observations additionnelles, M. Nahanee n’a pas démontré qu’il détenait des renseignements pertinents et additionnels au soutien de sa position qui auraient eu un impact sur la peine[27]. De plus, il a été jugé que la juge Smith avait formulé des motifs suffisamment justifiés pour infliger une peine plus sévère que celle proposée par la Couronne, ses motifs n’étant par ailleurs pas erronés.

  1. L’intervention d’un tribunal supérieur lorsque la peine infligée est plus sévère que celle proposée par la Couronne

En l’espèce, la peine infligée de huit ans d’emprisonnement pour les chefs d’agressions sexuelles à l’endroit des deux nièces de M. Nahanee n’était pas manifestement non indiquée et ne justifie donc pas une intervention d’un tribunal supérieur[28]. Au nom de la majorité, le juge Moldaver a d’ailleurs mentionné :

Les actes prolongés et profondément préjudiciables de M. Nahanee ont eu une incidence irréparable sur la vie de deux jeunes femmes autochtones. Ses actes mettent en évidence le risque accru d’agression sexuelle que courent les jeunes femmes marginalisées. Monsieur Nahanee était en situation de confiance en tant qu’oncle des victimes, et il les a violées alors qu’elles se trouvaient en situation de vulnérabilité, endormies chez leur grand-mère.[29]

Conclusion

La Cour a conclu que la juge de la peine n’a pas commis d’erreur de droit relativement à la peine d’emprisonnement de huit ans pour M. Nahanee, alors reconnu coupable d’agressions sexuelles à l’endroit de ses deux nièces. Elle a conclu à bon droit que le critère d’intérêt public invoqué dans l’arrêt Anthony-Cook s’applique uniquement aux recommandations conjointes à la suite d’un plaidoyer de culpabilité, et non lorsque les parties offrent des représentations distinctes sur sentence et que le tribunal doit trancher sur la peine appropriée en l’espèce. La Cour rejette donc le pourvoi.

Le texte intégral de la décision est disponible ici.


[1] R. c. Nahanee, 2022 CSC 3.

[2] R. c. Anthony-Cook, 2016 CSC 43 (ci-après « Anthony-Cook »).

[3] R. c. Nahanee, note 1, par. 7-10.

[4] Id., par. 15.

[5] Id., par. 16.

[6] Id., par. 24.

[7] Id., par. 17.

[8] Id., par. 19.

[9] Ce rapport tire son nom du jugement rendu par la Cour suprême du Canada en 1999 (R. c. Gladue, [1999] 1 RCS 688) qui permet d’établir les facteurs devant être pris en compte par les tribunaux lors de la détermination de la peine relativement aux délinquants autochtones.

[10] R. c. Nahanee, note 1, par. 20.

[11] Id., par. 3.

[12] Id., par. 21.

[13] R. c. Anthony-Cook, note 2, par. 34.

[14] R. c. Nahanee, note 1, par. 42.

[15] Id., par. 31.

[16] Id., par. 32.

[17] Id., par. 32.

[18] Id., par. 33.

[19] Id., par. 1.

[20] Id., par. 37.

[21] Id., par. 37.

[22] Id., par. 38.

[23] Id., par. 39.

[24] Id., par. 40.

[25] Id., par. 42.

[26] Id., par 43.

[27] Id., par. 51.

[28] Id., par. 68.

[29] Id., par. 69.

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