Non-respect par un soumissionnaire d’une exigence obligatoire au moment du dépôt de sa soumission : possibilité pour une municipalité de considérer qu’il s’agit d’un soumissionnaire conforme ?
Par Ariane Bélanger, avocate
Dans le cadre d’un processus de demande de soumissions publique, les exigences indiquées comme obligatoires selon le libellé des documents d’appel d’offres lient une municipalité qui ne peut en faire fi dans le cadre de son analyse de la conformité des soumissions reçues, et ce, même si les exigences sont formulées à son bénéfice. L’affaire Produits d’électronique et de signalisation (PES.) Canada inc. c. Ville de Québec[1] est un bon exemple et montre clairement qu’une municipalité ne peut considérer qu’un soumissionnaire est conforme s’il ne satisfait pas ces exigences au moment du dépôt de sa soumission, et ce, même si elle estime que les objectifs qui sous-tendent celle-ci sont rencontrés en tenant compte des renseignements fournis après-coup.
Contexte
En mai 2021, la défenderesse, Ville de Québec, lance un processus d’appel d’offres public pour l’octroi d’un contrat de services spécialisés pour l’installation d’équipements d’urgence neufs sur les véhicules de son service de police.
La demanderesse, Produits d’électronique et de signalisation (PES) Canada inc. (ci-après, «P.E.S.»), ainsi que la mise en cause, Les systèmes Cyberkar inc. (ci-après, «Cyberkar»), déposent une soumission en réponse à cet appel d’offres.
Selon les documents d’appel d’offres, la Ville de Québec exige à la clause « Place d’affaires et expérience » que chacun des soumissionnaires détienne un atelier situé à proximité de la Ville de Québec. Selon un représentant de la défenderesse, l’objectif de cette exigence est de favoriser une plus grande concurrence tout en s’assurant qu’elle fera affaire avec un entrepreneur d’expérience exploitant une place d’affaires à proximité de ses points de services.
Plus particulièrement, la clause « Place d’affaires et expérience » prévoit:
« Le soumissionnaire doit avoir un atelier avec techniciens situé à proximité Ville de Québec (sic) afin d’être en mesure de donner un niveau de service requis pour ces (sic) véhicules d’urgence. La place d’affaires (sic) doit être accessible dans l’heure suivant une demande d’intervention du représentant de la Ville de Québec. »
Le 24 novembre 2021, le conseil d’agglomération de la Ville de Québec octroie le contrat à Cyberkar.
Selon P.E.S., le contrat n’aurait toutefois pas dû lui être octroyé, la soumission de ce dernier étant non conforme en raison d’une irrégularité majeure, puisque contrairement aux exigences prévues aux documents d’appel d’offres, Cyberkar ne dispose pas d’un atelier situé à proximité de la Ville de Québec au moment du dépôt de sa soumission.
À cet égard, il appert que dans sa soumission Cyberkar fait état de son intention d’ajouter un atelier dans la région de Québec. Qui plus est, après le dépôt de sa soumission, mais avant l’octroi du contrat en sa faveur, Cyberkar entreprend des démarches en vue de signer un bail pour l’ajout d’une place d’affaires dans la Ville de Québec.
Estimant que le contrat aurait plutôt dû lui être octroyé, puisqu’il est, au contraire de Cyberkar, le plus bas soumissionnaire conforme, P.E.S. s’adresse au Tribunal et dépose une demande d’injonction interlocutoire provisoire et permanente. Seule la demande d’injonction est tranchée dans la présente affaire.
De son côté, la Ville de Québec conteste la demande de P.E.S. et prétend que l’exigence prévue à la clause « Place d’affaires et expérience » est satisfaite par Cyberkar. En effet, cette dernière prétend que cette clause constitue une exigence de performance en lien avec l’exécution des services prévus au contrat, laquelle demeure sous son contrôle dans le cadre de l’analyse des soumissions reçues. Elle ajoute d’ailleurs que Cyberkar respecte cette exigence en fonction des informations qu’elle a obtenues.
Subsidiairement, la Ville de Québec prétend que si le Tribunal conclut que la soumission de Cyberkar est entachée d’une irrégularité, celle-ci est mineure et n’est pas fatale quant à la conformité de sa soumission, puisqu’il n’y a aucun impact sur le prix de la soumission de l’adjudicataire.
Décision
Selon les motifs exposés par le juge Dallaire dans la présente affaire, le Tribunal fait droit à certaines des conclusions recherchées par P.E.S. et rejette les arguments soumis par la Ville de Québec.
Le Tribunal conclut d’abord que la clause « Place d’affaires et expérience » prévoit une exigence qui doit être satisfaite au moment du dépôt de toute soumission. Ainsi, en précisant que « le soumissionnaire doit avoir un atelier avec techniciens situé à proximité de la Ville de Québec », la défenderesse ne pouvait faire fi de cette exigence sans briser l’égalité entre les soumissionnaires, et ce, même si elle l’a elle-même posée et que l’exigence est à son propre bénéfice. Le juge Dallaire précise d’ailleurs qu’un soumissionnaire ayant déjà un atelier dans le secteur visé tel que requis par les documents d’appel d’offres se trouve certainement désavantagé dans le cadre du processus par rapport à un soumissionnaire qui ne possède pas un tel atelier et n’assume aucuns frais à cet égard.
Le Tribunal conclut également que la Ville de Québec n’était pas bien fondée de tenter de valider, après-coup, le respect d’une exigence qui devait, selon les documents d’appels d’offres, obligatoirement être satisfaite au moment où Cyberkar a déposé sa soumission. En effet, le défaut pour un soumissionnaire de respecter l’exigence prévue à la clause « Place d’affaires et expérience » et d’avoir, au moment du dépôt de sa soumission, un atelier situé à proximité de la Ville de Québec constitue une irrégularité majeure qui s’avère fatale à l’égard de la conformité de sa soumission, aucune discrétion ne pouvant être exercée par la défenderesse à cet égard.
Pour ces raisons, le Tribunal accueille donc la demande de P.E.S. et déclare que la soumission de Cyberkar est non conforme. En sus, il déclare que l’adjudication du contrat visant l’installation d’équipements d’urgence sur les véhicules de son service de police en faveur de Cyberkar est nulle de nullité absolue, puisqu’il a été octroyé sans respecter les règles applicables en matière d’appel d’offres public.
En ce qui concerne la demande de P.E.S. de lui octroyer le contrat, le Tribunal refuse de faire droit à cette demande en précisant que malgré que la soumission de P.E.S. soit conforme, ce dernier ne peut pas se substituer aux instances décisionnelles compétentes d’une municipalité relativement à l’octroi d’un contrat compte tenu des principes applicables en matière d’appel d’offres public:
« [128] Le Tribunal fera droit à celle visant la conformité de la soumission et la nullité de l’octroi de la soumission de P.E.S.
[129] Par contre, il ne saurait adjuger en faveur de P.E.S. la soumission qui est déjà bien entamée.
[130] Voici ce qu’en dit la doctrine à ce sujet :
[9.99] C’est aussi parce que l’appel d’offres ne lie pas une municipalité et ne peut aucunement constituer un engagement définitif entre les parties que les tribunaux ne peuvent jamais ordonner à une municipalité d’accorder un contrat, même lorsque la Cour en arrive à la conclusion que telle personne est le plus bas soumissionnaire. Le Tribunal ne peut décider de l’attribution d’un contrat à la place du conseil municipal (Transport Yamaska ltée c. Ville de St-Hubert, J.E. 92-1772 (C.S.)). La Cour ne peut non plus ordonner à la municipalité de faire une nouvelle demande de soumissions (Transport Fafard inc. c. Corporation municipale de St-Eugène, CS Drummond, no 405-05-000183-889, 26 octobre 1988, j. André Biron). Tout ce que peut faire un tribunal, c’est de déclarer que la résolution du conseil octroyant le contrat est nulle, le désigner qui est le plus bas soumissionnaire conforme et, si le contrat a été accordé à une autre personne, de dire que le demandeur (soumissionnaire évincé) a droit à des dommages-intérêts (Prud’homme & Frères ltée c. Ville de Montréal, (1991) 2 M.P.L.R. (2d) 194 (C.S.)).
[131] Enfin, notre collègue, monsieur le juge Faullem, écrit ce qui suit:
[95] Qui plus est, en combinant les effets d’une clause de réserve et ceux de l’article 2125 C.c.Q., lequel accorde au propriétaire un droit de résiliation unilatérale d’un contrat de service, il est généralement reconnu qu’il est impossible pour un tribunal d’émettre une injonction comportant des conclusions mandatoires pour forcer un organisme public à accorder le contrat « B » à un autre soumissionnaire.
[132] À ce sujet, la Cour d’appel souligne la dualité des contrats A et B énoncés par la Cour:
[251] […] Depuis les arrêts de la Cour suprême dans Ron Engineering, M.J.B. Entreprises Ltd. Et Martel Building Ltd., il est reconnu que l’invitation à présenter une soumission faite dans un appel d’offres peut constituer une offre de contracter, laquelle, acceptée par la présentation d’une soumission, donne naissance à un véritable contrat appelé « contrat A ». Celui-ci est distinct du contrat d’entreprise ou de service qui va résulter de l’adjudication du marché à l’un des soumissionnaires, appelé par opposition le « contrat B ». Ces arrêts sont compatibles avec le droit civil québécois. »
[Références omises]
Le texte intégral de la décision est disponible ici.
[1] 2022 QCCS 3501.
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