Établir la filiation à la suite d’une procréation « amicalement assistée » : un casse-tête de preuves ?
Par Mylène Lafrenière Abel, avocate et Claude-Sophie Boies, étudiante à l'Université de Montréal
Le projet parental avec assistance à la procréation est un concept qui peut soulever certaines difficultés, notamment quant au lien de filiation entre l’enfant et le tiers. Dans le cas d’un projet parental avec procréation dite « amicalement assistée », l’homme agit par apport de forces génétiques dans le cadre d’une relation sexuelle. Comment déterminer, dans ce cas, si l’enfant est véritablement issu d’un projet parental avec assistance à la procréation? L’homme peut-il être déclaré comme le père de l’enfant ou n’est-il qu’un géniteur? Ce sont les questions qui sont explorées dans le jugement Droit de la famille – 221816, 2022 QCCS 3897, alors que la Cour supérieure est appelée à se prononcer sur une demande de déclaration de paternité.
Contexte
Monsieur et Madame (ci-après, « les parties ») sont des amis d’enfance qui ont repris contact au début de l’année 2016. De son côté, Monsieur est en couple avec sa conjointe depuis 2009 et ils ont deux enfants. Madame a également deux enfants, mais se sépare de son conjoint à l’été 2016[1].
Au cours de l’année 2016, Madame apprend qu’elle est atteinte de problèmes de fertilité. Elle demande à Monsieur s’il accepterait d’agir à titre de donneur de sperme afin qu’elle puisse avoir un enfant. Monsieur en discute avec sa conjointe et celle-ci accepte sous certaines conditions : elle désire connaitre le sexe de l’enfant et elle exige qu’un document soit signé afin que l’entente soit sans équivoque[2].
En janvier 2017, Madame met fin à ses démarches étant donné les coûts élevés reliés aux traitements de fertilité. Elle renonce donc à l’idée d’avoir un troisième enfant et décide plutôt de compléter ses études afin de devenir infirmière. Elle s’inscrit donc au cégep afin de débuter à l’automne 2018[3].
Selon la version de Monsieur, au printemps 2018, Madame réitère son désir d’avoir un enfant avec la participation de ce dernier. Il accepte de procéder au don de sperme dans le seul objectif d’aider Madame à réaliser son projet parental et mentionne avoir utilisé une méthode artisanale à deux reprises. Ces deux tentatives ayant échouées, il propose à Madame d’avoir une relation sexuelle complète. Cette relation a eu lieu le 24 juin 2018[4].
Selon la version de Madame, le 24 juin 2018, les parties ont eu une relation sexuelle de manière spontanée sans aucune mention du projet parental ou de don de sperme. Selon elle, c’était une relation sexuelle n’ayant aucun objectif de procréation[5].
À la fin juillet 2018, Madame apprend qu’elle est enceinte. Elle informe Monsieur qu’elle désire que l’enfant sache qu’il est son père ainsi qu’il contribue monétairement. Monsieur est sous le choc, car sa conjointe n’est pas au courant que le projet artisanal s’est concrétisé. Au début août, il l’informe des démarches artisanales et ce n’est qu’à la fin août qu’il lui avouera avoir une relation sexuelle non protégée avec Madame[6].
Madame demande que Monsieur soit reconnu comme le père de l’enfant, car celui-ci est le résultat d’une simple relation sexuelle, sans aucun objectif de procréation[7].
Monsieur reconnait qu’il est le père biologique de l’enfant, mais il s’oppose à la déclaration de paternité soutenant que la naissance résulte du projet parental seul de Madame. À son avis, il a agi à titre de donneur de sperme au projet parental de Madame et donc aucun lien de filiation ne peut être établi entre lui et l’enfant[8].
Décision
L’article 538.2 du Code civil du Québec précise qu’il est impossible d’établir un lien de filiation entre la personne ayant fourni un apport de forces génétiques au projet parental d’autrui et l’enfant qui en est issu. Par ailleurs, le deuxième alinéa de cet article prévoit une exception, soit si l’apport de forces génétiques se fait par relation sexuelle. Dans ce cas précis, le lien de filiation peut être établi dans l’année suivant la naissance de l’enfant[9].
La Cour énonce que, selon la jurisprudence, afin d’établir que l’enfant a été issu d’un projet parental avec assistance à la procréation, trois conditions sont nécessaires :
[21] […]
(1) Une personne seule (ou des conjoints) décide d’avoir un enfant;
(2) Pour ce faire, elle décide d’avoir recours aux forces génétiques d’un tiers ; et
(3) Le tiers ne doit pas être partie au projet parental.[10]
La troisième condition réfère à la volonté du tiers. Dans l’éventualité où il y a relation sexuelle, la mère doit énoncer clairement son projet au tiers afin que ce dernier puisse accepter le rôle limité de sa participation, soit celui de n’être qu’un géniteur. La volonté des parties doit donc être déterminée préalablement à la conception de l’enfant[11].
La Cour précise, en citant les écrits du professeur Alain Roy, que c’est au tiers de démontrer, par prépondérance des probabilités, son rôle d’« instrument »[12]. Ainsi, selon la balance des probabilités, Monsieur a le fardeau de prouver que les trois conditions requises pour établir que l’enfant est issu d’un projet parental avec assistance à la procréation sont remplies. En ce sens, il doit démontrer qu’il existait une entente réelle entre Madame et lui que la relation sexuelle du 24 juin 2018 était dans l’objectif que Monsieur fournisse un apport aux fins de la réalisation du projet parental exclusif de cette dernière[13].
De l’avis de la juge, il était impossible déterminer qui, entre Monsieur et Madame, disait vrai. Par le fait même, Monsieur n’a pas rempli son fardeau de preuve, ce qui permet au tribunal de trancher en faveur de Madame et de déclarer Monsieur comme père de l’enfant.
Dans leur récit respectif, les parties donnent des versions contradictoires quant aux relations sexuelles intervenues entre elles. Par contre, le dossier consultatif de la clinique de fertilité révèle clairement qu’en date de janvier 2017, Madame a mentionné être en « essai de grossesse » depuis six mois avec un ami ne désirant pas être impliqué dans la grossesse. La Cour conclut donc qu’en 2016, les parties tentaient de réaliser le projet parental exclusif de Madame avec l’apport de forces génétiques de Monsieur, ce dernier restant exclu du projet parental. À l’appui, le tribunal ajoute que l’accord de la conjointe de Monsieur à sa participation au projet parental de Madame confirme aussi leur entente[14].
Dans la version de Monsieur, en avril-mai 2018, des démarches concrètes sont entreprises, par méthode artisanale et ensuite par rapport sexuel, afin que le projet parental de Madame se concrétise. Toutefois, de son côté, Madame soutient qu’elle avait renoncé à son projet parental en 2017 afin de retourner aux études. Le 24 juin 2018, le rapport sexuel intervenu entre les parties n’avait pas, aux yeux de Madame, une finalité procréative[15].
Un autre élément de preuve soulevé par le tribunal est le fait que Monsieur ait tenu sa conjointe dans l’ignorance de la reprise du projet parental de Madame en 2018. Étant donné que sa conjointe avait déjà accepté en 2016 et avait même énoncé des conditions claires à son accord, la Cour s’étonne qu’il fasse ce don de gamètes en écartant l’entente écrite du processus[16].
De l’avis de la Cour, Monsieur n’a pas rencontré son fardeau de preuve, car il n’a pas su démontrer qu’il était plus probable qu’il existait une entente entre les deux parties, le 24 juin 2018, que la relation sexuelle se déroulerait dans le seul objectif que Monsieur fournisse des gamètes aux fins de la conception de l’enfant[17].
Le texte intégral de la décision est disponible ici.
[1] Droit de la famille – 221816, 2022 QCCS 3897, par. 3-5.
[2] Id., par. 7.
[3] Id., par. 9-10.
[4] Id., par. 11.
[5] Id., par. 13.
[6] Id., par. 14
[7] Id., par. 17.
[8] Id., par. 18.
[9] Id., par. 20.
[10] Id., par. 21.
[11] Id., par. 22.
[12] Id., par. 23.
[13] Id., par. 24.
[14] Id., par. 29.
[15] Id., par. 30.
[16] Id., par. 31.
[17] Id., par. 34.
Commentaires (0)
L’équipe du Blogue vous encourage à partager avec nous et nos lecteurs vos commentaires et impressions afin d’alimenter les discussions sur le Blogue. Par ailleurs, prenez note du fait qu’aucun commentaire ne sera publié avant d’avoir été approuvé par un modérateur et que l’équipe du Blogue se réserve l’entière discrétion de ne pas publier tout commentaire jugé inapproprié.