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Sophie Estienne
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03 Jan 2023

Propos discriminatoires : un nouveau cadre d’analyse appliqué par le Tribunal des droits de la personne

Par Sophie Estienne, avocate

Le Tribunal des droits de la personne, dans la décision Mboula Lebala c. Procureur général du Québec (Ministère de la Sécurité publique)[1], devait déterminer si des propos ont porté atteinte au droit à la sauvegarde de la dignité d’une personne de manière à compromettre son droit à l’égalité, en vertu des articles 4 et 10 de la Charte. Généralement ses dossiers s’inscrivent dans le contexte de l’emploi ou de la fourniture de biens ou de services. Depuis l’arrêt Ward[2] le spectre d’analyse entourant ces propos discriminatoires a changé et cette décision est un exemple de ce nouveau cadre juridique applicable.

Contexte

Le 14 janvier 2016, M. Mboula Lebala, le demandeur, un homme noir incarcéré au Centre de détention de Rivière-des-Prairies, fait une requête afin d’obtenir du papier hygiénique. M. Vincent Goulet lui répond qu’il ne peut faire suite à sa demande dans l’immédiat. Un peu plus tard, alors que M. Lebala réitère sa demande, M. Goulet lui aurait répondu, en présence d’autres détenus : « Nègre, torche-toi donc avec du papier journal », ajoutant qu’il « ne travaille pas pour les ordures noires ». Le soir même, M. Lebala requiert un rapport de plainte à Mme Virginie Dugas, une agente des services correctionnels. Celui-ci refusant d’entrer dans sa cellule, Mme Dugas lui aurait dit : « Hosti de singe, je t’ai demandé de regagner ta merde tu auras un rapport disciplinaire ».

À la suite des événements, M. Lebala rédige une plainte à l’interne, alléguant avoir été la cible de propos racistes, et y joint les déclarations écrites de deux détenus qui auraient été témoins d’une partie des événements. La plainte est rejetée en raison de l’absence de fondement eu égard aux allégations de propos discriminatoires par les agents.

Le 24 mai 2016, M. Lebala adresse à la Commission une plainte au regard de ces propos discriminatoires.

La Commission, agissant dans l’intérêt public et au bénéfice de M. Lebala, saisit le Tribunal et allègue que les propos discriminatoires à l’endroit de M. Lebala portent attente à son droit à la reconnaissance et à l’exercice, en pleine égalité, de son droit à la sauvegarde de sa dignité, en contravention des articles 4 et 10 de la Charte. Par la suite, le 3 février 2022, avant l’audience, la Commission cesse d’agir pour M. Lebala et ce dernier reprend l’instance le 9 février suivant, conformément à l’article 15 du Règlement du Tribunal des droits de la personne[3]. M. Lebala se représente alors seul et réclame aux agents des services correctionnels, ainsi qu’au Procureur général du Québec, une indemnisation de 10 000 $ à titre de dommages moraux. Il demande aussi que les agents soient chacun condamnés à lui verser 3 000 $ à titre de dommages punitifs.

De leur côté, M. Goulet et Mme Dugas nient avoir prononcé de tels propos et attaquent la crédibilité de M. Lebala, faisant valoir qu’il a déjà invoqué avoir fait l’objet de propos racistes par le passé.

Décision

En ce qui concerne M. Goulet, le Tribunal est d’avis que M. Lebala a présenté une preuve suffisante pour établir, selon la prépondérance des probabilités, que les propos qu’il attribue à M. Goulet ont bel et bien été prononcés. Le Tribunal a pu disposer des déclarations écrites de deux détenus qui auraient été témoins des paroles alléguées.

Toutefois, concernant Mme Dugas, le Tribunal est d’avis que la preuve ne permet pas d’établir de façon prépondérante que Mme Dugas a prononcé les paroles qui lui sont attribuées, compte tenu de divergences entre les propos rapportés dans la plainte de M. Lebala et son témoignage non corroboré sur ce point lors du procès.

En octobre 2021, la Cour suprême a clarifié, dans l’arrêt Ward, le « cadre juridique applicable à un recours en discrimination dans un contexte impliquant la liberté d’expression » en établissant un test à deux volets. Le premier volet met l’accent sur la notion d’humanité. En effet, selon la Cour suprême, c’est la notion d’humanité qui est au centre du droit à la sauvegarde de la dignité garanti par l’article 4 de la Charte. Cette notion est fondamentalement attaquée par des propos qui isolent une caractéristique identitaire d’un individu pour le dénigrer, le rabaisser, l’humilier et lui faire sentir qu’il possède une valeur moindre en tant qu’être humain.

Le deuxième volet du test invite à considérer les effets probables des propos litigieux sur la personne visée par ces propos.

Dans la perspective du test élaboré par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Ward, le Tribunal conclut que les paroles prononcées par M. Goulet ont porté atteinte au droit à l’égalité de M. Lebala. En utilisant le mot « Nègre », qui a une forte connotation raciste, et en associant le mot « ordure » à la couleur de peau de M. Lebala, M. Goulet incite clairement à mépriser M. Lebala ou à détester son humanité pour un motif de distinction illicite, à savoir sa race ou sa couleur. Le Tribunal conclut que les paroles tenues par M. Goulet peuvent vraisemblablement mener au traitement discriminatoire de M. Lebala et mettre en péril son acceptation sociale, s’agissant de propos d’une personne en position d’autorité à l’égard d’une personne incarcérée, entièrement dépendante de l’établissement carcéral pour ses besoins de base. La liberté d’expression garantie par la Charte ne peut couvrir ces propos. Ils ne s’inscrivent pas dans un échange d’idées ou dans un processus de création, d’émancipation ou d’information.

En conclusion, les propos adressés par M. Goulet à M. Lebala, basés sur des caractéristiques protégées par l’art. 10 de la Charte, à savoir la race et la couleur, ont détruit ou compromis le droit de celui-ci à la reconnaissance et à l’exercice, en pleine égalité, de son droit à la sauvegarde de sa dignité. En conséquence, le Tribunal condamne solidairement le Procureur général du Québec et M. Goulet à verser à M. Lebala la somme de 2 500 $ à titre de dommages moraux, compte tenu du dénigrement et de l’humiliation dont il a été victime devant des tiers. Le Tribunal condamne également M. Goulet à verser à M. Lebala 500 $ à titre de dommages punitifs, considérant qu’il faut dénoncer l’utilisation de tels propos par des personnes en position d’autorité à l’égard de personnes incarcérées.

Conclusion

Le 29 octobre 2021, dans l’affaire Ward[4], en refusant de reconnaître l’humoriste M. Mike Ward coupable de discrimination à l’égard de M. Jérémy Gabriel, le plus haut tribunal du pays remet en question la portée et la pertinence du recours en discrimination comme équivalent du recours en diffamation.

Ce nouveau cadre juridique et cette conception plus restrictive de ce que constitue la discrimination remettent en question de nombreux dossiers de la Commission et questionne la compétence du Tribunal.

Dans ce sens, le 19 avril 2022, la Commission précise son nouveau cadre de compétence et annonce qu’elle ne prendra plus en charge des plaintes concernant des propos discriminatoires qui se fondent exclusivement sur les articles 4 et 10 de la Charte[5]. Cette restriction du cadre de compétence de la Commission entraîne une restriction réciproque de celle du Tribunal vu que la saisie de ce dernier se fait exclusivement par la Commission, sous réserve notamment de la substitution prévue à l’article 84 de la Charte[6].

Le texte intégral de la décision est disponible ici.


[1] Mboula Lebala c. Procureur général du Québec (Ministère de la Sécurité publique), 2022 QCTDP 11.

[2] Ward c. Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse), 2021 CSC 43.

[3] Règlement du Tribunal des droits de la personne, RLRQ, c. C-12, r. 6.

[4] Ward c. Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse), 2021 CSC 43.

[5] Voir Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, « La CDPDJ précise son nouveau cadre de compétence d’enquête en matière de plaintes liées aux propos allégués comme discriminatoires », communiqué de presse, 19 avril 2022, en ligne : <https://www.cdpdj.qc.ca/fr/actualites/enquete-propos-discriminatoires>.

[6] Art. 111 de la Charte.

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