par
Mathilde Romano
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16 Fév 2023

Contestation constitutionnelle de la Loi 96: la Cour supérieure ordonne le sursis d’une procédure de sélection pour un poste de juge à la Cour du Québec

Par Mathilde Romano, avocate

Suivant l’adoption de la Loi sur la langue officielle et commune du Québec, le français[1], la décision Conseil de la magistrature c. Procureur général du Québec, 2023 QCCS 151 (la « Décision »), oppose les pouvoirs législatif et exécutif dans le cadre du processus de sélection et de nomination des juges. Les demandeurs réclament à la Cour supérieure la suspension d’un avis de sélection pour un poste de juge, le temps qu’une décision sur le fond soit rendue concernant la constitutionnalité des changements apportés par la Loi 96 au processus de sélection des juges. Le 23 janvier 2023, la demande de sursis est accordée par la Cour et l’avis de sélection est suspendu.

Contexte

La réforme de la Charte de la langue française

Le 1er juin 2022, la majorité des dispositions de la Loi 96 sont entrées en vigueur, opérant une réforme majeure de la Charte de la langue française[2]. Afin de renforcer l’usage du français « à titre de langue de la législation et de la justice »[3], la Loi 96 limite la possibilité d’exiger qu’un candidat à la magistrature connaisse une autre langue que le français[4]

Pour ce faire, le législateur a modifié la Charte, la Loi sur les tribunaux judiciaires[5] et le Règlement sur la procédure de sélection des candidats à la fonction de juge de la Cour du Québec, de juge d’une cour municipale et de juge de paix magistrat[6].

Ces modifications empêchent d’exiger d’un candidat à la fonction de juge qu’il connaisse une autre langue que le français, à moins que le ministre de la Justice (le « Ministre »), en consultation avec le ministre de la Langue française, estime que :

  1. l’exercice de cette fonction le nécessite, et
  2. « tous les moyens raisonnables ont été pris pour éviter d’imposer une telle exigence »[7].

Avant l’entrée en vigueur de la Loi 96, le Règlement prévoyait que la Secrétaire du secrétariat à la sélection des candidats à la fonction de jugedressait et affichait l’avis de sélection des juges, en fonction des besoins établis par la juge en chef (y compris les besoins linguistiques). Bien que le Ministre ouvrait le concours, il n’intervenait pas dans la détermination des besoins[8].

Désormais, les avis de sélection ne sont plus établis en fonction des besoins identifiés par la juge en chef, son rôle se limitant à soumettre au Ministre une planification des postes à pourvoir, au moins une fois par année, sur invitation et « à titre informatif »[9].

Les faits

Le 30 mai 2022, la juge en chef de la Cour du Québec formule des besoins pour neuf postes de juges, dont trois à la chambre de la jeunesse, avec résidence à Longueuil. En août 2022, la Secrétaire transmet à la juge en chef un avis de sélection déjà affiché pour trois postes, lequel ne tient pas compte des besoins exprimés par la juge en chef, puisqu’un de ces avis (l’« Avis 175 ») ne précise pas que la connaissance de l’anglais est requise.

Le 9 août 2022, les demandeurs intentent un pourvoi en contrôle judiciaire pour contester la constitutionnalité des dispositions interdisant d’exiger qu’un candidat à la magistrature connaisse une autre langue que le français, sans l’autorisation du Ministre et du ministre de la Langue française. 

Par la suite, en septembre 2022, le pourvoi est amendé pour demander le contrôle judiciaire de l’Avis 175 en particulier et pour obtenir un sursis en vertu de l’art. 530 du Code de procédure civile, afin de suspendre le processus de sélection relatif à cet avis le temps qu’une décision au fond soit rendue.

Cette demande de sursis est l’objet de la présente décision.

Décision

Rappelant que le « [p]ourvoi n’opère pas sursis, sauf circonstances exceptionnelles »[10], le juge énonce les critères devant guider son analyse :

1) établir la présence d’une question sérieuse à trancher;

2) déterminer si les demandeurs subiront un préjudice irréparable si la demande est rejetée;

3) déterminer laquelle des deux parties subira le plus grand préjudice selon l’issue de la décision relative au sursis.

1. La question sérieuse

Pour établir l’existence d’une question sérieuse, le juge rappelle qu’il suffit de démontrer qu’elle n’est ni frivole ni vexatoire. À ce chapitre, les demandeurs invoquent deux arguments principaux. 

L’application rétroactive de la Loi 96

Selon eux, les anciennes dispositions du Règlement devraient régir le processus de sélection en litige, puisque d’une part, rien n’indique que la Loi 96 s’applique rétroactivement, et d’autre part, les besoins à l’origine de l’Avis 175 ont été formulés par la juge en chef avant l’entrée en vigueur des modifications au Règlement

Le PGQ est toutefois d’avis que les nouvelles dispositions du Règlement s’appliquent, puisque la Loi 96 est d’application immédiate et régit les situations en cours au moment de son entrée en vigueur. Or, bien que la juge en chef ait formulé ses besoins avant l’entrée en vigueur de la Loi 96, le lancement du concours ne débute qu’à la demande du Ministre. Il en résulte que la situation était toujours en cours au moment de l’entrée en vigueur.

Selon le juge, déterminer si « l’établissement du contenu de l’Avis 175 était une “situation en cours” ou si, au contraire, c’était une “situation entièrement survenue” »[11] au moment de l’entrée en vigueur de la Loi 96 n’est ni futile ni vexatoire, et représente donc une question sérieuse à trancher. 

L’atteinte au principe d’indépendance judiciaire

Les demandeurs allèguent que les modifications apportées par la Loi 96, qui établissent les situations dans lesquelles le Ministre peut exiger d’un candidat qu’il connaisse l’anglais, portent atteinte au principe constitutionnel de l’indépendance judiciaire. Plus précisément, ils invoquent le principe de l’indépendance administrative qui inclut la gestion des rôles, séances, assignations et le fonctionnement de la Cour.

Lorsque le Ministre détermine s’il est nécessaire d’exiger la connaissance de l’anglais

Pour déterminer s’il est nécessaire d’exiger la connaissance de l’anglais, le Ministre ne peut tenir compte que des données « relatives au nombre de juges qui ont une connaissance d’une langue autre que la langue officielle et au nombre d’audiences tenues en application de l’article 530 du Code criminel dans une telle langue »[12].

Selon les demandeurs, les données limitées sur lesquelles le Ministre base sa décision ne tiennent pas compte des réalités propres aux différentes chambres, leurs compétences et des différentes réalités démographiques et linguistiques propres à chaque région. Ainsi, « l’intrusion du pouvoir exécutif sur la gestion et le fonctionnement de la Cour est rendue inévitable par la mise en œuvre d’un système ignorant entièrement les besoins et les réalités de la Cour »[13].

Lorsque le Ministre évalue si toutes les mesures raisonnables ont été prises pour éviter d’exiger une autre langue

Même si le Ministre concédait que la connaissance de l’anglais était nécessaire, celle-ci ne pourrait être requise que si le Ministre et le ministre de la Langue française déterminent que tous les moyens raisonnables ont été pris pour l’éviter. Ceci équivaudrait alors à « une mise en tutelle de la Cour par le Ministre qui surveillera la gestion de ses séances, rôles et assignations pour se déclarer satisfait ou non que tous les moyens raisonnables ont été pris »[14].

À cet argument, le PGQ oppose notamment que la nomination des juges ne relève pas du pouvoir judiciaire, mais exclusivement de l’exécutif. L’indépendance administrative se refléterait plutôt dans l’assignation des juges aux causes, les séances ou le rôle de la Cour, mais non au processus de nomination.

Le PGQ ajoute que les demandeurs « tentent de modifier de façon judiciaire les droits linguistiques issus d’un compromis historique […] limités à ceux énoncés à l’art. 133 de la Loi constitutionnelle de 1867 »[15]

Selon lui, ces droits permettent à une personne d’utiliser le français ou l’anglais pour s’adresser au Tribunal, et n’entraînent pas le droit d’être compris par celui-ci.

Ici encore, le Tribunal estime que les arguments des demandeurs soulèvent plusieurs questions sérieuses.

2. Le préjudice irréparable

Le juge détermine que les demandeurs ont apporté des « éléments de preuve précis et détaillés et non hypothétiques établissant la probabilité qu’un préjudice irréparable soit subi autant pour l’administration de la Chambre de la jeunesse en Montérégie que par les justiciables et parties intéressées qui comparaissent devant cette Chambre »[16].

Selon les demandeurs, le manque criant de ressources et le contexte particulier de la chambre de la jeunesse en Montérégie font en sorte que l’ajout d’une considération linguistique dans le cadre de l’organisation et de la coordination du travail engendrerait une situation « intenable » et pourrait nier le droit des justiciables d’avoir accès à une justice de qualité.

  • Les juges œuvrant en chambre de la jeunesse doivent composer avec un éventail de situations et siéger dans le cadre de nombreuses demandes urgentes et imprévisibles. Il ne serait donc pas possible d’assigner un juge unilingue à ce type de dossiers, limitant alors la marge de manœuvre de la Cour du Québec dans sa gestion et son fonctionnement.
  • Dans l’organisation et la coordination du travail, la Cour du Québec doit également tenir compte des droits linguistiques additionnels conférés aux jeunes justiciables par le Code criminel, ainsi que des droits fondamentaux prévus par la Loi sur la protection de la jeunesse[17]. La nomination d’un juge unilingue pourrait porter atteinte à ces droits fondamentaux et donc créer un préjudice irréparable pour ces justiciables vulnérables. 
  • La chambre de la jeunesse en Montérégie dessert les communautés mohawks résidant à Kahnawake et à Akwesasne. Or, la quasi-totalité des Mohawks s’exprime en anglais. La nomination d’un juge unilingue entraverait donc l’établissement d’un lien de confiance avec les membres de la nation Mohawk.

3. La prépondérance des inconvénients

Finalement, en qui concerne le critère de la prépondérance des inconvénients, le juge établit que les préjudices découlant de la nomination d’un juge unilingue de façon inamovible seraient plus importants que ceux découlant de la suspension temporaire de la procédure de sélection et de nomination relative à l’Avis 175. 

En effet, la Cour du Québec et les justiciables « devront composer avec un juge qui ne peut exécuter une grande partie des fonctions pour lesquelles elle ou il est nommé, et ce, de façon inamovible »[18]. Il est d’avis que la nomination d’un juge unilingue créerait pour les justiciables, « un préjudice concret et amplement documenté »[19].

Le texte intégral de la décision est disponible ici.


[1] L.Q. 2022, c. 14 [Loi 96].

[2] RLRQ, c C-11 [Charte].

[3] Loi 96, notes explicatives.

[4] Id., art. 5, 165 et 171 à 177.

[5] RLRQ. c. T-16 [LTJ].

[6] RLRQ, c. T-16, r. 4.1 [Règlement].

[7] Charte, art. 12.

[8] Art. 7.

[9] Règlement modifié, art. 6.1 et 7.

[10] Décision, par. 21.

[11] Décision, par. 96.

[12] LTJ, art. 88.1.

[13] Décision, par. 101.

[14] Id.

[15] Id., par. 102.

[16] Décision, par. 127.

[17] RLRQ, c. P-34.1. Ces dispositions visent essentiellement à ériger l’intérêt de l’enfant à titre de considération primordiale, tout en permettant à l’enfant et ses parents de se faire entendre et de participer aux décisions les concernant. Les juges ont également l’obligation de s’assurer que les enfants et leurs parents comprennent les informations et les explications qui leur sont données (préambule et art. 3 à 11).

[18] Décision, par. 149.

[19] Id., par. 147.

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