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Alexandre Baril-Lemire
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16 Mar 2023

Modifier l’ouvrage conçu par un ingénieur : une décision qui peut vous priver de recours

Par Alexandre Baril-Lemire, avocat

Les notions de faute et de lien de causalité dans le domaine de la construction, notamment en matière de conception de plans, peuvent donner bien des maux de tête. Par exemple, lorsque survient un incendie, une explosion ou une autre catastrophe, , on allègue parfois que l’incident résulte d’erreurs dans des plans conçus par des ingénieurs ou d’autres professionnels. Mais quel est le fardeau de la preuve en la matière? La Cour supérieure a récemment clarifié cette question dans Zurich Compagnie d’assurances c. CIMA Québec, 2023 QCCS 276.

Contexte

En 2012, une importante explosion est survenue à l’usine de Bombardier Produits Récréatifs (ci-après « BPR ») située à Valcourt. L’explosion a eu lieu dans un atelier dans lequel transitent des lignes de distribution de carburants pour tester des appareils (ci-après l’« Atelier »).

Le système de distribution de carburant a été conçu en 1997 par CIMA Québec (ci-après l’« Ingénieur »). La conception initiale prévoyait que trois lignes d’essence transiteraient par l’atelier, mais que l’essence n’y serait pas utilisée, ni emmagasinée ou mise en contact avec l’air.

En 2008, BPR a fait modifier le système pour jumeler deux des trois lignes de carburant. Les travaux de modification ont finalement été exécutés par un entrepreneur spécialisé en la matière, mais l’Ingénieur n’avait pas été consulté.

BPR ayant été indemnisée par ses assureurs, ces derniers (ci-après les « Demanderesses ») ont ainsi intenté une action subrogatoire contre, notamment, l’Ingénieur, qu’elles estiment responsable de l’explosion.

Plus précisément, les Demanderesses reprochent à l’ingénieur de ne pas avoir considéré que l’Atelier était un « emplacement dangereux » au sens du Code canadien de l’électricité. S’il l’avait fait, les normes en vigueur lui auraient alors imposé de prévoir des mesures afin de réduire les risques de fuites de vapeurs inflammables, telles qu’une ventilation adéquate. Selon les Demanderesses, l’incident ne serait alors pas survenu.

Décision

La Cour supérieure a rejeté la demande. Elle explique d’abord que l’Ingénieur était justifié de ne pas considérer l’Atelier comme étant un espace dangereux au sens des normes applicables au moment de la conception. Elle soulève cependant un autre motif et c’est ce dernier qui retient notre attention.

Pour que la responsabilité civile d’un ingénieur concepteur soit retenue, il faut nécessairement que l’ouvrage ayant causé le préjudice soit conforme aux plans qu’il a conçus. Lorsque l’ouvrage tel que construit diffère de façon importante de la conception d’origine, on ne peut le reprocher à l’ingénieur, qui n’est responsable que de son propre de travail.

En l’espèce, le système de l’Ingénieur a été significativement modifié. La Cour retient des témoignages d’expert que ces modifications ont accru les risques de fuites de carburant et que l’incident ne serait probablement pas survenu si le concept d’origine avait été maintenu.

Le fait que le système ait été initialement construit conformément aux plans de l’Ingénieur n’est pas, en soi, déterminant. Ce qu’il faut retenir, c’est qu’au moment où l’incident s’est produit, le système n’était plus celui qui avait été conçu par l’Ingénieur. Par ailleurs, même si BPR n’était pas tenue de consulter l’Ingénieur avant d’apporter des modifications au système, le fait d’avoir agi ainsi a eu pour effet de briser tout lien de causalité entre le concept initial et l’Incident.

Les experts des demanderesses reconnaissent que les modifications apportées au système ont pu accroître les accumulations de vapeurs d’essence. Ils estiment cependant que celles-ci auraient été dissipées si l’Ingénieur avait prévu une ventilation plus importante dans l’Atelier, et qu’il s’agit donc là de la cause principale de l’Incident. La Cour rejette néanmoins cet argument et rappelle que les plans d’un professionnel doivent être considérés comme un tout :

[119]     De l’avis du Tribunal, les plans d’un ingénieur sont forcément un tout. Ils sont le fruit d’une longue réflexion où s’entrecroisent les connaissances scientifiques de l’ingénieur, sa créativité, son appréciation du projet dans l’application des diverses normes applicables, son jugement professionnel et son discernement à la lumière d’une vue d’ensemble de la globalité de son œuvre. Dans ce contexte, on ne saurait rechercher sa responsabilité civile dans un contexte où sa conception de l’ensemble a été déformée de manière importante. Encore une fois, l’ingénieur n’est garant que du projet qu’il conçoit, et non d’un autre, et surtout pas d’une autre version grandement affaiblie.

[120]     Ainsi, en plus de l’absence de faute, les demanderesses échouent à établir la responsabilité civile de CIMA en raison du fait que l’ouvrage qui a fait défaut n’était plus le sien, en raison des changements opérés à son insu en 2008.

[…]

[122]     Voici ce que le Tribunal en retient. Si le plan d’un ingénieur n’est pas celui qui reflète l’ouvrage dont la défaillance a causé un préjudice, il n’y a pas de rapport de cause à effet entre la faute et le préjudice. Il en est ainsi, peu importe que l’ouvrage ait été construit au départ selon un autre plan ou que, d’abord construit conformément au plan, il ait été modifié par la suite pour ne plus correspondre au plan initial.

[123]     Dans ce deuxième cas de figure, on pourrait considérer qu’il s’agit d’un novus actus interveniens. Selon ce concept, pour qu’un nouvel acte soit considéré comme ayant rompu le lien causal, il faut que deux conditions soient remplies : d’une part, il faut que le lien de causalité entre la faute initiale et le préjudice subi soit complètement rompu; d’autre part, il doit exister un lien de causalité entre ce nouvel événement et le préjudice subi. En l’espèce, comme la conception initiale a été modifiée par rapport à un élément essentiel, à savoir l’agencement de ses composantes permettant à une soupape de protéger un filtre contre d’éventuelles surpressions, la modification a rompu le lien de causalité entre le plan de CIMA et le préjudice, d’une part. D’autre part, cette modification a entraîné le phénomène de fuite lorsque les autres circonstances nécessaires à son apparition étaient présentes et a donc constitué une nouvelle cause. Les deux conditions sont donc remplies.

[Nous soulignons]

Commentaire

Cette décision nous semble intéressante puisqu’elle donne des éclaircissements sur le fardeau de preuve en matière d’erreur de conception. À la lecture de celle-ci, on peut conclure qu’il n’est pas suffisant de démontrer l’existence d’une faute dans les plans du professionnel concepteur, mais qu’il faut également démontrer que l’ouvrage en litige était, au moment de la survenance du préjudice, conforme à la conception d’origine. À défaut, on comprend que l’action pourrait être rejetée en raison de l’absence de lien de causalité.

Par ailleurs, bien que cette décision concerne un ingénieur et qu’elle n’ait pas encore été citée dans d’autre affaires, ces principes nous semblent transposables à d’autres professionnels qui conçoivent des plans (architectes, technologues, etc.).

Enfin, il importe de noter que cette décision n’avait pas été portée en appel au moment d’écrire ces lignes, mais que les délais pour le faire ne sont pas encore échus. Le cas échéant, nous suivrons la situation de près.

Le texte intégral de la décision est disponible ici.

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