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Sophie Estienne
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04 Juil 2023

Le projet de loi 31 : un retour sur les changements saillants en matière d’habitation

Par Sophie Estienne, avocate et David Searle, avocat

En cette période marquée par le grand déménagement annuel et une crise du logement persistante, il est essentiel de s’attarder sur les mesures prises pour remédier à cette situation préoccupante. Parmi ces initiatives, le Projet de loi 31, Loi modifiant diverses dispositions législatives en matière d’habitation (« projet de loi »), se démarque en tant que dispositif législatif visant à revoir certaines règles en matière d’habitation. Ce projet de loi s’inscrit dans une volonté du gouvernement de répondre aux défis et aux préoccupations croissantes liées à l’accès à un logement abordable pour tous les citoyens. Dans cet article, nous explorerons seulement les changements apportés au Code civil du Québec (« C.c.Q. ») et à la Loi sur le Tribunal administratif du logement.

Le loyer et la clause F

Le premier article du projet de loi propose une modification à l’article 1955 C.c.Q. Actuellement, cet article permet à un locateur, d’un logement situé dans un immeuble nouvellement bâti ou dont l’utilisation à des fins locatives résulte d’un changement d’affectation récent, de hausser le loyer en dehors des recommandations du Tribunal administratif du logement (« TAL »), et ce pendant les cinq premières années suivant la date à laquelle l’immeuble est prêt à être utilisé à des fins locatives.  

Le projet de loi vient restreindre ces augmentations de loyer possible. Selon la modification proposée, les locateurs pourront toujours demander une augmentation de loyer conforme au marché pendant les cinq premières années suivant l’habitabilité du logement. Cependant, ils devront obligatoirement préciser, dans le bail, le seuil maximal auquel le loyer pourrait éventuellement atteindre.

Évictions et Reprises

On parle de reprise de logement quand un locateur veut reprendre un logement pour s’y loger ou pour y loger ses ascendants ou descendants au premier degré, ou tout autre parent ou allié dont il est le principal soutien[1].

Quant à l’éviction, le C.c.Q. prévoit que le locateur peut évincer un locataire pour subdiviser un logement, l’agrandir substantiellement ou changer son affectation[2].

Les articles 2 à 5 du projet de loi viennent encadrer davantage l’éviction, une procédure qui gagne en popularité auprès des locateurs[3].

Procédure

Présentement, un locataire qui souhaite s’opposer à un avis d’éviction a 30 jours pour déposer son opposition au TAL[4]. Dorénavant, les locateurs auront eux-mêmes à ouvrir une demande après ce délai de 30 jours en cas de refus ou de silence des locataires afin d’obtenir l’autorisation de procéder à l’éviction. Cette réforme harmonisera la procédure de l’éviction avec celle prévue pour la reprise.

Fardeau de la preuve

À l’heure actuelle, les locateurs doivent prouver qu’ils entendent réellement procéder à l’éviction et que la loi permet leur projet de subdivision, d’agrandissement ou de changement d’affectation[5]. L’ajout de l’éviction à l’article 1963 C.c.Q. ajoute comme critère de convaincre le TAL que le projet proposé n’est pas un prétexte pour atteindre d’autres fins, tel que de se départir d’un locataire. Ce critère est présentement appliqué en matière de reprises, mais non pas en matière d’évictions[6].

Indemnisation

Si le TAL approuve un projet d’éviction ou de reprise, il doit convenir d’une indemnité pour les locataires forcés de quitter leurs logements.

Le projet de loi prévoit une indemnisation plus importante pour les locataires évincés. Présentement, les locateurs doivent rembourser les frais de déménagement ainsi que l’équivalent de trois mois de loyer aux locataires évincés[7]. Toutefois, en vertu de l’article 4 du projet de loi, les locataires pourront réclamer « un mois de loyer pour chaque année de location ininterrompue du logement par le locataire, laquelle ne peut toutefois excéder un montant représentant 24 mois de loyer ni être inférieure à un montant représentant 3 mois de loyer ».

Notons que l’indemnité prévue à l’article 1967 C.c.Q. pour les reprises resterait inchangée[8].

Dommages en cas de reprise ou d’éviction : allégement du fardeau de la preuve

Outre les indemnités mentionnées précédemment, le TAL peut également accorder des dommages aux locataires à la suite de leur départ du logement en vertu de 1968 C.c.Q. Cela s’applique lorsque les locataires parviennent à prouver que leur départ du logement a été obtenu de mauvaise foi de la part des locateurs, qui n’ont pas réalisé le projet initialement envisagé. Les locataires peuvent alors réclamer des sommes pour compenser la différence de loyer pour leur nouveau logement, des dommages pour la détresse subie, ainsi que des dommages punitifs.

Le projet de loi propose un nouvel article 1968 C.c.Q. visant à alléger le fardeau des locataires dans de telles réclamations. Ils n’auront qu’à prouver la mauvaise foi des locateurs pour obtenir des dommages punitifs. En ce qui concerne les dommages matériels et moraux, le fardeau de la preuve sera renversé. Les locateurs qui n’ont pas procédé avec leur projet initialement envisagé (et qui a mené au départ des locataires) auront à prouver leur bonne foi pour éviter à devoir assumer les pertes subies par leurs anciens locataires.

Cession de bail

Ce changement a fait couler beaucoup d’encre depuis la présentation du projet de loi.

Alors que le droit de céder un bail résidentiel est considéré d’ordre public, le projet de loi propose une modification qui permettrait désormais aux locateurs de refuser une cession de bail sans motif sérieux, entraînant ainsi la résiliation du bail à la date indiquée dans l’avis de cession. Il est important de souligner que si les locateurs ont un motif sérieux pour refuser la cession de bail, le bail reste néanmoins en vigueur et il revient aux locataires de demander au TAL de trancher si le refus des locateurs était justifié[9].

Procédure devant le TAL

Compétence

Le projet de loi apporte dans un premier temps une réponse à l’arrêt Di Spaldro c. Gestion Laberge inc.[10], une décision rendue par la Cour du Québec en appel du Tribunal administratif du logement en 2017. Cette décision avait établi que le TAL n’avait pas la compétence pour ordonner des travaux dont la valeur dépassait le seuil monétaire de compétence de la Cour du Québec.

L’article 27 du projet de loi prévoit que le TAL gardera sa compétence pour rendre les ordonnances prévues aux articles 1863, 1867, 1917 et 1918, et ce même si la valeur des travaux impliqués par de telles ordonnances dépasse « la limite monétaire supérieure de compétence concurrente de la Cour du Québec », soit de 100 000 $ à partir du 1er juillet 2023[11].

Prescription

Le TAL se verra également attribuer un nouveau pouvoir, celui de « suppléer d’office le moyen résultant de la prescription en permettant aux parties d’y répondre.[12] » Cette mesure vise à contourner l’application de l’article 2828 C.c.Q. qui empêche le tribunal de soulever d’office un délai de prescription. Cette disposition sera ajoutée au troisième alinéa de l’article 63 de la Loi sur le Tribunal administratif du logement, et son positionnement laisse entendre qu’elle vise à faciliter la tâche des décideurs en faisant valoir le droit, notamment lorsque de nombreuses parties ne sont pas représentées par des avocats[13].   

Délai pour porter en appel une décision du TAL

Avec l’article 31 du projet de loi, le législateur intervient pour mettre un terme définitif au débat jurisprudentiel concernant le délai de départ pour interjeter appel d’une décision rendue par le TAL[14]. En remplaçant simplement le mot « date » par « connaissance » à l’article 92 de la Loi sur le Tribunal administratif du logement, le législateur clarifie la question : les appelants disposeront de 30 jours à compter de la connaissance du jugement pour interjeter appel devant la Cour du Québec.

Mandats de représentation

Finalement, tant les locataires que les locateurs se verront à l’avenir accorder le droit d’être représenté devant le TAL par n’importe quel tiers, sauf exception. Comités logements et gestionnaires de plusieurs immeubles pourront dorénavant soutenir des locataires et locateurs devant ce forum, à moindres frais que ce que proposent les avocats. Toutefois, il est important de noter que ces représentants non membres du Barreau bénéficieront de moins de formation et ne pourront pas offrir d’avis juridiques aux justiciables.

Commentaire

En conclusion, le projet de loi 31 propose des changements importants tant pour les locataires que pour les locateurs. Ces changements visent à renforcer les droits des locataires tout en reconnaissant les préoccupations des locateurs et à apporter plus de transparence et de prévisibilité dans les relations locatives.

Du point de vue des locataires, les mesures telles que la restriction des augmentations de loyer, l’introduction du critère de mauvaise foi pour les évictions et l’augmentation des indemnisations en cas d’éviction représentent des avancées positives.

Pour les locateurs, la possibilité de refuser une cession de bail sans avoir à justifier d’un motif sérieux leur confère une plus grande liberté et flexibilité dans la gestion de leurs biens locatifs.

De plus, tant les locataires que les locateurs verront la possibilité d’être représentés par des tiers devant le TAL.

Cependant, il est important de noter qu’il existe encore des déceptions et des préoccupations parmi certains acteurs du secteur. Des interrogations persistent quant à l’efficacité de ces mesures pour résoudre la crise du logement actuelle et des inquiétudes sont soulevées quant à l’impact sur la libre cession de bail et la stabilité du logement.

Il convient de souligner que le projet de loi n’est pas encore adopté et que des consultations auront lieu à l’automne pour recueillir les commentaires des parties concernées. Cela offre une opportunité de continuer le dialogue et d’ajuster les dispositions en fonction des besoins et des préoccupations des différentes parties.

En définitive, ce projet de loi représente une tentative de trouver un équilibre entre les droits des locataires et des locateurs, tout en abordant certains problèmes du secteur locatif en habitation. Il reste à voir comment ces propositions seront finalisées et mises en œuvre, ainsi que leur impact réel sur les différents acteurs du marché locatif.

Le texte intégral du projet de loi est disponible ici.


[1] Art. 1957 C.c.Q.

[2] Art. 1959 C.c.Q.

[3] RCLALQ, « Hausse alarmante des évictions forcées dans tout le Québec », communiqué de presse,13 décembre 2022, en ligne : <https://rclalq.qc.ca/en/2022/12/hausse-alarmante-des-evictions-forcees-dans-tout-le-quebec/>.

[4] Art. 1966 C.c.Q.

[5] Ibid.

[6] Cadieux c. Immeubles Robco, 2022 QCTAL 16155; Lanouette c. 10243027 Canada inc, 2018 QCRDL 10501; Tremblay c. Camping à la Claire Fontaine inc.2018 QCRDL 2377Trudel c. Lalancette2010 CanLII 135011 (QC RDL); Gestion RPR inc. c. Desmarais-Hubert2014 QCCQ 12196Charbonneau c. Beauvais2010 QCCQ 10360.

[7] Art. 1965 C.c.Q.

[8] Soit « les conditions [que le TAL] estime justes et raisonnables, y compris […] le paiement au locataire d’une indemnité équivalente aux frais de déménagement. » Selon les recherches du professeur Martin Gallié, ces indemnités correspondraient en moyenne à approximativement trois mois de loyer : Martin Gallié, Julie Brunet et Richard-Alexandre Laniel, Les expulsions de logement « sans faute » : le cas des reprises et des évictions, UQAM, 2017, p. 18, en ligne : <https://rclalq.qc.ca/wp-content/uploads/2019/05/Rapport_Martin_Gallié_Les_expulsions_sans-faute_version-courte.pdf>.

[9] La jurisprudence a limité les motifs sérieux en matière de cession de bail à l’incapacité des candidats cessionnaires à payer le futur loyer ou d’user le logement avec prudence et diligence.

[10] Di Spaldro c. Gestion Laberge inc., 2017 QCCQ 2226.

[11] Projet de loi n° 8, Loi visant à améliorer l’efficacité et l’accessibilité de la justice, notamment en favorisant la médiation et l’arbitrage et en simplifiant la procédure civile à la Cour du Québec, art. 27.

[12] Art. 28, PL 31.

[13] Martin Gallié et Julie Verrette, « Le parcours judiciaire des victimes d’insalubrité (le cas de la moisissure) », (2020) 13:2 McGill JL & Health 181.

[14] Dans Cayer-Boucher c. Cour du Québec, 2023 QCCS 744, la Cour supérieure a récemment tranché en contrôle judiciaire que ce délai devait se compter à partir de la connaissance de la décision du TAL. Voir aussi : Elias Paillon, « L’appel des décisions du Tribunal administratif du logement: un parcours semé d’embûches », SOQUIJ Blogue, 11 mai 2023, en ligne :<https://blogue.soquij.qc.ca/2023/05/11/lappel-des-decisions-du-tribunal-administratif-du-logement-un-parcours-seme-dembuches/>.

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