par
Marilou Dostie-Nicol
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11 Juil 2023

Projet de loi S-5 : une première modernisation (en profondeur?) du droit fédéral de l’environnement

Par Marilou Dostie-Nicol, avocate

L’instrument principal du droit canadien de l’environnement est la Loi canadienne sur la protection de l’environnement (1999)[1] (LCPE). Adoptée en 1999, on y retrouve notamment des dispositions relatives à la prévention[2], aux substances toxiques[3] ainsi qu’à la pollution et à la gestion des matières polluantes[4]. Son respect et son application sont soutenus par divers contrôles[5] et recours, dont l’action en protection de l’environnement[6]. Malgré ce rôle clé et l’évolution des connaissances en la matière, la LCPE n’a pas fait l’objet de refonte ou de mise à jour conséquente depuis son adoption. Malgré l’absence d’un consensus sur les mesures à adopter, les citoyens, les entreprises et les organisations se sentent de plus en plus concernés par la question environnementale. Après une première tentative en 2021[7], le Projet de loi S-5 : Loi sur le renforcement de la protection de l’environnement pour un Canada en santé[8] (ci-après « Projet ») a franchi la dernière grande étape législative le 30 mai dernier en passant la troisième lecture à la Chambre des communes. Dans cet article, nous nous limiterons à deux modifications qui relèvent davantage des droits environnementaux des justiciables, à savoir le droit à un environnement sain et le concept de « personne vulnérable », tels que rédigés en date des présentes[9]. Nous terminerons par de brèves considérations constitutionnelles.

Le droit à un environnement sain

Le droit à un environnement sain est ajouté au préambule du Projet[10] ainsi qu’à la mission du gouvernement fédéral[11]. Son insertion en tête de la première partie de la LCPE témoigne de la volonté du législateur de mettre ce nouveau droit de l’avant. En introduisant le droit à un environnement sain en droit canadien, ce dernier répond à l’appel lancé par les Nations Unies en ce sens à l’été 2022[12].

Le Projet ne définit pas ce qu’est « le droit à une environnement sain » pas plus qu’il ne définit ce qu’est un « environnement sain ». Il prévoit en revanche un « cadre de mise en œuvre », dont l’élaboration reviendra au ministre de l’Environnement et au ministre de la Santé[13]. Nous avons cependant un aperçu de son contenu :

Contenu

(2) Conformément à l’objet de la présente loi, le cadre de mise en œuvre précise notamment les éléments suivants :

a) les principes à considérer dans l’exécution de la présente loi, tels que le principe de non-régression, le principe de l’équité intergénérationnelle et les principes de justice environnementale, l’un de ceux-ci étant la prévention des effets nocifs qui touchent de façon disproportionnée les populations vulnérables;

b) les recherches, études ou activités de surveillance visant à appuyer la protection du droit à un environnement sain visé à l’alinéa 2(1)a.‍2);

c) les limites raisonnables à ce droit qui découlent de la considération des facteurs pertinents, notamment sociaux, sanitaires, scientifiques et économiques;

d) les mécanismes visant à appuyer la protection de ce droit.[14]

Sous réserve du cadre de mise en œuvre à venir, nous pouvons formuler quelques observations.

La première est que le droit à un environnement sain s’applique aux individus seulement puisque l’on parle du « droit de tout particulier »[15]. Les personnes morales et autres entités ne pourront donc pas se prévaloir de ce droit.

Nous notons ensuite que, contrairement à son homologue québécois[16], le législateur fédéral a choisi d’insérer, à même la disposition, une pondération importante. En effet, il sera pondéré par « des limites raisonnables »[17].

Pour l’heure, nous ignorons quand et comment le cadre de mise en œuvre sera mis à jour ou modifié. En principe, l’adoption du principe de non-régression devrait assurer une certaine pérennité de l’orientation choisie par les ministres actuels en limitant la possibilité, pour les ministres subséquents, de diminuer la protection accordée.


Enfin, nous nous questionnons également sur la nature d’un éventuel recours basé sur ce droit ainsi que sur les conclusions possibles. Les citoyens pourront-ils invoquer ce droit pour faire cesser un projet? Obtenir des dommages? Y aura-t-il un volet punitif pour l’auteur de l’atteinte? Pour l’heure, rien ne semble empêcher l’utilisation de l’injonction[18] et le recours en dommages-intérêts[19] actuellement prévus si leurs conditions d’ouvertures sont remplies.

Introduction du concept de « population vulnérable »

Le Projet est porteur de plusieurs modifications dans l’encadrement des substances toxiques, mais c’est l’introduction du concept de « population vulnérable » qui a retenu notre attention.

Le gouvernement aura désormais l’obligation de protéger la santé des populations vulnérables, notamment en tenant compte de celles-ci dans l’évaluation de la toxicité des substances et de leurs effets cumulatifs[20].

Le Projet définit la population vulnérable comme un « [g]roupe de particuliers au sein de la population du Canada qui, en raison d’une plus grande sensibilité ou exposition, peut courir un risque accru d’effets nocifs sur la santé découlant de l’exposition à des substances »[21]. Une plus grande sensibilité ou exposition peut découler de plusieurs sources, telle l’âge, l’existence de conditions médicales, de conditions sociaux-économiques défavorables, de l’emplacement géographique, etc.

Cet ajout reconnait donc que nous ne sommes pas tous égaux devant les conséquences environnementales, que certains groupes sont disproportionnellement affectés par la dégradation de l’environnement.

Force est de constater toutefois que les notions de vulnérabilité et « d’effet cumulatif » sont plutôt subjectives et faute de définition, laissent place à plusieurs interprétations et soulèveront peut-être des difficultés d’application.

Considérations constitutionnelles

Pour certains, une meilleure protection environnementale se traduit souvent en termes quantitatifs, soit une plus grande protection environnementale. Il n’est donc guère surprenant que le Projet élargisse la portée de la LCPE sur plusieurs aspects. Ce faisant toutefois, le législateur fédéral doit demeurer dans son champ de compétence[22].

Dans R. c. Hydro Québec, la Cour suprême a établi que : « [l]a protection de l’environnement, au moyen d’interdictions concernant les substances toxiques, constitue un objectif public tout à fait légitime dans l’exercice de la compétence en matière de droit criminel »[23].

Dans le cas du Projet, une analyse plus approfondie est nécessaire afin de déterminer si l’élargissement des pouvoirs règlementaires du ministre aux produits, activités et plus généralement à la pollution constitue un empiètement sur la compétence des provinces en matière de propriétés et de droits civils[24].

Un commentaire similaire peut être fait à l’endroit du système de permis pour les substances toxiques que le Projet propose d’introduire[25]. Bien que des permis soient déjà prévus dans le texte actuel de la LCPE[26], ces derniers sont sporadiques et ne sont pas organisés en « système ». L’utilisation proposée par le Projet se rapproche davantage au mécanises municipaux et provinciaux de permis, soit un ensemble d’autorisations sujettes à conditions. Ce rapprochement n’indique cependant pas, en lui-même, un excès de compétence[27], mais une telle règlementation concurrente pourrait être source de débats et de difficultés d’application, surtout en cas de conflits.

Pour un exposé sur les considérations relatives à la Charte canadienne des droits et libertés, voir l’Énoncé concernant la Charte publié par le ministre de la Justice ici.

Commentaires et conclusions

La mise à jour de la LCPE était attendue. Le Projet inclut plusieurs changements notables, tant au niveau des principes que dans l’application sur le terrain.

Cependant, certains soulignent que les engagements du gouvernement en matière de droits environnementaux manquent de clarté. Par exemple, bien que la reconnaissance d’un droit à un environnement sain soit perçue comme une avancée par plusieurs, le manque de précision concernant ce droit donne aux auteurs du cadre de mise en œuvre un pouvoir discrétionnaire important. De plus, des questions se posent sur les implications juridiques de l’inclusion des termes « limites raisonnables » dans la disposition. Certains pourraient déplorer de telles limitations préalables.

Dans un même ordre d’idées, l’engagement du gouvernement du Canada de mettre en œuvre la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones figure uniquement en préambule, ce qui lui donne peu d’effets juridiques directs. Elle peut toutefois avoir une certaine valeur interprétative. Enfin, certains déploreront que le législateur n’ait pas saisi cette occasion pour introduire le principe de précaution comme l’a fait l’Union européenne depuis des années[28].

Le texte intégral du Projet est disponible ici.


[1] L.C., 1999, c. 33.

[2] Partie 4 LCPE.

[3] Partie 5 LCPE.

[4] Partie 7 LCPE.

[5] Partie 10 LCPE.

[6] Art. 22 LCPE. Cette action « peut être intentée devant tout tribunal compétent contre la personne qui, selon la demande, aurait commis une infraction prévue à la présente loi, si cette infraction a causé une atteinte importante à l’environnement »[6].

[7] Alors le Projet de loi C-28.

[8] Titre abrégé.

[9] En date du 6 juin, le Projet est à l’étape de l’étude des amendements en Chambre des communes.

[10] Art. 2(1) du Projet.

[11] Art. 3(2) du Projet.

[12] Voir la résolution adoptée le 26 juillet 2022 par l’Assemblée générale des Nations unies : https://digitallibrary.un.org/record/3982508?ln=fr (page consultée le 7 juin 2023).

[13] Art. 5.1(1) du Projet.

[14] Art. 5.1(2) du Projet.

[15] Art. 3(2) du Projet.

[16] L’article 46.1 de la Charte des droits et libertés de la personne ainsi que 19.1 Loi sur la qualité de l’environnement.

[17] Art. 3(2) du Projet.

[18] Art. 39 LCPE.

[19] Art. 40 LCPE.

[20] Art. 2(4), 3(1)a), 5(2)a) et 20 du Projet.

[21] Art. 4(2) du Projet.

[22] Les deux paliers de gouvernement ont compétence pour légiférer en matière environnementale, dans la mesure ou leurs lois sont rattachées à leurs domaines de compétence respectifs : Friends of the Oldman River Society c. Canada (Ministre des Transports), [1992] 1 RCS 3, p.9.

[23] R. c. Hydro-Québec, [1997] 3 RCS 213, p. 215.

[24] Voir notamment l’article 33(1) du Projet.

[25] Art.37(7) du Projet.

[26] Voir les articles 127 et 128 par exemples.

[27] La compétence en matière criminelle n’empêche pas le législateur fédéral d’adopter des mécanismes qui relève de ses autres compétences.

[28] Il fut inscrit dans le traité de Maastricht en 1992 et figure à l’article 191 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne : http://data.europa.eu/eli/treaty/tfeu_2016/oj (version consolidée) (page consultée le 2 juin 2023). Ce principe se distingue du principe de la prudence, déjà présent dans la LCPE.

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