Attention aux procédures « bicéphales »!
Par Maryam d'Hellencourt, avocate
Dans la décision Autorité des marchés financiers c. Weynant, 2023 QCCA 122, rendue le 31 janvier 2023, la Cour d’appel rappelle qu’une demande en irrecevabilité fondée sur l’article 168 C.p.c. doit être tranchée uniquement sur la base des allégations de la demande introductive d’instance et de ses pièces. Ce faisant, la Cour d’appel émet une mise en garde à l’égard des procédures « bicéphales » qui réunissent des demandes en cours d’instance dont les fardeaux de preuve diffèrent.
Contexte
Un jugement de la Cour du Québec[1] devenu définitif le 30 septembre 2017, prononce l’arrêt des procédures pénales intentées en 2013 par l’appelante l’Autorité des marchés financiers (« AMF » ou « Appelante ») contre l’intimé Éric Weynant (« M. Weynant »).
Le 9 mars 2021, les intimés M. Weynant et sa société Phasoptx inc. (« Intimés ») déposent une demande introductive d’instance en Cour supérieure à l’encontre de l’Appelante (« Demande Introductive »), alléguant la conduite fautive de l’Appelante eu égard à la poursuite pénale contre M. Weynant. La Demande introductive est signifiée trois mois plus tard, le 9 juin 2021.
L’Appelante présente une demande en irrecevabilité de la Demande Introductive, en vertu de l’article 168 C.p.c. (« Demande en Irrecevabilité »), invoquant l’absence de fondement en droit du fait que le recours serait prescrit.
En réponse, les Intimés déposent une demande en rejet et en déclaration d’abus, appuyée d’une déclaration sous serment de M. Weynant. Dans sa déclaration sous serment, M. Weynant affirme avoir été dans l’impossibilité de signifier la Demande Introductive dans les délais, en raison de la fermeture de bureaux de l’Appelante durant la pandémie de la COVID-19.
La juge de première instance constate que la Demande Introductive était effectivement prescrite, mais conclut, sur la base des allégations de la déclaration sous serment de M. Weynant, que les Intimés ont démontré avoir été dans l’impossibilité en fait d’agir. Se référant aux principes directeurs d’efficacité et de proportionnalité en matière de procédure, la juge de première instance estime qu’il n’y a pas lieu de référer la question de la prescription au juge du fond, puisqu’il serait déraisonnable « de laisser planer au-dessus de la tête des demandeurs, comme une épée de Damoclès, la question de la prescription de leur recours ». La Demande en Irrecevabilité de l’Appelante est rejetée[2].
Décision
L’Appelante demande la réformation du jugement rendu par la Cour supérieure qui rejette sa Demande en Irrecevabilité. Pour les motifs du juge Sansfaçon, auxquels souscrivent les juges Marcotte et Kalichman, la Cour d’appel rejette l’appel, mais avec les frais de justice en faveur de l’Appelante.
Dans ses motifs, la Cour d’appel souligne que les intimés pouvaient modifier leur Demande Introductive pour contrer les allégations de la Demande en Irrecevabilité, et qu’ils ont plutôt choisi de déposer une procédure « bicéphale » demandant à la fois le rejet de la Demande en Irrecevabilité et une déclaration d’abus en vertu de l’article 51 C.p.c. :
[25] En l’espèce, les intimés n’ont pas modifié leur DII afin d’y exposer les faits qui, alors tenus pour avérés aux fins de trancher le moyen d’irrecevabilité, auraient possiblement pu permettre de conclure, du moins jusqu’à ce qu’il en soit décidé sur le fond, qu’ils ont été dans l’impossibilité en fait d’agir et donc qu’il y a eu interruption de la prescription. Plutôt, ils ont déposé une procédure bicéphale intitulée Demande des demandeurs en rejet de la demande de la défenderesse en irrecevabilité de la demande introductive d’instance de l’AMF et demande de déclaration d’abus (art. 51 et s. C.p.c.).
La Cour d’appel indique que cette façon de procéderest à proscrire,car elle présente le risque de contourner indirectement la règle de l’oralité de la contestation des demandes faites en cours d’instance par l’introduction dans la contestation de la Demande en Irrecevabilité fondée sur l’article 168 C.p.c., d’une preuve apportée au soutien de la demande en déclaration d’abus fondée sur l’article 51 C.p.c., ce qui a été le cas en l’espèce :
[29] Le présent dossier illustre bien ce risque, puisque la juge a tenu compte de la déclaration sous serment déposée au soutien de la demande en rejet et pour abus de procédure afin de trancher la demande en irrecevabilité qui opposait la prescription.
La Cour d’appel souligne que la procédure « bicéphale » des Intimés soulève un problème quant aux fardeaux de preuve applicables à une demande en irrecevabilité et à d’une demande en rejet et pour abus, lesquels sont « difficilement compatibles » :
[30] […] [A]lors que le fardeau associé à la demande présentée en vertu de l’article 168 C.p.c. incombe à la personne qui la présente, le fardeau applicable lorsque la demande l’est en vertu de l’article 51 C.p.c. est renversé aussitôt que la partie requérante établit sommairement que l’acte de procédure peut constituer un abus, auquel cas il revient à la partie demanderesse de démontrer que son geste n’est pas exercé de manière excessive ou déraisonnable et se justifie en droit (art. 52 al. 1 C.p.c.).
La Cour d’appel note que la juge de première instance avait reproché à l’Appelante de ne pas avoir présenté de preuve pour contrer les allégations de la déclaration sous serment de M. Weynant, et de ne pas l’avoir interrogé sur sa déclaration. La Cour d’appel estime qu’une telle preuve n’était pas requise car la Demande en Irrecevabilité, fondées sur l’article 168 C.p.c.,devait être tranchée sur la seule vue des allégations de la Demande Introductive et de ses pièces.
La Cour d’appel conclu que la juge de première instance a erronément considéré la déclaration sous serment de l’intimé M. Weynant, s’écartant ainsi des règles applicables en matière d’irrecevabilité en vertu de l’article 168 C.p.c.
[44] Le fait que la demande en irrecevabilité et la demande en rejet de celle-ci ont été présentées au même moment semble être la cause de l’imbroglio auquel la juge était confrontée. Bien qu’elle n’ait pas autorisé expressément le dépôt d’une contestation écrite de la demande en irrecevabilité (autorisation que les intimés ne lui avaient pas demandée), la juge semble l’avoir fait implicitement en acceptant que la demande en rejet puisse être présentée en même temps que la demande en irrecevabilité et en prenant en considération la déclaration sous serment qui l’accompagnait, en l’absence d’objection formelle de l’appelante. Toutefois, accepter ainsi de considérer les allégations contenues dans une telle déclaration sous serment ne pouvait avoir pour effet d’écarter les règles applicables en matière d’irrecevabilité présentée en vertu de l’article 168 C.p.c.
La Cour d’appel note également que la juge de première instance, sans le bénéfice d’une preuve complète sur la question de la prescription, ne pouvait pas se prononcer de manière définitive sur l’impossibilité en fait d’agir alléguée par les Intimés et devait plutôt s’en remettre à l’appréciation du juge du fond pour trancher cette question de manière définitive.
[45] Par ailleurs, avec égards, la juge ne pouvait pas trancher la question de la prescription de façon définitive comme elle l’a fait. Elle pouvait tout au plus considérer les faits allégués dans la déclaration sous serment et alors conclure qu’à cette étape préliminaire, sans le bénéfice d’une preuve complète sur cette question, les intimés avaient fait une démonstration suffisante (présumée avérée pour les seules fins de trancher la demande en irrecevabilité) de leur impossibilité d’agir avant le 9 juin 2021.
La Cour d’appel conclu que la défense de prescription demeure entière et devra être tranchée sur le fond, et que les intimés auront alors le fardeau prouver de manière prépondérante les allégations contenues dans la déclaration sous serment de M. Weynant, afin de démontrer leur impossibilité d’agir.
L’appel est rejeté du fait que les erreurs dans les motifs de la juge de première instance n’affectent pas le dispositif du jugement entrepris, mais avec les frais de justice en faveur de l’Appelante.
Le texte intégral de la décision est disponible ici.
[1] Weynant c. Autorité des marchés financiers, 2017 QCCQ 15930
[2] Weynant c. Autorité des marchés financiers, 2022 QCCS 506.
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