L’attribution de compétences entre la Cour supérieure et les tribunaux administratifs spécialisés
Par Ivan da Fonseca, avocat
L’arrêt 955 René-Lévesque Est c. Jetté, 2023 QCCA 918 porte sur un litige entre une propriétaire et des locataires fondé, entre autres, sur une clause contenue dans un acte de vente plutôt que dans un bail. Appelée à trancher sur qui, entre la Cour supérieure et le Tribunal administratif du logement (« TAL »), a compétence sur le litige, la Cour d’appel renverse la décision de première instance. Ce faisant, la Cour d’appel passe en revue l’étendue de la compétence du TAL et fournit un rappel important du cadre d’analyse permettant de départager les compétences de la Cour supérieure du Québec et d’un autre tribunal.
Contexte
La propriétaire d’une résidence privée pour aînés (« RPA ») annonce à ses locataires son intention de changer l’affectation de l’immeuble, pour le convertir en immeuble locatif ordinaire, et de les évincer, à moins qu’ils et elles n’acceptent de demeurer sans les services associés à une RPA.
En réponse, les locataires intentent une action en injonction devant la Cour supérieure, avec des conclusions en sauvegarde, en injonction interlocutoire et en injonction permanente, pour astreindre la propriétaire à maintenir l’exploitation de l’immeuble à titre de RPA. Les locataires soulèvent des vices dans les avis d’éviction et s’appuient par ailleurs sur l’acte de vente de l’immeuble, qui contiendrait une obligation pour la propriétaire d’en maintenir la vocation de RPA, et qui constituerait donc une stipulation pour autrui dont ils et elles sont les bénéficiaires.
La décision portée en appel porte sur l’exception déclinatoire présentée par la propriétaire, qui allègue la compétence exclusive du TAL à l’égard du litige.
Le juge de première instance rejette l’exception déclinatoire en raison de la compétence exclusive de la Cour supérieure en matière d’injonction et en raison de la nature du litige, qui porte sur l’interprétation d’un acte de vente plutôt que sur une demande relative au bail d’un logement.
Décision
Sous la plume de la juge Bich, la Cour d’appel rappelle et clarifie le cadre d’analyse applicable afin de départager les compétences de la Cour supérieure et d’un autre tribunal, tel qu’établi dans l’arrêt Groleau[1]. Ce test exige d’examiner en premier lieu les dispositions applicables et en deuxième lieu la nature du litige.
Avant de débuter son analyse, la Cour d’appel réitère que ce n’est pas la nature de la réparation recherchée, mais plutôt la nature du litige qui détermine l’attribution de compétence. Autrement dit, « le recours à des remèdes ou véhicules procéduraux relevant spécifiquement d’une cour supérieure, comme l’injonction […], le jugement déclaratoire ou l’action collective, ne permet pas de court-circuiter la compétence exclusive que le législateur confère à un autre tribunal sur un sujet particulier »[2]. L’inégalité entre l’éventail de réparations dont jouit un tribunal et la Cour supérieure n’a pas pour effet de conférer la compétence à cette dernière.
Notamment, précise la Cour d’appel, l’absence de pouvoir d’un tribunal inférieur de prononcer des ordonnances temporaires n’est pas pertinente à l’analyse, puisque ces ordonnances peuvent toujours être prononcées par la Cour supérieure au besoin, et ce, sans conséquence sur l’attribution de compétence au fond. En l’occurrence, le TAL détient un pouvoir d’ordonner des mesures de sauvegarde, bien que cela soit sans pertinence.
La Cour d’appel distingue aussi la question de la nature du litige, sur laquelle doit porter l’analyse, de celle des questions juridiques soulevées, qui n’est pas pertinente. Malgré sa compétence spécialisée, un tribunal administratif maintient le droit de recourir au droit commun pour trancher les questions qui se rapportent directement à l’objet du litige sur lequel il a compétence et y sont nécessaires.
En application du test, donc, et en premier lieu, la Cour d’appel observe que les dispositions législatives pertinentes[3] confèrent au TAL une compétence exclusive, qui repose sur l’existence d’un bail résidentiel et se rapporte aux disputes relativement à un tel bail.
Cette compétence s’étend à tous les sujets relatifs au bail, pour autant que l’objet du litige soit inférieur au seuil de compétence de la Cour du Québec. Toutefois, aucune limite pécuniaire ne s’applique lorsque le sujet se rattache à une des matières spécifiquement visées dans la législation[4], telles que le changement d’affectation et le recours du locataire qui s’y oppose. Dans le cadre d’un tel recours, note la Cour, le TAL doit « s’assurer que le changement d’affectation est permis par la loi, ce qui inclut toute disposition législative (ou réglementaire) pertinente, y compris celles du Code civil lui-même »[5].
En deuxième lieu, la Cour note que le litige résulte de l’existence d’un bail de logement et découle de l’opposition des locataires à un changement d’affectation. L’opposition est fondée d’une part sur la violation d’une stipulation pour autrui contenue dans l’acte de vente de l’immeuble et d’autre part sur le non-respect des conditions du changement d’affectation. Le second motif relève incontestablement du champ de compétence du TAL. Le premier aussi, explique la Cour, parce que ladite stipulation pour autrui, si elle existe, se trouverait incorporée implicitement dans le bail. La clause constituerait une renonciation de la propriétaire à son droit de changement d’affectation, soit une des matières visées dans la législation.
Le fait que le TAL devra analyser un contrat de vente ou appliquer d’autres dispositions du Code civil ne constitue pas un obstacle à sa compétence. D’ailleurs, la jurisprudence du TAL démontre que ce dernier analyse des actes juridiques autres que le bail lorsque nécessaire.
La Cour rejette l’argument des locataires concernant l’inconvénient majeur que comporterait le recours au TAL dans les circonstances. Contrairement aux arguments des locataires, les décisions du TAL peuvent avoir l’autorité de la chose jugée, liant tant le tribunal lui-même qu’une autre instance juridictionnelle. De plus, la compétence exclusive d’un tribunal ne peut être contournée par souci de commodité et, enfin, les inconvénients soulevés peuvent être réglés par les outils dont dispose le TAL ou par l’appel devant la Cour du Québec.
La Cour conclut donc que le litige est du ressort exclusif du TAL.
Commentaire
Cette affaire est une occasion saisie par la Cour d’appel pour rappeler divers points de droit.
Non seulement répète-t-elle le test de départage de compétence établi dans la jurisprudence, mais elle réitère l’importance de la déférence à accorder à l’égard du choix législatif attribuant compétence à un tribunal spécialisé[6].
La Cour d’appel va au-delà des faits en litige et de la seule délimitation de la compétence du TAL et profite pour se prononcer sur : la compétence que détient un tribunal administratif sur un litige même lorsque la Cour supérieure peut être saisie pour obtenir des ordonnances temporaires; les conditions selon lesquelles la décision d’un tribunal administratif doit être traitée soit comme un fait juridique pertinent soit comme ayant autorité de chose jugée; et les moyens à la disposition des parties victimes d’un abus de procédure devant le TAL.
Le texte intégral de la décision est disponible ici.
[1] Procureur général du Québec c. Groleau, 2022 QCCA 545 (demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême rejetée, 16 mars 2023, n° 40264).
[2] 955 René-Lévesque Est c. Jetté, 2023 QCCA 918, par. 25.
[3] Loi sur le Tribunal administratif du logement, RLRQ, c. T-15.01, art. 5 al. 1 et art. 28.
[4] L’article 28 de la Loi sur le Tribunal administratif du logement, RLRQ, c. T-15.01, attribue la compétence du TAL sur toute demande relative à une matière visée dans les articles 1941 à 1964, 1966, 1967, 1969, 1970, 1977, 1984 à 1990 et 1992 à 1994 du Code civil, et à une matière visée à la section II de la loi, sauf aux articles 54.5, 54.6, 54.7 et 54.11 à 54.14.
[5] 955 René-Lévesque Est c. Jetté, 2023 QCCA 918, par. 45.
[6] Voir Office régional de la santé du Nord c. Horrocks, 2021 CSC 42, par. 73 (motifs de la j. Karakatsanis, dissidente, mais pas sur ce point), cité dans l’arrêt 55 René-Lévesque Est c. Jetté, 2023 QCCA 918 au paragraphe 32.
Bravo! J’ai un écrit un commentaire qui paraîtra bientôt dans Repères d’Yvon Blais