par
Jason Poirier Lavoie
Articles du même auteur
13 Déc 2023

Les enjeux du double mandat de l’avocat de l’assureur et l’assuré

Par Jason Poirier Lavoie, Avocat

Le 30 janvier 2023, la Cour d’appel rend un arrêt dans un dossier qui oppose des assureurs (intimés) contre leurs assurés (appelantes) dans le dossier Commission scolaire de la Jonquière c. Intact Compagnie d’assurance, 2023 QCCA 124. En première instance, l’avocat des appelantes, rémunérées par les intimés et donc en situation de double mandat, a préparé divers documents et avis au soutien du litige. À la suite d’une transaction, les intimés ont tenté d’obtenir ces documents dans le cadre d’interrogatoires préalables afin de déterminer la validité de la réclamation d’assurance. Les appelantes se sont opposées à ces engagements aux motifs de privilège relatif au litige, et secret professionnel.

Contexte

Les appelants, un regroupement de commissions scolaires du Québec, font appel d’un jugement sur avis de gestion de l’honorable juge Carl Lachance de la Cour supérieure, district de Chicoutimi, qui avait rejeté les objections à la preuve fondées sur le secret professionnel et le privilège relatif au litige.

Ce jugement porte sur une affaire judiciaire dans laquelle des appelantes sont accusées de porter atteinte au droit à l’éducation primaire et secondaire gratuite en exigeant des parents qu’ils achètent des fournitures scolaires et qu’ils couvrent certains frais de services aux élèves.

La requête pour l’action collective a été déposée en 2013, et autorisée en 2016, lorsque les commissions scolaires ont été représentées par le cabinet d’avocats Morency. Les commissions scolaires ont informé les intimées, leurs assureurs, de la réclamation et leur ont demandé d’en assumer la responsabilité. Ces derniers maintiennent que les réclamations ne sont pas couvertes, mais reconnaissent leur obligation de défendre et donc continuent à défrayer les honoraires des avocats des appelants.

Le dossier a progressé et la représentation juridique des appelantes est confiée au cabinet d’avocats Tremblay, Bois, Mignault en 2017. Les appelantes ont donc déposé une demande en garantie à l’encontre des assureurs afin d’être indemnisées pour ce qu’elles pourraient être tenues de payer aux membres du groupe.

En 2018, une transaction a été conclue, auquel les assureurs n’ont pas adhéré. Le recours en garantie à l’encontre des assureurs se poursuit et les compagnies d’assurance ont alors soulevé plusieurs arguments d’exclusion en réponse aux réclamations, soit 1) la faute intentionnelle des appelantes, 2) le fait que certains montants réclamés par les membres ne constituent pas des dommages couverts au sens de la police, et 3) une exclusion concernant le profit indu.

Il est donc dans ce contexte ou les assureurs procèdent à des interrogatoires préalables, et dans leur cadre demandent donc comme engagement l’ensemble de communications échangées entre les appelantes et leurs avocats Morency.

Le jugement faisant l’objet de l’appel a statué que les conseils scolaires avaient renoncé au secret professionnel concernant tout document pertinent pour évaluer le caractère raisonnable de l’accord de règlement, mais que cette renonciation n’était pas totale et que la portée spécifique de la renonciation nécessite des éclaircissements supplémentaires. Le juge a appliqué les principes de l’arrêt Domtar1 qui établit les critères de renonciation :

[116] The issues to be determined in the lower court on the merits of the claim for insurance coverage are 1) whether the loss is covered under the terms of the policy, and 2) the reasonableness of the settlement, both qualitatively (risk of liability) and quantitatively (the amount paid). Quantitative reasonableness includes the measure of the amount claimed for legal fees incurred by Domtar in defending and eventually settling the lawsuit instituted by Weston.

[…]

[121] In this case, the loss was crystalized by the conclusion of and payment under the settlement agreement with Weston. As such, an opinion which motivated or justified such a settlement decision would be highly relevant to the present litigation, and therefore should be communicated to the opposing party. As well, since the loss claimed includes the legal fees incurred, the advice for which fees were paid would be at issue and the claim for reimbursement constitutes a waiver of any attorney-client privilege attached to the documents surrounding the generating of those fees.

[122] In both scenarios (legal advice given at the time of the Domtar-Weyerhaeuser merger and legal opinion(s) delivered at the time of the settlement of the Weston lawsuit), it is not necessary, in order to conclude in a waiver of privilege that any such advice or opinions be specifically alleged in the instant legal proceeding, or be essential to Respondent’s proof (as was the fact pattern in Saint-Alban). It is, as set forth in Frenette and Groupe DMR, sufficient that the opinions be “in issue” in the litigation to make them subject to discovery. The analysis of whether the legal advice is in issue goes beyond the mere semantics of the allegations in the pleadings. The waiver arises from Domtar’s legal proceeding which necessarily puts in issue the advice it received leading to the settlement of the Weston claim.

[Soulignements du tribunal]

Le juge de première instance a conclu que puisque les intimés ont droit à une défense pleine et entière, ils ont le droit d’obtenir des réponses et des documents pour leur permettre une analyse complète de la raisonnabilité du règlement, et ce, de façon qualitative et quantitative. Donc par l’entremise de diverses lettres à l’égard des risques et expertises qui ont été communiqués aux assureurs, le juge conclut que les appelantes ont renoncé aux privilèges.

Le jugement a également ordonné aux conseils scolaires de fournir divers engagements préalables demandés par les assureurs, notamment des avis, des rapports d’experts et des communications avec Morency datant de 2013. Les commissions scolaires ont exprimé des inquiétudes quant aux conflits d’intérêts potentiels et au privilège.

Décision

La Cour d’appel souligne la situation unique et complexe à laquelle sont confrontées les compagnies d’assurance qui assurent la défense de leurs assurés tout en préservant leurs intérêts financiers en termes de couverture. Il souligne la nécessité de maintenir une séparation entre ces deux aspects et que les assurés ont le droit à une défense complète sans que celle-ci soit influencée par les intérêts financiers de l’assureur :

[18] Le présent dossier illustre les risques de conflits inhérents aux polices d’assurance responsabilité lorsque l’obligation de défendre de l’assureur s’oppose à son obligation d’indemniser.

[19] Les assureurs reconnaissent devoir défendre les appelantes, mais estiment ne pas être tenus de les indemniser pour les motifs énoncés précédemment. Cette réalité emporte des conséquences au niveau du secret professionnel et du privilège relatif au litige.

[20] L’assureur responsabilité est en réalité une hydre à deux têtes. Une espèce de créature bicéphale qui possède une identité corporative unique, mais dont une tête voit à la défense de l’assuré alors que l’autre veille aux intérêts financiers de l’assureur en s’assurant qu’il n’indemnise que les pertes couvertes. Chacune de ces têtes doit prendre ses décisions en fonction de l’intérêt qu’elle défend et de l’information dont elle dispose.

La Cour fait une distinction entre la divulgation d’informations liées au caractère raisonnable de l’accord de règlement et les engagements préalables plus larges. En ce qui concerne le caractère raisonnable de l’accord de règlement, la Cour a estimé que les conseils scolaires avaient partiellement renoncé au secret professionnel et qu’il était nécessaire de clarifier davantage l’étendue de cette renonciation.

La Cour souligne également que les conseils scolaires devraient avoir la possibilité de s’opposer à la divulgation de certaines informations tout en préservant le secret professionnel. Dans de telles situations, l’avocat doit servir les intérêts de l’assuré avant tout. La jurisprudence, maintenue depuis l’arrêt Kansa2, reconnaît que l’avocat doit assurer une défense loyale de l’assuré et préserver ses intérêts, ce qui implique le respect d’obligations déontologiques telles que le secret professionnel et la confidentialité. :

[56]  L’avocat chargé par un assureur de responsabilité de défendre un assuré est, à bien des égards, dans une situation unique. Il est tenu d’assurer loyalement la défense de l’assuré et de préserver intégralement ses intérêts tout en se rappelant que la conduite de la défense appartient à l’assureur.

[57]  L’assuré accepte ainsi que son avocat détienne une forme de double mandat. La situation, bien qu’inhabituelle dans les relations avocat-client, ne pose pas de difficultés réelles dans la mesure où les objectifs poursuivis par l’assureur et l’assuré coïncident parfaitement, ce qui est le cas quand les deux conjuguent leurs efforts pour amener le rejet de la poursuite ou son règlement. Toutefois, la possibilité même de double mandat s’évanouit quand les intérêts de l’assureur et de l’assuré divergent, par exemple quand l’assureur veut régler l’affaire alors que l’assuré tient à se rendre à procès « pour défendre sa réputation », quand l’assureur refuse d’engager la totalité de la couverture d’assurance dans un règlement que l’assuré sait possible et souhaité ou encore, quand l’assureur sollicité l’avis de l’avocat concernant la garantie d’assurance. L’avocat est alors placé au cœur d’un insoluble conflit de loyauté et la poursuite du double mandat n’est tout simplement plus possible. 

[58]  Tant que le double mandat existe, l’avocat est tenu de toutes les obligations déontologiques normales envers ses mandants. Ainsi, les déclarations qui lui seront faites par l’assuré sous le secret de la relation avocat-client ne devront pas être dévoilées à l’assureur et, s’il advenait qu’elles le soient, pour une raison ou une autre, elles ne pourront pas être utilisées par celui-ci contre l’assuré dans le cadre d’un litige les opposant. Le secret professionnel de la relation entre l’assuré et l’avocat est alors opposable à l’assureur (voir Citadel General Assurance Co c. Wolofsky, précité).

[…]

[64]  La loyauté dont l’avocat doit faire preuve envers son client lui interdit absolument de servir en même temps deux maîtres ayant des intérêts contraires ou potentiellement contraires. Lorsqu’un avocat devient, à la demande d’un assureur responsable, le procureur ad litem d’un assuré, il devient, à tous égards, l’avocat de ce dernier. Il lui doit une loyauté absolue.

En ce qui concerne les engagements préalables plus larges, la Cour a statué que les conseils scolaires avaient le droit de conserver le secret professionnel et le privilège relatif aux litiges. Elle a déclaré que la divulgation pourrait entraver la collaboration entre les parties assurées et l’avocat désigné par l’assureur et pourrait nuire à la résolution du procès principal.

Commentaire

En résumé, l’arrêt souligne l’importance de préserver le privilège et de clarifier la portée de la renonciation dans le contexte des compagnies d’assurance qui assurent une défense tout en protégeant leurs intérêts financiers. Il établit une distinction entre la divulgation liée au caractère raisonnable du règlement et les engagements préalables plus larges, avec des considérations différentes pour chacun d’entre eux.

Le texte intégral de la décision est disponible ici.

[1] Chubb Insurance Company of Canada c. Domtar inc., 2017 QCCA 1004 <https://t.soquij.ca/b7H3E>

[2] Groupe Dmr Inc. c. Kansa General International Insurance Co. Ltd., [2003] RRA 1087, <https://t.soquij.ca/Kt39Q>

Commentaires (0)

L’équipe du Blogue vous encourage à partager avec nous et nos lecteurs vos commentaires et impressions afin d’alimenter les discussions sur le Blogue. Par ailleurs, prenez note du fait qu’aucun commentaire ne sera publié avant d’avoir été approuvé par un modérateur et que l’équipe du Blogue se réserve l’entière discrétion de ne pas publier tout commentaire jugé inapproprié.

Laisser un commentaire

À lire aussi...