L’émergence de la « violence judiciaire » : Une analyse des décisions récentes de la Cour supérieure du Québec
Par Josée Verreault, avocate
Au cours de l’année 2023, la Cour supérieure du Québec a prononcé trois décisions qui ont introduit le concept de « violence judiciaire ». L’expression, nouvellement apparue dans le paysage juridique québécois, a été relayée par Yves Boisvert dans un article publié dans La Presse en novembre 2023.
Ces affaires, deux relevant du droit familial et une de la responsabilité civile, ont toutes comporté des allégations d’abus de procédure, mettant en lumière la notion émergente de « violence judiciaire ».
Les voici présentées ci-après.
Jurisprudence
- Droit de la famille — 23796, 2023 QCCS 2054 (31 mai 2023)
La juge Katheryne A. Desfossés a rendu un jugement dans un litige opposant des ex-époux. La demanderesse, invoquant une « violence judiciaire », alléguait un abus de procédure de la part du défendeur, caractérisé par des harcèlements verbaux, des mises en demeure incessantes et des procédures judiciaires multiples :
[135] Madame réclame 15 000 $ en dommages compensatoires et 2 500 $ en dommages punitifs en raison de l’abus de la procédure par Monsieur.
[136] Elle témoigne être victime de violence judiciaire depuis sa séparation de Monsieur qui la harcèle avec des propos agressants, ainsi que des demandes et mises en demeure incessantes.
[caractères gras ajoutés]
Le tribunal a conclu que le comportement du défendeur était blâmable, guidé par des intentions malveillantes visant à nuire à la demanderesse :
[161] Le Tribunal conclut que le comportement de Monsieur est blâmable et guidé par des intentions empreintes de mauvaise foi visant à nuire à Madame.
[162] Dès 2018, Monsieur annonce ses intentions de rendre la vie de Madame misérable et l’ensemble des gestes qu’il pose par la suite vont en ce sens. Il ne suffit pas pour Monsieur d’admettre avoir tenu des propos regrettables en 2018 pour que ceux-ci disparaissent.
[163] À l’automne 2019, Monsieur et madame S… bombardent Madame de mises en demeure et de procédures, la maintenant en relation judiciaire avec lui. Il multiple ses demandes devant plusieurs tribunaux, émettant parfois les mêmes demandes devant les deux instances.
[164] Pourtant, en ce qui concerne Monsieur, l’ensemble de ses demandes pour diverses condamnations monétaires lui auront donné un mince 203,61 $ en remboursement des factures d’électricité. Bien qu’un dû demeure dû, il paraît au Tribunal que l’arsenal employé pour récupérer 203,61 $ est démesuré et ne pouvait conséquemment qu’être motivé par un objectif plus grand de vengeance.
[165] Monsieur voulait rendre la vie de Madame misérable pendant vingt-trois ans. Il aura réussi pendant cinq ans, mais cela doit prendre fin maintenant, notamment par la sanction de ses agissements abusifs.
[166] La preuve de Madame relativement aux honoraires extrajudiciaires encourus est lacunaire, mais le Tribunal retient tout de même qu’elle a encouru de tels honoraires en raison des agissements de Monsieur.
[caractères gras ajoutés]
En raison de l’abus de procédure, le défendeur a été condamné au paiement de dommages compensatoires de 5 000 $.
- Droit de la famille — 231579, 2023 QCCS 3557 (18 septembre 2023)
Dans une affaire de divorce impliquant des preuves de violence conjugale, la juge Marie-France Vincent a qualifié les agissements du défendeur de « violence judiciaire ». Le tribunal a souligné que le défendeur, avocat et professeur de droit, abusait du système judiciaire en multipliant les procédures, cherchant délibérément à retarder le prononcé du jugement de divorce :
[39] La violence psychologique, physique, économique et sexuelle exercée par monsieur n’a pas cessé à la suite de la fin de la vie commune.
[40] Les comportements de monsieur continuent en abusant du système de justice par la production d’une multitude de demandes. Monsieur continue son emprise sur madame par le biais de ses procédures à n’en plus finir. Monsieur exerce de la violence judiciaire. Il notifie des procédures presque chaque semaine. Il envoie plus de 1 100 courriels à l’avocat de madame. Il fait tout pour retarder le prononcé d’un jugement de divorce.
[41] L’instruction devait durer deux jours. Or, au matin du premier jour, le Tribunal a dû, encore une fois, trancher plusieurs demandes présentées par monsieur.
[42] Pendant l’instance, monsieur porte plainte contre madame, plainte criminelle qui est refusée par le DPCP. Mécontent, monsieur conteste la décision du DPCP par le biais d’un contrôle judiciaire.
[43] Il poursuit au civil madame et son avocat prétendant qu’ils lui ont causé des préjudices, que madame ment dans ses procédures de divorce. Il réclame à titre de dommages ses honoraires professionnels dans le dossier de divorce.
[44] Lors des audiences de gestion et même pendant l’instruction, monsieur remet en question les divers jugements de la soussignée, de la Cour d’appel, de la juge Suzanne Ouellet, j.c.s., et du juge Damien St-Onge, j.c.s.
[caractères gras ajoutés; référence omise]
Des dommages-intérêts compensatoires et punitifs sont accordés à la demanderesse en raison des violences subies pendant la vie commune et les procédures judiciaires. Le défendeur est condamné à rembourser 95 000 $ en honoraires professionnels à la demanderesse. Des dommages-intérêts punitifs de 7 500 $ pendant l’instance et 5 000 $ pendant la vie commune sont également imposés au défendeur.
- Poitras c. Landry, 2023 QCCS 4340 (2 octobre 2023)
Essentiellement, pour avoir obtenu la mention « limite » à son rapport sommaire d’évaluation dans le cadre de son externat en médecine, le demandeur, Steve Poitras, a intenté une action en dommages et intérêts contre 28 défendeurs. Les défendeurs ont demandé le rejet de la demande en raison d’abus et de quérulence. Soulignant la multiplication de recours abusifs et le ton agressif dans les procédures, le tribunal a rejeté la demande introductive d’instance et déclaré le demandeur plaideur quérulent.
Ironiquement, dans cette affaire, c’est le demandeur qui allègue être victime de violence judiciaire :
[36] En novembre 2022 SP dépose une première Dénonciation d’abus de procédure commis par les défendeurs. Il reproche aux défendeurs d’avoir abusé de la requête pour précisions… Les défendeurs déposent au dossier de la Cour leurs Demandes de précisions et de communication de documents. SP dépose également une troisième Demande pour gestion particulière à la juge en chef associée alléguant qu’il est victime de négligence du tribunal et de violence judiciaire. Cette demande est entendue le 19 décembre 2022. À la suite de son audition, la juge en chef associée réfère le dossier au juge Godbout afin qu’il tienne une gestion approfondie.
[caractères gras ajoutés]
Analyse
La « violence judiciaire » émerge comme une notion juridique nouvelle, illustrée par ces décisions récentes. Dans les affaires étudiées, elle est associée à des comportements excessifs, déraisonnables et malveillants dans le cadre des procédures judiciaires. La Cour supérieure reconnaît la nécessité de condamner de tels agissements pour préserver l’intégrité du système judiciaire.
Conclusion
L’introduction de la notion de « violence judiciaire » marque un tournant dans la jurisprudence québécoise. Les décisions récentes de la Cour supérieure démontrent une volonté de condamner fermement les abus de procédure qui nuisent à la sérénité et à l’équité des procédures judiciaires. Il sera intéressant de suivre l’évolution de cette notion et son impact sur la pratique juridique québécoise. La reconnaissance de la « violence judiciaire » par la Cour supérieure ouvre la porte à une réflexion approfondie sur la nécessité de prévenir et de sanctionner de telles conduites dans l’intérêt de la justice et du respect des droits des parties.
Par ailleurs, il faut mentionner que la violence judiciaire est un type de violence reconnu par les regroupements d’aide aux femmes victimes de violence conjugale. C’est, notamment, le cas des organismes suivants : SOS violence conjugale, la Maison Marie-Rollet, la Maison d’Arianne et la Maison séjour.
À consulter!
Le texte intégral de la décision Droit de la famille — 23796, 2023 QCCS 2054 est disponible ici.
Le texte intégral de la décision Droit de la famille — 231579, 2023 QCCS 3557est disponible ici.
Le texte intégral de la décision Poitras c. Landry, 2023 QCCS 4340 est disponible ici.
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