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18 Avr 2024

Le caractère d’ordre public de l’article 2092 du Code civil du Québec une nouvelle fois rappelé par la Cour d’appel

Par Frédéric Bolduc, Avocat et Tristan Kunicki, Avocat et Lynda Makhlouf, étudiante

Le 26 janvier 2024, la Cour d’appel a rendu l’arrêt Endeavour Canada Holdings Corporation c. Boucher, 2024 QCCA 93[1] (l’« arrêt Boucher »), revenant par le fait même sur une importante règle du droit de l’emploi québécois, soit l’interdiction des renonciations contractuelles à l’avance au droit d’un salarié de recevoir un délai de congé ou une indemnité en tenant lieu, lorsque son employeur met fin à son emploi sans motif sérieux.

En l’espèce, la Cour d’appel confirme le jugement de la Cour supérieure d’accorder à un salarié congédié sans motif sérieux une somme d’argent pour des unités d’actions avec restrictions acquises pendant la période couverte par son délai de congé raisonnable, puisque la Cour d’appel considère que celles-ci faisaient partie intégrante de sa rémunération.

Contexte

Un salarié cadre congédié par la société appelante prétendait avoir été congédié sans motif sérieux. La Cour supérieure lui a donné gain de cause et lui a accordé une somme totale de 280 118,63 $[2]. Cette somme inclut plusieurs éléments, notamment un montant de 147 250,15 $ à titre d’indemnité tenant lieu de délai de congé et une somme de 123 934,59 $ en lien avec un régime d’unités d’actions restreintes (le « Régime ») offert par son employeur auquel il participait.

L’appel ne porte que sur la somme accordée au salarié en vertu du Régime, les autres conclusions du jugement n’étant pas remises en question. L’employeur prétendait que la Cour supérieure avait mal appliqué les règles du Régime et établi un montant trop élevé pour l’indemnité payable au salarié à ce titre. Selon l’employeur, certaines dispositions du Régime auraient dû mener la juge de première instance à réduire le montant accordé au salarié pour des unités d’actions restreintes acquises pendant la durée de son délai de congé. Ces arguments ont été rejetés par la Cour d’appel.

Droit

Rappelons que le Code civil du Québec prévoit expressément le droit d’un salarié de recevoir un délai de congé lorsque son emploi prend fin sans motif sérieux[3]. Ce délai de congé doit être raisonnable et tenir compte, notamment, de la nature de l’emploi, des circonstances particulières dans lesquelles il s’exerce et de la durée de la prestation de travail. De plus, selon l’article 2092 C.c.Q., un salarié ne peut renoncer au droit qu’il a d’obtenir une indemnité en réparation du préjudice qu’il subit, lorsque le délai de congé est insuffisant ou lorsque la fin d’emploi est faite de manière abusive. Cette disposition est considérée d’ordre public. Le salarié a toutefois en principe l’obligation de minimiser les dommages subis en raison de la fin de son emploi.

Lorsqu’un tribunal détermine le montant de l’indemnité pour tenir lieu de délai de congé auquel un salarié a droit, il tient compte de la rémunération que le salarié aurait normalement reçue s’il avait travaillé pendant la durée du délai de congé. Ainsi, tous les éléments qui font partie intégrante de la rémunération du salarié doivent normalement être pris en compte. À cet égard, par l’effet de l’article 2092 C.c.Q., les tribunaux considéreront généralement comme étant sans effet les dispositions contractuelles qui font en sorte qu’un salarié renonce à l’avance à recevoir des sommes à la suite d’une fin d’emploi sans motif sérieux pour des éléments faisant partie intégrante de sa rémunération qu’il gagerait durant la durée de son délai de congé raisonnable.

Décision

Dans l’arrêt Boucher, la Cour d’appel réitère ces principes, notamment le caractère d’ordre public de l’article 2092 C.c.Q. La Cour d’appel prend soin de spécifier que, selon les circonstances de cette affaire et les dispositions du Régime, celui-ci doit être considéré comme faisant partie intégrante de la rémunération du salarié. La Cour écarte donc des dispositions du Régime qui seraient susceptibles d’être contraires à l’article 2092 C.c.Q.:

« [20]   Demeure alors la question de l’application du prorata des jours travaillés selon les paragr. 9a) et 9c). Aux termes de ces dispositions, l’intimé aurait cessé d’être un salarié le 6 mai 2020. Il reçoit son avis de cessation d’emploi (lettre de congédiement) à cette date qui correspond également à celle de son « dernier jour d’emploi effectif du participant » (paragr. 9c)). Avant cette date, l’intimé était en congé sans solde, mais toujours à l’emploi.

[21]   La période du 6 mai 2020 au 1er juillet 2020 est sans contredit comprise dans la période de délai de congé, de sorte que les unités d’actions de l’intimé ont été acquises au 1er juillet 2020. Appliquer le prorata prévu aux paragr. 9a) et 9c) en ne tenant compte que des jours travaillés (ce qui exclurait la période du 6 mai 2020 au 1er juillet 2020) comme le Régime le prévoit au paragr. 9c) serait ici contraire à l’art. 2092 C.c.Q., disposition d’ordre public.

[22]   En effet, en l’espèce, le Régime doit être assimilé à un avantage pécuniaire faisant partie de la rémunération globale de l’intimé. C’est d’ailleurs ainsi que l’appelante qualifiait la participation de l’intimé au Régime dans sa lettre confirmant l’octroi d’unités d’actions en 2018, alors qu’elle indiquait qu’elle constituait une « composante de son enveloppe de rémunération ». Ajoutons que le fait qu’un participant continue d’acquérir ses unités (sous réserve de la règle du prorata) même après qu’il cesse d’être un employé (sauf lors de licenciement pour cause) accrédite également cette qualification. Celle-ci est également conforme à l’un des objectifs du Régime qui vise à procurer aux participants « un incitatif supplémentaire pour leurs efforts » pour le compte de l’appelante. Conséquemment, l’intimé est en droit d’obtenir une indemnité tenant lieu de la rémunération « qu’il aurait reçue pendant la durée du délai de congé applicable ». Il faut donc écarter le paragr. 9c), qui prescrit que la période du délai de congé ne doit pas être prise en considération pour les fins du calcul du prorata du paragr. 9a), puisque contraire à l’art. 2092 C.c.Q. » [Références omises][4]

En d’autres mots, la Cour d’appel considère que certaines règles du Régime constituent une renonciation illégale du salarié à son droit de recevoir une indemnité tenant lieu de délai de congé raisonnable. En somme, la Cour considère que le salarié avait le droit de recevoir un montant pour les unités d’actions avec restrictions acquises pendant son délai de congé, et ce, sans égard aux dispositions du Régime à l’effet contraire.

Conclusion

Pour les fins du présent billet, il convient de retenir que, de manière générale, dans le calcul d’une indemnité tenant lieu de délai de congé, les tribunaux tiendront compte de tous les éléments qui font partie intégrante de la rémunération d’un salarié. Dans un autre ordre d’idée, la question consistant à déterminer si les régimes d’intéressement à long terme similaires au Régime doivent, dans tous les cas, être considérés comme faisant partie intégrante de la rémunération des salariés qui y participent pourra continuer à intéresser les praticiens qui traitent ce type de questions. Il nous apparaît qu’un débat subsiste sur ce point.

Le texte intégral de la décision est disponible ici.

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[1] Endeavour Canada Holdings Corporation c. Boucher, 2024 QCCA 93

[2] Boucher c. Semafo inc., 2022 QCCS 3641

[3] RLRQ, c. CCQ-1991, ci-après « C.c.Q. », art. 2091.

[4] Endeavour Canada Holdings Corporation c. Boucher, préc., note 1, par. 20 à 22.

Commentaires (1)

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  1. Personal Analysis of Jolivet v. Treasury Board (Correctional Service of Canada): Charter Challenge to Subsection 2(1) of the Public Service Labour Relations Act
    In examining Jolivet v. Treasury Board (Correctional Service of Canada), I find myself deeply concerned with a significant oversight in Mr. Jolivet’s case. While Mr. Jolivet challenged the Treasury Board’s decisions regarding inmate labor programs, he did not address a critical constitutional issue that I believe warrants serious attention: the constitutionality of Subsection 2(1) of the Public Service Labour Relations Act (PSLRA) in relation to Section 2(d) of the Canadian Charter of Rights and Freedoms.

    As I reflect on Subsection 2(1) of the PSLRA, which excludes “persons employed in federal institutions” from being considered “employees” under the Act, I am struck by how this exclusion directly infringes on the rights guaranteed under Section 2(d) of the Charter. This section guarantees freedom of association, including the right to join and form trade unions and to engage in collective bargaining.

    I firmly believe that imprisoned Canadian citizens, despite their incarceration status, possess a legal and human right to unionize. By excluding them from the PSLRA’s definition of “employees,” Subsection 2(1) unjustly denies them the ability to advocate for fair working conditions and wages through collective bargaining. This exclusion seems to disregard their status as employees who contribute labor within federal institutions.

    When considering Section 1 of the Charter, which allows limitations on Charter rights only if they are reasonable and justifiable in a free and democratic society, Subsection 2(1) falls short. There appears to be no compelling justification for denying incarcerated individuals the right to unionize and engage in collective bargaining. The exclusionary provision does not seem necessary to achieve any significant governmental objective, nor does it appear to balance the rights of individuals against the needs of correctional institutions in a way that is proportionate and fair.

    I find it particularly illuminating to reference Sauvé v. Canada (Chief Electoral Officer), a landmark case where the Supreme Court of Canada ruled that the blanket disenfranchisement of prisoners was unconstitutional. This case underscored that even individuals in incarceration retain fundamental rights, and any limitation on those rights must be demonstrably justifiable. Similarly, Subsection 2(1) of the PSLRA unjustifiably limits the rights of imprisoned individuals to unionize, echoing the concerns raised in Sauvé.

    In light of this analysis, I believe that a Charter challenge to Subsection 2(1) is not only warranted but necessary. Such a challenge could reaffirm that imprisoned Canadian citizens retain their fundamental rights to unionize and participate in collective bargaining. It would align with the principles of justice and equality enshrined in the Canadian Charter of Rights and Freedoms, ensuring that all individuals, regardless of their incarceration status, are recognized and treated with dignity and fairness under the law.

    Terrance W. Naistus/Lassus Terentius

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