A.C. c. Rozon, 2025 QCCS 63
Par SOQUIJ, Intelligence juridique
PREUVE : Dans le contexte d’allégations de violence sexuelle, le tribunal se prononce sur l’application du nouvel article 2858.1 C.C.Q., qui crée une présomption de non-pertinence des faits servant à appuyer des déductions inappropriées et discriminatoires fondées sur des mythes et des stéréotypes.
2025EXP-310
Intitulé : A.C. c. Rozon, 2025 QCCS 63
Juridiction : Cour supérieure (C.S.), Montréal
Décision de : Juge Chantal Tremblay
Date : 16 janvier 2025
Références : SOQUIJ AZ-52088285, 2025EXP-310 (30 pages)
PREUVE — divers — recevabilité de la preuve — mythes — stéréotypes — preuve de faits similaires — affaire comportant des allégations de violence sexuelle ou de violence conjugale — témoignage — pertinence de la preuve — présomption légale — présomption de non-pertinence — interprétation de l’article 2858.1 C.C.Q. — présumée victime — atteinte aux droits fondamentaux — question soulevée d’office — pouvoir discrétionnaire — véhicule procédurale — huis clos — fardeau de la preuve — déconsidération de l’administration de la justice — avis d’inconstitutionnalité.
INTERPRÉTATION DES LOIS — intention du législateur — débats parlementaires — interprétation de l’article 2858.1 C.C.Q. — absence de disposition transitoire — effet immédiat de la nouvelle loi.
PREUVE — présomption — présomption légale — présomption de non-pertinence — mythes — stéréotypes — preuve de faits similaires — affaire comportant des allégations de violence sexuelle ou de violence conjugale — interprétation de l’article 2858.1 C.C.Q. — témoignage — question soulevée d’office — pouvoir discrétionnaire.
Jugement relatif à l’application de l’article 2858.1 du Code civil du Québec (C.C.Q.).
Les 9 demanderesses ont intenté des poursuites contre le défendeur en lien avec des agressions sexuelles et du harcèlement sexuel qui seraient survenus au cours des décennies 1980 et 1990. Leurs instances ont été jointes pour être instruites en même temps et jugées en fonction de la même preuve.
Le 4 décembre 2024, l’article 2858.1 C.C.Q. est entré en vigueur. Le procès s’est déroulé à partir du 9 décembre 2024 et les demanderesses ont toutes témoigné. Des objections fondées sur l’article 2858.1 C.C.Q. ont été soulevées lors d’un seul contre-interrogatoire et ont été prises sous réserve. Par ailleurs, les demanderesses entendent faire témoigner plusieurs autres femmes pour prouver des faits similaires que le défendeur aurait commis. Ainsi, afin de savoir à quoi s’en tenir pour la suite du procès, les parties souhaitent que la Cour tranche des questions de droit concernant l’application de l’article 2858.1 C.C.Q. étant donné que cet article est entré en vigueur quelques jours seulement avant le début du procès.
Décision
L’interprétation et la portée de l’article 2858.1 C.C.Q.
Selon le ministre de la Justice, ce nouvel article instaure en droit civil les mêmes protections qu’en droit criminel concernant les mythes et les stéréotypes véhiculés notamment en matière de violence sexuelle. Le premier alinéa crée une présomption de non-pertinence en ce qui a trait aux faits énoncés dans les 6 paragraphes qui suivent et qui servent à appuyer des déductions jugées inappropriées et discriminatoires découlant de mythes et de stéréotypes. Quant au second alinéa, il prévoit la nécessité de tenir un débat à huis clos pour déterminer la recevabilité en preuve de ces faits présumés non pertinents afin d’empêcher que la prétendue victime ait à faire face à de tels faits, qui portent atteinte à ses droits fondamentaux, sans qu’un débat se tienne au préalable.
L’article 2858.1 C.C.Q. ne fait pas explicitement référence aux termes ou aux notions de «mythes» et de «stéréotypes» en matière de violence sexuelle ou conjugale, mais il semble clair, à la lumière de certains extraits de débats parlementaires et du lien évident avec la jurisprudence de droit criminel, que c’est ce qu’il vise. Les mythes et stéréotypes à l’endroit des personnes présumées victimes de violence sexuelle constituent des idées ou des croyances très répandues qui, sur le plan empirique, sont fausses. Certains mythes jettent un discrédit sur la véracité des propos tenus par les présumées victimes et leur fiabilité, tandis que d’autres conceptualisent une victime idéale ainsi que ses caractéristiques et actions avant, pendant et après une agression. Chacun des 6 paragraphes du nouvel article renvoie à des mythes et stéréotypes reconnus par les tribunaux supérieurs ainsi que le législateur fédéral en matière de violence sexuelle et conjugale.
L’article 2858.1 C.C.Q. est d’application immédiate
Puisque le projet de loi 73 (Loi visant à contrer le partage sans consentement d’images intimes et à améliorer la protection et le soutien en matière civile des personnes victimes de violence) ne contient aucune disposition transitoire en lien avec le nouvel article 2858.1 C.C.Q. ni d’indications claires quant à l’intention du législateur en ce qui a trait à son application dans le temps, ce sont les principes usuels de droit transitoire qui doivent s’appliquer. Puisque la réponse à la question de droit transitoire ne se trouve pas dans la loi, il convient de recourir aux présomptions établies par la jurisprudence. Dans un premier temps, il y a lieu de déterminer si des intérêts juridiques substantiels du défendeur sont compromis par cette nouvelle disposition. Or, tout moyen de défense fondé sur des mythes ou stéréotypes n’était pas véritablement disponible sous le droit antérieur, et ce, même si celui-ci avait été invoqué avant l’entrée en vigueur de l’article 2858.1 C.C.Q. Ce nouvel article constitue donc un véhicule procédural utilisé pour éviter l’administration d’une preuve non pertinente et attentatoire aux droits de témoins, et cela ne change rien à la réalité que les mythes et stéréotypes ne pouvaient pas, sous le droit antérieur, fonder un jugement et que, par conséquent, la preuve des faits reliés à ceux-ci n’est pas pertinente, à moins d’une démonstration contraire. Ainsi, il s’agit d’une loi de nature purement procédurale puisqu’elle régit la façon de faire valoir des droits ou avantages, sans toutefois avoir d’incidence sur des questions substantielles. La présomption de non-pertinence créée par l’article 2858.1 C.C.Q. est donc d’application immédiate à l’égard de la preuve visant les demanderesses. Pour ce qui est de l’application de ce nouvel article aux autres témoins assignés pour prouver des faits similaires commis par le défendeur à titre de modus operandi, il convient de préciser que, selon la demande d’inscription par déclaration commune datée du 9 décembre 2024, ces témoins sont des présumées victimes de violence sexuelle. Suivant les propos du ministre de la Justice, l’expression «personne prétendue victime de la violence» doit inclure tout témoin dans le cadre d’une instance civile. Ainsi, l’application de l’article 2858.1 C.C.Q. à toute victime alléguée de violence sexuelle ou conjugale, qu’elle soit ou non partie à l’instance, est conforme au texte de la disposition et à son objectif. Ainsi, à l’égard de la preuve de faits similaires, la présomption de non-pertinence créée par l’article 2858.1 C.C.Q., est également d’application immédiate, car elle ne compromet aucun droit substantiel du défendeur advenant que celui-ci invoque des moyens de défense fondés sur des mythes et stéréotypes.
L’application de l’article 2858.1 C.C.Q. doit être invoquée d’office
Puisque les droits fondamentaux des victimes alléguées de violence sexuelle ou conjugale sont au coeur des préoccupations du législateur en lien avec les mythes et stéréotypes, l’article 2858.1 C.C.Q. doit être lu à la lumière de l’article 2858 C.C.Q. Selon celui-ci, le tribunal doit, même d’office, rejeter tout élément de preuve obtenu dans des conditions qui portent atteinte aux droits et libertés fondamentaux et dont l’utilisation est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice. Ainsi, si une partie ne soulève pas d’objection fondée sur l’article 2858.1 C.C.Q., le tribunal doit intervenir en exerçant son pouvoir discrétionnaire afin de s’assurer que les éléments de preuve présumés non pertinents sont bel et bien recevables.
La procédure à suivre pour tenter de repousser la présomption prévue à l’article 2858.1 C.C.Q.
Tout débat relatif à la recevabilité en preuve des faits énoncés aux 6 paragraphes de l’article 2858.1 C.C.Q. constitue une question de droit et doit se tenir à huis clos. Ainsi, si le défendeur entend administrer une preuve fondée sur les faits énoncés à cet article il devra au préalable formuler une demande d’audience à huis clos dans laquelle il devra indiquer l’objectif recherché par une telle preuve et démontrer qu’elle ne sera pas utilisée au soutien d’un raisonnement fondé sur des mythes ou stéréotypes. Dans certains cas, il est possible que la pertinence d’une preuve quant aux faits visés par l’article 2858.1 C.C.Q. ne puisse être anticipée ou ne se cristallise pas avant que des témoins n’aient commencé à déposer à procès. Il importera alors, à la première occasion et avant le début de tout contre-interrogatoire, de déposer une telle demande afin que le débat à huis clos puisse se tenir.
Le texte intégral de la décision est disponible ici.
Commentaires (0)
L’équipe du Blogue vous encourage à partager avec nous et nos lecteurs vos commentaires et impressions afin d’alimenter les discussions sur le Blogue. Par ailleurs, prenez note du fait qu’aucun commentaire ne sera publié avant d’avoir été approuvé par un modérateur et que l’équipe du Blogue se réserve l’entière discrétion de ne pas publier tout commentaire jugé inapproprié.