par
Marie-Hélène Beaudoin
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25 Mar 2015

Point de départ de la prescription : quel est le poids des recherches sur Internet?

Par Marie-Hélène Beaudoin, avocate


Par Marie-Hélène Beaudoin
Dans Lambert c. Whirlpool Canada, l.p., 2015 QCCA 433, la Cour d’appel  était saisie de l’appel d’un jugement de la Cour supérieure ayant refusé l’autorisation d’un recours collectif, notamment en raison de la prescription du recours du représentant. L’appel a été rejeté avec une forte dissidence. La prescription commence-t-elle lorsque l’on connaît la cause d’action, ou lorsque l’on connaît son droit d’action?

Faits 

Le représentant a acquis une laveuse frontale en avril 2004. En 2005, il a commencé à percevoir une odeur de moisi qui s’en dégageait, et ce, à plusieurs répétitions. Il a formulé une plainte au fabricant et a contacté Sears, le vendeur du produit, qui lui a suggéré de lire le manuel d’utilisation et de suivre les procédures d’utilisation particulières permettant de minimiser les odeurs. Selon la preuve déposée au soutien de la requête pour autorisation d’exercer un recours collectif, l’odeur de moisi serait causée par un vice de conception dans le système d’auto-nettoyage de la laveuse.

Le requérant plaide que le point de départ de la prescription est le moment où il a effectué des recherches sur Internet, a pris connaissance du fait qu’un recours collectif avait été intenté contre Whirlpool et a ainsi été avisé que d’autres personnes avaient le même problème que lui. Selon lui, le délai commencerait donc à courir en 2012.

Les intimées plaident quant à elles que le point de départ de la prescription est le moment où le « dommage allégué s’est manifesté de manière appréciable ». Selon elles, le point de départ de la prescription serait en 2005 lorsque l’odeur s’est manifestée pour la première fois, ou à tout le moins en mai 2005 quand le requérant s’est plaint pour la première fois.

Décision majoritaire
Les juges majoritaires ont conclu que le point de départ de la prescription était le moment où les  préjudices allégués se sont manifestés de façon certaine, précise et appréciable :

« [16][…] Prescription begins when the defect first manifests itself in a material fashion. The appellant essentially seeks to shift that moment from the emergence of foul odours which prompted his complaint to the respondent in 2005, to an internet search in August 2012 which drew his attention to the existence of class actions instituted in other jurisdictions in regard to the same or similar appliances.

[17] The motion judge described the prejudice suffered by the appellant, according to his Motion in authorization, as foul odours, followed by mildew and visible residue on the drum of the washing machine. She then relied on her assessment of the appellant’s testimony to situate the first significant manifestation of the prejudice in 2005, one year after purchase, when odours became [TRANSLATION] “continuous and repetitive”. In fact, the appellant testified that he had always experienced odour problems with the machine.  Thus, the judgment a quo is error free on this point […]. » (références omises)

Dissidence
Le juge dissident, quant à lui, a conclu que le point de départ de la prescription est le moment où le requérant a connaissance du fait qu’il a un droit d’action :

« [28] Mais le point de départ de la prescription n’est pas le moment où un problème est décelé, mais le moment où la victime a connaissance d’un droit d’action en rapport avec ce problème. La personne opérée qui souffre d’une douleur persistante ne peut prendre action avant de savoir qu’elle est causée par l’oubli d’une pince chirurgicale dans son abdomen. »

Commentaire
La prescription est une question délicate, et il n’est pas toujours facile d’établir son point de départ. Comme vous le savez, la prescription est une obligation de résultat pour les avocats. Il est donc prudent de toujours utiliser le point de départ le plus hâtif possible pour calculer ses délais afin d’éviter tout problème potentiel. De leur côté, les tribunaux usent aussi d’une grande dose de prudence en ce qui concerne la prescription, et évitent généralement de mettre fin à des recours pour ce motif au stade préliminaire, sauf dans les cas où la prescription est clairement établie.

Évidemment, il y a un intérêt certain pour les défendeurs qui se voient visés par une action prescrite de soulever cette question dès le début de l’instance, pour éviter de devoir se soumettre à des procédures longues et coûteuses dans un dossier qui est de toute façon voué à l’échec (9091-7337 Québec inc. (Les constructions Musto) c. Montréal (Ville de) (Arrondissement Pierrefonds / Senneville), 2007 QCCS 1160, par. 36 et 40, conf. par 2007 QCCA 1282).

L’article 2926 C.c.Q. est celui qui prévoit le point de départ de la prescription :

2926. Lorsque le droit d’action résulte d’un préjudice moral, corporel ou matériel qui se manifeste graduellement ou tardivement, le délai court à compter du jour où il se manifeste pour la première fois.

Jean-Louis Beaudouin et Patrice Deslauriers en concluent que la prescription court à partir du « lendemain du jour où le créancier pouvait, pour la première fois, faire valoir son droit, donc du jour où le droit à l’action a effectivement pris naissance ». Selon eux, le test constitue à déterminer quand une victime raisonnablement prudente et avertie a pu soupçonner le lien entre le préjudice et la faute (La responsabilité civile, 7e éd., Éditions Yvon Blais, 2007, volume I, par. I-1416 et I-1420, p. 1194 et 1199).

Avec respect pour le juge dissident, nous croyons que le fait d’établir le point de départ de la prescription au moment où un justiciable réalise qu’il peut prendre un recours en justice est susceptible d’introduire une part de subjectivité indésirable dans l’établissement du délai de prescription, et de mener à une incertitude du droit.

Nous sommes d’ailleurs d’accord avec la juge de première instance, qui avait conclu comme suit :

« [55] Le point de départ du délai de prescription ne correspond pas à la confirmation que d’autres personnes ont un problème similaire à celui qui veut intenter sa cause d’action comme le prétend le Requérant. »

Les consommateurs ayant un problème d’odeur aux États-Unis et en Ontario détenaient suffisamment d’indice de leur droit d’action pour y instituer un recours collectif. Comment pourrait-on justifier que les consommateurs québécois, qui vivent exactement la même situation, puissent prétendre qu’il leur est nécessaire d’attendre qu’un recours collectif soit institué à l’étranger et qu’ils en soient avisés pour connaître les faits générateurs de leur droit d’action?  Le standard de diligence applicable aux consommateurs québécois est-il moins élevé? Nous ne le croyons pas.

Ainsi, nous suggérons cette façon simplifiée de déterminer le point de départ de la prescription : le délai court dès lors qu’une personne raisonnable aurait connaissance des faits générateurs de son recours (qui établissent la faute, le dommage et le lien de causalité).

Le texte intégral de la décision est disponible ici.

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