Après l’injonction provisoire, l’injonction permanente de nature déclaratoire : la Ville de Montréal doit octroyer ses contrats aux plus bas soumissionnaires
Par Audrey-Anne Guay
Par Audrey-Anne Guay
Le 21 mars dernier, la Cour supérieure entendait la demande d’injonction provisoire de Groupe CRH Canada inc. (Demix Construction) (« Demix ») et celle de Construction Bau-Val inc. (« Bau-Val ») quant à la suspension de la prise de décision de la Ville de Montréal (« Ville ») portant sur l’attribution de trois contrats de construction devant avoir lieu le soir même. La Cour avait accueilli la demande. Depuis, elle a renouvelé l’ordonnance à deux reprises, valant jusqu’au 15 avril 2016, date de l’audition de la demande en injonction permanente de nature déclaratoire. Dans Groupe CRH Canada inc. (Demix Construction) c. Montréal (Ville de), 2016 QCCS 2332, la Cour supérieure analyse la clause litigieuse apparaissant aux documents d’appel d’offres (« DAO ») de la Ville et se positionne quant à la nature de l’irrégularité des soumissionnaires, à savoir s’il s’agit d’une irrégularité majeure ou mineure.
Contexte
La décision portant sur l’injonction provisoire ayant déjà fait l’objet d’un billet, les faits seront rappelés de façon très sommaire.
Demix et Bau-Val se sont chacune classées au premier rang pour trois projets de travaux de construction de grande envergure sur des artères principales. Deux de ces projets font l’objet de la demande d’injonction permanente : le Projet Papineau – pour Demix et le Projet Saint-Michel – pour Bau-Val. (Le troisième projet a fait l’objet d’un désistement partiel quant aux conclusions.)
La Ville a disqualifié les deux soumissionnaires pour des raisons de non-conformité. La clause 15 des DAO mentionne que le soumissionnaire doit avoir exécuté au cours des cinq dernières années, un minimum de deux contrats de nature similaire aux projets Papineau et Saint-Michel, pour une valeur minimale de 10 millions de dollars. Il s’agit de la clause d’expérience.
La Ville reconnaît que l’expérience de Demix et de Bau-Val n’est pas en question. Toutes deux possèdent l’expérience recherchée. Le problème consiste plutôt au fait que les soumissionnaires n’auraient pas transmis toute l’information nécessaire avec leur soumission lors du dépôt. La Cour doit donc se pencher sur la nature de cette irrégularité.
Analyse
La Cour rappelle l’article 573.3 de la Loi sur les cités et villes, qui est d’ordre public.
573.7 Sous réserve des articles 573.1.0.1 et 573.1.0.1.1, le conseil ne peut, sans l’autorisation préalable du ministre des Affaires municipales, des Régions et de l’Occupation du territoire, accorder le contrat à une personne autre que celle qui a fait, dans le délai fixé, la soumission la plus basse.
L’analyse du Tribunal porte essentiellement sur le caractère clair ou ambigu de la clause 15. Les soumissionnaires argumentent que la Ville n’a pas précisé, à même cette clause, si les travaux liés aux contrats évoqués à titre d’expérience doivent être terminés et réalisés complètement pour compter. Ils mentionnent également que la Ville demande à ce que les noms de la rue et de la municipalité du projet énuméré à titre d’expérience soient indiqués, laissant ainsi entendre que seuls les projets municipaux peuvent être comptabilisés.
La Ville est d’avis que l’omission de transmettre l’ensemble de l’information demandée constitue une irrégularité majeure.
« [81] Le non-respect d’une condition essentielle constitue une irrégularité majeure susceptible d’entraîner le rejet d’une soumission.
[82] Par contre, le non-respect d’une condition accessoire constitue une irrégularité mineure qui peut être écartée ou régularisée dans le cadre de l’exercice d’une discrétion. » [Références omises]
Pour les soumissionnaires, le fait de pouvoir remédier à la situation sans modifier le prix ni le rang des soumissionnaires fait de cette omission une irrégularité mineure. Il est également argumenté que la Ville a, à d’autres reprises, permis la transmission de documentation et de lettres après l’ouverture des soumissions.
« [91] La Ville considère donc que l’omission de joindre une lettre d’attestation d’expérience constitue une irrégularité mineure mais considère que l’omission de joindre certaines informations dans une telle lettre constitue une irrégularité majeure.
[92] Il y a là un manque de cohérence de la Ville dans l’interprétation de cette clause, ce qui tend à confirmer son ambiguïté.
[93] L’expérience d’un soumissionnaire lui est intrinsèque. La lettre requise ne la lui confère pas. Elle en atteste simplement la possession qui pourra être vérifiée par la Ville.
[94] Le Tribunal est d’avis que l’expérience recherchée pour exécuter le contrat constitue la condition essentielle. Les autres aspects sont des accessoires qui ne visent qu’à en assurer le respect.
[95] L’omission en cause est donc une irrégularité mineure. »
L’exercice du pouvoir discrétionnaire de la Ville fait ensuite l’objet d’un débat. Il est évoqué que la soumission de Les Entreprises Michaudville inc. (« Michaudville ») (l’entreprise à qui la Ville veut octroyer le contrat du Projet Papineau) serait également non conforme puisque l’un de ses deux projets énumérés à titre d’expérience serait inférieur aux 10 millions requis.
« [110] La Ville explique qu’elle pouvait exercer sa discrétion puisqu’elle a considéré que cette irrégularité était mineure en ce que l’écart était moindre que celui des autres soumissions.
[111] Or, la Cour d’appel dans l’affaire Ville de Rimouski énonçait qu’un donneur d’ouvrage ne peut exercer arbitrairement sa discrétion en adoptant une approche souple envers un soumissionnaire et une approche stricte envers les autres. Tous doivent être traités équitablement et sur un même pied d’égalité.
[…]
[124] En matière de gestion de fonds publics, l’adoption d’un formalisme ou d’une rigidité excessive peut s’avérer contraire à l’intérêt de la collectivité.
[125] Dans notre affaire, la Ville n’est pas justifiée de prétendre que la clause litigieuse constitue un carcan qui l’empêche d’exercer sa discrétion en toute équité. En fait, l’expérience démontre qu’elle a déjà fait preuve de plus de souplesse en l’interprétant bien différemment.
[126] Le Tribunal est d’avis que l’omission de transmettre des informations complètes quant à leur expérience avant l’ouverture des soumissions résultait de l’ambiguïté de la clause et constituait une irrégularité mineure à laquelle il a été remédié en temps utile dans le meilleur intérêt des contribuables. » [Références omises]
La demande en injonction permanente de nature déclaratoire est donc accueillie pour chacun des deux soumissionnaires. La Cour ordonne à la Ville de ne pas octroyer les contrats pour les projets Papineau et Saint-Michel à d’autres soumissionnaires que Demix et Bau-Val.
La décision intégrale peut être consultée ici.
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