Droit d’appeler : jugement « rendu en cours d’instance » ou « qui met fin à l’instance »
Par Rachel Rioux-Risi
Par Rachel Rioux-Risi
Avocate
Dans la décision Intact, compagnie d’assurances c. Lamontagne, 2016 QCCA 1628, la Cour d’appel compare les articles 30
et 31 du Code de procédure civile et se questionne sur la nature d’un jugement
rendu par la Cour supérieure. S’agit-il d’un jugement rendu en cours d’instance
ou mettant fin à l’instance ?
En 2007, Lamontagne et Boisvert
(ci-après les « intimés »)
acquièrent une maison. La compagnie d’assurances Intact (ci-après « Intact ») assure sa propriété, mais
n’est pas informée de l’existence d’un chauffage auxiliaire au mazout.
En 2009, les intimés découvrent que
leur terrain est contaminé en raison d’un déversement de mazout provenant du
réservoir qui alimente le système de chauffage.
Intact refuse de les indemniser
donnant lieu ainsi à un premier litige qui sera réglé hors cour.
En 2013, alors que des travaux de
décontamination sont en cours, les intimés découvrent que la contamination a
potentiellement migré vers la propriété voisine. Ils en informent les voisins
lesquels les tiennent responsables et les mettent en demeure.
En novembre 2014, les intimés
introduisent un recours à l’endroit d’Intact afin de l’obliger à assumer leur
défense si un recours devait être intenté par leurs voisins.
En mai 2016, la Cour supérieure
accueille en partie la demande des intimés et ordonne à Intact d’assurer leur
défense à l’encontre des procédures évoquées dans les mises en demeure de leurs
voisins.
Intact dépose une demande pour
permission d’appeler en vertu de l’article 31 du Code de procédure civile
(ci-après, « Cpc »), lequel se lit
comme suit :
31. Le jugement de la Cour supérieure ou de la
Cour du Québec rendu en cours d’instance, y compris pendant
l’instruction, peut faire l’objet d’un appel de plein droit s’il rejette une
objection à la preuve fondée sur le devoir de discrétion du fonctionnaire de
l’État ou sur le respect du secret professionnel.
Il peut également faire l’objet d’un
appel sur permission d’un juge de la Cour d’appel, si ce dernier estime que
ce jugement décide en partie du litige ou cause un préjudice irrémédiable à une
partie, y compris s’il accueille une objection à la preuve.
Le jugement
doit être porté en appel sans délai. L’appel ne suspend pas l’instance à moins
qu’un juge d’appel ne l’ordonne; cependant, si le jugement est rendu en cours
d’instruction, l’appel ne suspend pas celle-ci; le jugement au fond ne peut
toutefois être rendu ou, le cas échéant, la preuve concernée entendue avant la
décision de la cour.
Tout autre
jugement rendu en cours d’instruction, à l’exception de celui qui accueille une
objection à la preuve, ne peut être mis en question que sur l’appel du jugement
au fond. (Nos emphases)
Bien qu’Intact soumette une
permission d’appeler en vertu de l’article 31 du Cpc, la Cour d’appel se
questionne : le jugement de la Cour supérieure dans le cas en
l’espèce en est-il un « rendu en cours d’instance » ou « qui met fin à
l’instance » ?
La question est importante, car la
réponse à celle-ci détermine l’applicabilité de l’article 30 ou 31 du Code de
procédure civile et également de la possibilité de porter en appel de plein
droit ou sur permission.
L’article 30 du Cpc se lit comme
suit :
30. Peuvent faire l’objet d’un appel de
plein droit les jugements de la Cour supérieure et de la Cour du Québec
qui mettent fin à une instance, de même que les jugements et
ordonnances qui portent sur l’intégrité, l’état ou la capacité de la personne,
sur les droits particuliers de l’État ou sur un outrage au tribunal.
Toutefois, ne peuvent faire l’objet d’un
appel que sur permission:
1° les
jugements où la valeur de l’objet du litige en appel est inférieure à 60 000 $;
2° les
jugements rendus suivant la procédure non contentieuse qui ne font pas l’objet
d’un appel de plein droit;
3° les
jugements qui rejettent une demande en justice en raison de son caractère
abusif;
4° les
jugements qui rejettent une demande d’intervention volontaire ou forcée d’un
tiers;
5° les
jugements de la Cour supérieure rendus sur un pourvoi en contrôle judiciaire
portant sur l’évocation d’une affaire pendante devant une juridiction ou la
révision d’une décision prise par une personne ou un organisme ou d’un jugement
rendu par une juridiction assujetti à ce pouvoir de contrôle ou sur un pourvoi
enjoignant à une personne d’accomplir un acte;
6° les
jugements rendus sur les frais de justice octroyés pour sanctionner des
manquements importants;
7° les
jugements qui confirment ou annulent une saisie avant jugement;
8° les
jugements rendus en matière d’exécution.
La permission d’appeler est accordée par un
juge de la Cour d’appel lorsque celui-ci considère que la question en jeu en
est une qui doit être soumise à la cour, notamment parce qu’il s’agit d’une
question de principe, d’une question nouvelle ou d’une question de droit
faisant l’objet d’une jurisprudence contradictoire.
S’il y a lieu
de déterminer la valeur de l’objet du litige en appel, il est tenu compte des
intérêts courus à la date du jugement de première instance de même que de
l’indemnité additionnelle visée à l’article 1619 du Code civil. Les frais de
justice ne sont pas pris en considération. Si l’appel porte sur le droit à des
dommages-intérêts additionnels en réparation d’un préjudice corporel, il n’est
tenu compte que de la valeur de ces dommages-intérêts. (Nos emphases)
Les parties plaident que le jugement
de la Cour supérieure en est un rendu en cours d’instance, car celui-ci statue
sur l’obligation d’Intact de défendre les intimés, alors que la question des
dommages demeure entière. Par conséquent, l’instance n’est pas terminée.
La Cour d’appel n’est pas de cet
avis.
Le jugement rendu par la Cour
supérieure a mis fin à l’instance.
Pour expliquer son point de vue,
elle se réfère à l’ancien Code de procédure civile et ses articles 26 et
29 :
[10] Aux fins
de déterminer le processus d’appel applicable, l’ancien Code de procédure
civile opposait les notions de « jugement final/final judgment » (art. 26
a.C.p.c.) et de «jugement interlocutoire/interlocutory judgment » (art. 29
a.C.p.c.). Cette terminologie n’est pas reprise dans le Code de procédure
civile, le législateur référant dorénavant à des jugements « qui mettent fin à
une instance/that terminate a proceeding » (art. 30 C.p.c.) et aux jugements «
rendu[s] en cours d’instance/rendered in the course of a proceeding » (art. 31
C.p.c.).
[11] Dans ses commentaires, la ministre de la
Justice indique que ce changement de terminologie n’a pour but que de corriger
un anglicisme. Les auteurs André Rochon et Juliette Vani sont d’avis que la
jurisprudence élaborée sur la notion de « jugement final/final judgment » sous
l’a.C.p.c. devrait continuer de s’appliquer à un jugement « qui [met] fin à une
instance/ that terminate[s] a proceeding ». Ils écrivent :
On ne parle plus de jugements « finals »,
mais de « jugements qui mettent fin à une instance ». En plus de corriger un anglicisme, cette
modification codifie la jurisprudence puisqu’un
jugement final a toujours été un jugement qui met fin à l’instance entre des
parties et dessaisit le tribunal de la cause d’action (Société canadienne
du cancer c. Imperial Tobacco ltée, EYB 1989-64888, [1989] R.J.Q. 820, J.E.
89-628 (C.A.)).
[12] Je
partage leur avis. (Nos emphases)
Dans le cas en l’espèce, l’instance instituée par les intimés portait
exclusivement sur l’obligation d’Intact de les défendre. Le jugement rendu par
la Cour supérieure a mis fin à cette question. La Cour supérieure a alors été
dessaisie de l’instance.
Bien que la question soumise par les intimés s’inscrivît dans un cadre
plus large, soit l’indemnisation des dommages subis par les voisins en raison
de la contamination, il en demeure que les voisins n’avaient pas encore
institués leur propre recours.
Dans les mots de la Cour d’appel :
[…] La
requête de type Wellington présentée par les intimés est plutôt de la nature
d’un jugement déclaratoire, n’étant jointe à aucun autre recours judiciaire de
la part des voisins, lequel n’existait d’ailleurs pas au moment de
l’institution des procédures et du prononcé du jugement de première instance.
Le fait que le litige, dans son sens plus large, entre les parties ne soit pas
terminé ne modifie pas pour autant la qualification du jugement prononcé ici
par la Cour supérieure. Celle-ci a épuisé sa compétence et le traitement du
dossier est final. Il y a donc fin de l’instance. Le recours éventuel d’un ou
d’autres voisins fait d’ailleurs l’objet d’une instance différente, devant un
tribunal différent vu le montant réclamé. (par. 15)
Le droit d’appel est donc régi par l’article 30 du Code de procédure
civile et non, l’article 31.
Le texte de la décision intégrale se trouve ici.
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