Action en inopposabilité : des conditions d’exercice strictes mais qui ne doivent pas rendre ce recours illusoire
Par Sophie Lecomte, avocate
Par Sophie Lecomte
Avocate
Dans son arrêt SLV Films inc. c. Sakellaropoulo 2016 QCCS 5840, la Cour supérieure
se prononce sur une action en inopposabilité.
Un rappel quant aux conditions applicables
à un tel recours d’exception.
Faits
Le 12 décembre 2012, la Cour supérieure
du Québec a homologué le jugement de la Cour suprême de l’État de New York
condamnant solidairement le défendeur Malcolm Clarke (ci-après : « Clarke ») et sa compagnie à payer la somme de 169 556,94 $ à la demanderesse.
Au début de l’année 2013, la demanderesse
a entamé des démarches afin d’exécuter son jugement au Québec. Le défendeur
Clarke s’est opposé à la saisie de ses biens meubles.
Le 16 janvier 2013, la demanderesse a
appris que le défendeur Clarke avait cédé sa moitié indivise de son immeuble familial
à son épouse la défenderesse Zoe Sakellaropoulo (ci-après : « Sakellaropoulo »).
Le 14 février 2013, le défendeur Clarke
a fait cession de ses biens. La demanderesse a obtenu l’autorisation d’intenter
le présent recours en vertu d’un jugement de cette Cour siégeant en matière de
faillite. Sa créance représente plus de 70 % des dettes du défendeur Clarke.
La question qui se pose en l’espèce est
la suivante : la cession par le défendeur Clarke de sa moitié indivise de
son immeuble à son épouse, la défenderesse Sakellaropoulo, est-elle inopposable
à la demanderesse ?
La demanderesse soumet que la cession a
été faite au mépris de ses droits car elle a aggravé l’insolvabilité du
défendeur Clarke en mettant son seul actif à l’abri du recouvrement de sa
créance.
La défenderesse Sakellaropoulo, quant à
elle, plaide que sa contribution disproportionnée aux charges du ménage durant
le mariage représente la contrepartie monétaire de la cession de la moitié
indivise du défendeur dans l’immeuble et soutient avoir agi de bonne foi.
Décision et analyse
Ce sont les articles 1631 et suivants
du Code civil du Québec (C.c.Q) qui
régissent les conditions d’ouverture et les diverses modalités de preuve du
recours en inopposabilité, se lisant comme suit :
1631. Le créancier, s’il
en subit un préjudice, peut faire déclarer inopposable à son égard l’acte
juridique que fait son débiteur en fraude de ses droits, notamment l’acte par
lequel il se rend ou cherche à se rendre insolvable ou accorde, alors qu’il est
insolvable, une préférence à un autre créancier.
1632. Un contrat à titre
onéreux ou un paiement fait en exécution d’un tel contrat est réputé fait avec
l’intention de frauder si le cocontractant ou le créancier connaissait
l’insolvabilité du débiteur ou le fait que celui-ci, par cet acte, se rendait
ou cherchait à se rendre insolvable.
1633. Un contrat à titre
gratuit ou un paiement fait en exécution d’un tel contrat est réputé fait avec
l’intention de frauder, même si le cocontractant ou le créancier ignorait ces
faits, dès lors que le débiteur est insolvable ou le devient au moment où le
contrat est conclu ou le paiement effectué.
1634. La créance doit
être certaine au moment où l’action est intentée; elle doit aussi être liquide
et exigible au moment du jugement sur l’action.
La créance doit être antérieure à l’acte juridique attaqué, sauf si cet
acte avait pour but de frauder un créancier postérieur.
1635. L’action doit, à
peine de déchéance, être intentée avant l’expiration d’un délai d’un an à
compter du jour où le créancier a eu connaissance du préjudice résultant de
l’acte attaqué ou, si l’action est intentée par un syndic de faillite pour le
compte des créanciers collectivement, à compter du jour de la nomination du
syndic.
Ainsi, quatre conditions doivent être remplies pour réussir un tel
recours :
1) Le critère de la
prescription : l’action doit être intentée dans l’année de la connaissance
par le créancier du préjudice causé par l’acte attaqué
2) Le critère de
l’antériorité de la créance : le créancier qui entreprend le recours doit
détenir contre le débiteur une créance certaine avant que la transaction attaquée
ne survienne et cette créance doit au plus tard être déclarée liquide et
exigible au moment du jugement sur l’inopposabilité
3) L’acte attaqué doit
causer préjudice au créancier poursuivant
4) Avec l’aide des
présomptions des articles 1632 et 1633 C.c.Q., ou celle d’une preuve directe,
l’acte contesté doit avoir été conclu en fraude des droits des créanciers
La Cour nous rappelle que :
[19] L’action en inopposabilité est un recours
d’exception car elle limite la liberté contractuelle et implique des
tiers. Cependant ses conditions d’exercice ne doivent pas être
interprétées de manière si rigide que l’objectif visé par le législateur soit
détourné de manière à rendre le recours illusoire.
Le recours est-il prescrit ?
En l’espèce, la défenderesse Sakellaropoulo
plaide que le recours est prescrit parce qu’il a été intenté plus d’un an après
la publication de l’acte de cession de l’immeuble en litige.
Pourtant :
[25] L’immatriculation d’un acte au Bureau de la publicité des
droits n’a pas pour effet d’établir une présomption quasi-irréfragable de
connaissance à l’égard des tiers. L’article 2943 C.c.Q. se lit :
« Un droit inscrit sur les registres à l’égard
d’un bien est présumé connu de celui qui acquiert ou publie un droit
sur le même bien.
La personne qui s’abstient de consulter le registre
approprié et, dans le cas d’un droit inscrit sur le registre foncier, la
réquisition à laquelle il est fait référence dans l’inscription, ainsi que le
document qui l’accompagne lorsque cette réquisition prend la forme d’un
sommaire, ne peut repousser cette présomption en invoquant sa bonne foi. »
(Nous soulignons)
La Cour retient que le présent recours n’est pas prescrit car :
[27] La demanderesse ne connaissait
pas et n’était pas présumée connaître l’existence de cette cession.
Selon le témoignage de monsieur Kuiper c’est seulement le 16 janvier 2013 qu’il
est mis au courant de la cession effectuée en décembre 2011.
[28] Par ailleurs la demanderesse
n’avait aucune raison d’effectuer des démarches à l’égard de l’immeuble avant
d’obtenir, le 12 décembre 2012, un jugement de la Cour supérieure déclarant
exécutoire dans la province de Québec le jugement rendu le 3 février 2012 dans
l’État de New York.
[29] Après avoir tenté sans succès de
recouvrer de l’argent et des meubles, le procureur de la demanderesse a intenté
la présente action le 3 octobre 2013.
(Nous soulignons)
La créance a-t-elle été antérieure à l’acte
juridique contesté ?
L’article
1634 al.2 C.c.Q. dispose que l’action en
inopposabilité ne peut être intentée que si la créance est antérieure à l’acte
juridique attaqué, sauf si cet acte avait pour but de frauder un créancier
postérieur.
En l’espèce, la Cour retient que toutes les circonstances énoncées confirment
que l’antériorité de la créance prévue à l’article 1634 C.c.Q. est bien respectée.
En effet :
[40] Or le défendeur Clarke n’a pas comparu et n’a pas demandé
la rétractation du jugement.
[41] Si, comme le plaide l’avocat de la défenderesse, la créance
du défendeur Clarke personnellement résulte du jugement rendu par la Cour
suprême de l’État de New York le 3 février 2012, soit postérieurement à l’acte
de cession, celui-ci est visé par l’article 1634, 2e al.C.c.Q. car il avait pour but de frauder un créancier
postérieur.
(Nous soulignons)
L’acte contesté cause-t-il un préjudice au
créancier poursuivant ? Et, la présomption de l’article 1633 C.c.Q.
s’applique-t-elle ?
Ainsi, il convient ici de
déterminer si l’acte de cession a été fait à titre gratuit ou à titre onéreux.
[51] L’article 1381 C.c.Q. définit les contrats à titre gratuit et à titre
onéreux comme suit :
1381. Le contrat à titre onéreux est celui par
lequel chaque partie retire un avantage en échange de son obligation.
Le contrat à titre gratuit est celui par lequel
l’une des parties s’oblige envers l’autre pour le bénéfice de celle-ci, sans
retirer d’avantage en retour.
En
l’espèce :
[52] L’acte de cession est clair.
[53] Fait sans aucune considération monétaire: « The present
transfert is made without any financial nor any monetary consideration »
il annule les ententes antérieures « The parties agree that the only legal obligations between them are
contained in this agreement which cancels all previous agreements »
(P-4, p. 4).
(Nous soulignons)
La présomption de l’article 1633 C.c.Q. s’applique
dès lors et elle est irréfragable, de sorte que
l’intention frauduleuse du débiteur se déduit de l’acte sans qu’il soit
nécessaire pour le tiers lésé de prouver que le créancier avantagé connaissait
la fraude.
[55] Seule la preuve de l’insolvabilité du débiteur avant l’acte
ou en résultant est nécessaire pour que la quatrième condition de l’action en
inopposabilité soit satisfaite.
[56] Par ailleurs la jurisprudence
reconnait que les liens de proche parenté entre le débiteur et le tiers
priorisé par un acte juridique font présumer que la partie qui contracte avec
le débiteur connait l’état financier de ce dernier.
[…]
[58] L’acte de cession a eu pour effet
de fragiliser le patrimoine du défendeur Clarke car il a mis à l’abri de la
demanderesse, son créancier principal, le seul actif qu’il possédait.
[59] Parce que cet acte l’a rendu
insolvable, il y a lieu de conclure à l’intention frauduleuse du défendeur
Clarke même si la défenderesse Sakellaropoulo ne connaissait pas la fraude.
[60] Les quatre conditions étant
remplies l’action en inopposabilité doit être accueillie.
(Nous soulignons)
Le texte de la décision intégrale se trouve ici.
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