La résidence familiale dans une fiducie : le droit d’usage est plus important que le statut de fiduciaire ou le statut de bénéficiaire dans le calcul du patrimoine familial
Par Francis Hemmings, Hemmings avocat inc.
Par Francis
Hemmings
Avocat
Hemmings
avocat inc.
Dans
l’arrêt Karam c. Succession de Yared,
2018 QCCA 320, la Cour d’appel se penche sur l’effet d’une fiducie sur le
partage du patrimoine familial, particulièrement en ce qui a trait à la
résidence familiale.
L’arrêt
est intéressant, car il s’oppose à la notion de levée d’un « voile fiduciaire ».
Il précise en quoi les règles actuelles du patrimoine familial peuvent déjà
être utilisées pour résoudre les difficultés posées par une fiducie. Il énumère
une série de facteurs pertinents pouvant être intégrée dans le calcul du
patrimoine familial et il souligne la flexibilité des règles existantes. Pour
finir, c’est le droit d’usage de la résidence familiale et non pas le statut de
fiduciaire ou le statut de bénéficiaire qui est primordial pour l’application des
règles du patrimoine familial et la catégorisation de la valeur avant le
partage.
Les faits
Un
couple est marié en séparation de biens. À la suite de la découverte d’un
cancer chez la femme (« Défunte »
ci-après) en 2011, une fiducie familiale est créée. Cette dernière a pour
objectif de protéger les actifs contre les aléas de la vie. La Défunte et les
enfants du couple sont les bénéficiaires de la fiducie familiale. À la lumière
de la preuve, cette fiducie n’a pas été créée dans le but de contourner l’application
de certaines lois et l’institution du patrimoine familial.
En 2012,
un immeuble à vocation multiple est acheté par le couple. Ils emménagent dans
une partie de l’immeuble.
En 2014,
la Défunte dépose une demande en divorce.
Toutefois,
en 2015, la Défunte rend l’âme.
Les
liquidateurs de la succession sont les frères de la Défunte et ils croient que
la résidence en question doit être incluse dans le calcul du patrimoine
familial. Le mari de la Défunte (« Défendeur »
ci-après) n’est pas d’accord. Si la résidence est incluse dans le patrimoine
familial (uniquement à titre de propriété du Défendeur), la succession est
solvable. Si la résidence n’est pas incluse dans le patrimoine familial, la
succession n’est pas solvable.
Première instance
En
première instance, le tribunal souligne qu’un patrimoine familial est créé par
le mariage et que les règles du patrimoine familial sont d’ordre public.
Selon le
tribunal, l’existence d’une fiducie familiale ne devrait pas empêcher l’inclusion
de la résidence dans le patrimoine familial. En effet, il serait possible
d’effectuer une « levée du voile fiduciaire » afin de permettre l’application
des règles du patrimoine familial. Subsidiairement, le fait que l’article 415
C.c.Q. prévoit que les droits d’usage de la résidence familiale sont inclus
dans le patrimoine familial milite en faveur de cette conclusion. Puisque le
Défendeur exerce ici un contrôle de fait et pratiquement complet sur la fiducie
familiale, il faut lever le voile fiduciaire.
L’analyse en appel
Afin
d’analyser le jugement du tribunal de première instance, une approche en trois
temps est adoptée par la Cour d’appel du Québec :
« [40] Quatre moyens d’appel sont
développés dans le mémoire de l’appelant :
·
Premier
moyen : le juge a erré en appliquant le concept de la levée du « voile
corporatif » à une fiducie;
·
Deuxième
moyen : subsidiairement, si le concept de la levée du voile fiduciaire peut
être utilisé, le juge a erré dans l’application des critères pertinents;
·
Troisième
moyen : le juge a omis de prendre en compte la notion de bonne foi et la preuve
non contredite à ce propos, ce qui constitue une erreur manifeste et
déterminante;
·
Quatrième
moyen : le juge a erré en concluant à des « droits qui en confèrent l’usage »
et en fixant leur valeur, le cas échéant, au même niveau que celui de la valeur
marchande de l’immeuble. S’il était saisi de la question portant sur
l’inclusion ou non d’une valeur dans le calcul du patrimoine familial, la
fixation de cette valeur n’était pas un objet du litige à trancher. Sur ce
dernier point, le juge s’est donc prononcé ultra petita.
[41] Bref, trois axes à analyser : (1)
le concept de « levée du voile fiduciaire »; (2) l’inclusion ou non d’une
valeur pour la résidence aux fins du partage du patrimoine familial des époux;
et (3) la détermination de cette valeur, le cas échéant.»
[Nos soulignements]
La
question de la levée du voile fiduciaire est donc abordée en premier. La Cour
d’appel souligne qu’il n’y a pas de preuve de mauvaise foi de la part du
Défendeur ; ce dernier n’a pas tenté d’éluder les règles du patrimoine
familial. De surcroît, toutes les conditions pour l’existence d’une fiducie
sont remplies : (1) un transfert de biens (2) dans le but de les affecter
à une fin particulière permise par la loi et (3) l’acceptation du fiduciaire.
Finalement,
la Cour d’appel précise que le concept de la levée du voile fiduciaire est à
proscrire, car elle sied mal au partage du patrimoine familial.
Voici
pourquoi :
« [70] S’inspirer de cette disposition [(317
C.c.Q.)] en matière de fiducie pose de nombreuses difficultés. De fait,
l’analogie crée bien plus de problèmes qu’elle n’offre de solutions.
[71] Premièrement, une fiducie n’est pas
une personne morale et
elle ne possède pas de personnalité juridique.
[72] Si d’importantes controverses
doctrinales et jurisprudentielles existaient quant aux questions relatives à la
nature du droit de propriété sur les biens fiduciaires et à l’interprétation
des paramètres généraux de l’institution sous le Code civil du Bas-Canada,
elles ont été réglées à la suite de l’entrée en vigueur du Code civil du
Québec. À l’époque du C.c.B.C., l’une des interprétations avancées était la «
théorie de l’institution », soutenue par Marcel Faribault qui proposait que la
fiducie soit un sujet de droit jouissant de la personnalité juridique. Lors de
l’adoption du Code civil du Québec, le législateur a rejeté la qualification de
« personne morale » pour s’en tenir simplement au patrimoine d’affectation
distinct.
[73] Deuxièmement, contrairement à la
personne morale, la fiducie n’est pas une organisation monolithique — on y trouve de l’interaction entre
plusieurs intéressés (le ou les constituants, le ou les fiduciaires,
l’électeur, le ou les bénéficiaires) quant à un seul et même patrimoine
d’affectation distinct. Comment, alors, qualifier, traiter ou gérer les droits
et les obligations de chacun?
[74] On le constate, l’analogie est
problématique, boiteuse et non indiquée. »
[Nos soulignements]
Si la
levée du voile corporatif ne peut être utilisée pour résoudre les questions en
lien avec les biens d’une fiducie faisant normalement partie du patrimoine
familial, des dispositions dans le Code civil du Québec permettent de résoudre ces
questions. En effet, les articles 415 et s. C.c.Q. traitent de la question.
Ainsi, lorsque l’utilisation de la résidence familiale ne change pas et que
seul l’identité du propriétaire change, « les droits qui en confèrent
l’usage » peuvent être comptabilisés dans le calcul du patrimoine
familial. Par ailleurs, un paiement compensatoire ou une dérogation au partage
égal peuvent être envisagés. Par conséquent, la levée du voile fiduciaire n’est
aucunement nécessaire afin d’assurer la réalisation des objectifs de l’institution
du patrimoine familial.
« [90]
Lorsque la fiducie est légalement constituée et qu’elle est propriétaire de la
résidence occupée par la famille, l’identification des biens ou des valeurs à
prendre en compte aux fins du partage du patrimoine familial des époux
découlera d’un exercice d’application des articles 415 et s. C.c.Q.
[91] Quand une résidence, propriété de
la fiducie au moment du partage, a appartenu antérieurement à l’un ou l’autre
des époux (ce qui n’est pas le cas en l’espèce) et qu’au fil des années rien
n’a changé à l’exception du titulaire du droit de propriété, il est
vraisemblable d’envisager l’existence de « droits qui en confèrent l’usage »
aux termes de l’article 415 C.c.Q.
[92] J’ajoute qu’en toutes
circonstances, si les faits le justifient, le tribunal peut également ordonner
un paiement compensatoire, selon l’article 421 C.c.Q., ou déroger sur demande
au principe de partage égal selon l’article 422 C.c.Q.. »
Dans le
présent dossier, l’ensemble des droits doivent être considérés. Ainsi, seuls le
statut de fiduciaire et les pouvoirs du Défendeur sur les bénéficiaires ont été
considérés par le tribunal de première instance. Toutefois, il fallait
également considérer (i) l’identité des bénéficiaires de la fiducie dans
l’application des articles 415 et s. C.c.Q. et (ii) que le comportement du
fiduciaire (le Défendeur ici) n’a jamais eu pour objectif de diminuer
l’assiette dévolue aux bénéficiaires actuels. Également (iii) la Cour d’appel
considère pertinent d’intégrer les risques d’appauvrissement du Défendeur et
(iv) les droits d’usage effectifs dans l’analyse.
Quant
aux effets de l’intégration des droits d’usage dans le patrimoine familial dans
le présent dossier, il n’y en a pas. Puisqu’un droit d’usage existait pour
chaque partie, l’intégration des droits d’usage dans le calcul du patrimoine
familial n’a pas d’effet en pratique. Autrement dit, l’effet de l’ajout de la
valeur des droits d’usage de l’une des parties est annulé par l’ajout de la
valeur des droits d’usage de l’autre partie. Voici comment la Cour d’appel
l’explique :
« [98] Dans le présent dossier, la
preuve portant sur la relation entre la Fiducie et les époux, notamment quant à
l’immeuble de l’avenue du Docteur-Penfield — la seule preuve au dossier et qui
n’est aucunement contredite — veut :
·
que la constitution de
cette fiducie soit le résultat d’une démarche conjointe des époux afin de
réaliser un objectif commun à l’égard duquel chacun a donné un consentement
libre et éclairé;
·
que la constitution de
cette fiducie, notamment quant au contenu de l’acte de fiducie qui l’a créée,
reflète fidèlement le choix commun des époux conseillés en ces matières par les
professionnels qui leur ont été recommandés par l’un des intimés;
·
que l’immeuble de
l’avenue du Docteur-Penfield a été acquis par la Fiducie à titre
d’investissement en raison des usages multiples qui y étaient autorisés
(résidentiel et commercial); et
·
que l’immeuble a été
occupé par les époux et leurs enfants au fil des années, mais sans que la
preuve en révèle davantage.
[99] Le juge s’est appuyé
subsidiairement sur le texte de l’article 415 C.c.Q. pour conclure quant à
l’immeuble de l’avenue du Docteur-Penfield à « des droits qui en confèrent
l’usage », mais qu’il situe exclusivement dans le patrimoine de l’appelant, ce
qui a pour effet de le rendre débiteur à l’égard de la succession de Mme Yared
lors du partage du patrimoine familial. Le juge tranche de la sorte en raison
du contenu de l’acte de fiducie et des pouvoirs dévolus à M. Karam en qualité
de fiduciaire et d’électeur. Mais le juge passe sous silence les droits de
bénéficiaire dévolus exclusivement à Mme Yared et aux quatre enfants.
Pourquoi les ignorer? Comment les ignorer? Les droits qui en confèrent l’usage,
s’il en est, ne pourraient-ils pas se trouver exclusivement dans le patrimoine
de Mme Yared alors qu’elle est l’une des bénéficiaires? Le juge ne discute pas
de ces questions pourtant des plus pertinentes.
[100] Il ne tient pas compte, non
plus, de la preuve qui démontre que jamais M. Karam n’a usé de ses pouvoirs de
fiduciaire ou d’électeur, d’une quelconque façon, encore moins dans le but
de réduire ou de modifier les droits de l’un ou l’autre des bénéficiaires
d’origine. Le juge exprime des doutes à l’égard de l’acte de renonciation
(reproduit à l’annexe A des présents motifs), plutôt que d’en tirer une
confirmation de la plus entière bonne foi de M. Karam. Je souligne au passage
que l’article 14 de l’acte de fiducie permettait au juge de confirmer la
validité de l’acte de renonciation si des doutes subsistaient dans son esprit.
[101] Et que dire des effets concrets
qui résultent du jugement rendu par le juge, soit, d’une part, un
appauvrissement de M. Karam, car il doit verser à la succession de Mme Yared, à
même ses actifs propres, 50 % de la valeur de l’immeuble de l’avenue du
Docteur-Penfield dont le titre de propriété demeure cependant dans le
patrimoine distinct de la Fiducie et, d’autre part, un enrichissement des
quatre enfants du couple qui héritent de ce 50 % en qualité d’héritiers de Mme
Yared tout en demeurant les seuls bénéficiaires de la Fiducie (propriétaire à
100 % de l’immeuble).
[102] Dans ce contexte, j’estime que le juge commet une erreur
révisable.
[103] Alors que la preuve ne lui permet pas de conclure à des
droits d’usage exclusifs en faveur de M. Karam, c’est pourtant la conclusion
que le juge retient.
[104] La preuve administrée ne comporte pas d’assises permettant
d’affirmer par prépondérance des probabilités l’existence de tels « droits qui
en confèrent l’usage » ou dans le cas contraire, d’éléments qui permettraient
d’écarter la position voulant que ces droits soient détenus conjointement par
les époux, alors que M. Karam est fiduciaire et que Mme Yared et les quatre
enfants sont les seuls bénéficiaires de la Fiducie ou exclusivement par Mme
Yared.
[105] Il me semble que, selon la preuve dont il
disposait, le juge devait retenir que si « des droits qui en confèrent l’usage
» existaient, il s’agissait de droits conjoints, de sorte qu’ils s’annulent au
moment du partage et qu’il est inutile d’en déterminer la valeur. »
[Nos soulignements]
Commentaires
L’arrêt
est intéressant, car il énumère des facteurs pouvant être intégrés dans le
calcul du patrimoine familial. Pour finir, c’est le droit d’usage et non pas le
statut de fiduciaire ou le statut de bénéficiaire qui semble compter pour
déterminer dans quel patrimoine la valeur doit être comptabilisée, avant le
partage.
Le texte
intégral de la décision est disponible ici.
Infirmé par la Cour suprême du Canada qui rétablit le jugement du juge Serge Gaudet de la Cour supérieure. EYB 2019-334090.
Me Henri Kélada, Ad.E. 16 janvier 2020