Protection de la jeunesse autochtone : 2020, un point tournant?
Par Gabrielle Champigny, avocate
avec la collaboration spéciale de Me Leila Ben Messaoud
Contexte d’adoption de la nouvelle loi fédérale
Une nouvelle loi s’ajoute à l’arsenal législatif en matière de protection de la jeunesse: la Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis, L.C., 2019, ch. 24 (« Loi »). Entrée en vigueur le 1er janvier 2020, la Loi répond à des préoccupations historiques et politiques cruciales pour les peuples autochtones. La surreprésentation des enfants autochtones dans les systèmes de services à l’enfance et à la famille, finalement reconnue comme une véritable « crise humanitaire » par le gouvernement fédéral, en est d’ailleurs l’un des chevaux de bataille[1].
La Loi fournit aussi une réplique aux défaillances du système actuel en matière de protection de la jeunesse qui ont été mises en lumière notamment par la Commission vérité et réconciliation (CVR) en 2012. Notons que cette commission proposait dans son rapport final, à l’action 4 :
« Nous demandons au gouvernement fédéral de mettre en place des dispositions législatives en matière de protection des enfants autochtones qui établissent des normes nationales en ce qui a trait aux cas de garde et de prise en charge par l’État concernant des enfants autochtones, et qui prévoient des principes qui :
i. confirment le droit des gouvernements autochtones d’établir et de maintenir en place leurs propres organismes de protection de l’enfance;
ii. exigent des organismes de protection de l’enfance et des tribunaux qu’ils tiennent compte dans leurs décisions des séquelles laissées par les pensionnats;
iii. établissent, en tant que priorité de premier plan, une exigence selon laquelle le placement temporaire ou permanent des enfants autochtones le soit dans un milieu adapté à leur culture. »[2] [Nous soulignons.]
De plus, la Loi représente le fruit de nombreuses consultations avec les Premières Nations et les Inuits à travers le pays. Elle a été élaborée de manière conjointe, principalement entre le gouvernement fédéral, les Premières Nations et les Inuits pour répondre aux besoins de ces derniers. Il est donc capital pour les membres de la communauté juridique d’en capter les tenants et aboutissants afin de donner vie à cette nouvelle pièce législative.
Objectifs de la Loi et principes d’interprétation
Dans la foulée de ces recommandations et avec le soutien de résolutions adoptées par des organismes autochtones tels que l’Assemblée des Premières Nations (APN), la Loi a pour objet de « confirmer le droit des gouvernements et des organisations autochtones d’exercer leur compétence en matière de services à l’enfance et à la famille des Premières Nations, des Inuits et des Métis »[3]. Plus précisément, elle vise trois objectifs : (1) affirmer le droit inhérent à l’autonomie gouvernementale des peuples autochtones, lequel comprend leur compétence – notamment législative – en matière de services à l’enfance et à la famille (2) énoncer des principes applicables à la fourniture de services à l’enfance et à la famille à l’égard des enfants autochtones, et ce à l’échelle nationale (3) contribuer à la mise en œuvre de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones[4].
La Loi dans son ensemble doit également être lue en tenant compte de ses principes d’interprétation : elle doit être interprétée et administrée en conformité avec le principe de l’intérêt de l’enfant, le principe de la continuité culturelle essentielle au bien-être des enfants et familles autochtones et le principe de l’égalité réelle entre tous les enfants[5]. Ceci implique qu’une attention particulière soit portée par les instances gouvernementales, les intervenants et les tribunaux au respect des particularités propres aux communautés autochtones lorsqu’ils sont impliqués dans une situation qui concerne un enfant qui en est issu (ex : langue, coutumes, traditions, cérémonies, connaissances, importance de résider au sein de la communauté, défis de la région où la communauté se trouve, etc.).
Des normes minimales applicables d’un océan à l’autre
Les articles 9 à 17 de la Loi établissent des normes minimales à respecter dans la fourniture de services à l’enfance et à la famille. En droit québécois, ces principes sont donc susceptibles d’avoir un impact sur l’application de la Loi sur la protection de la jeunesse (« LPJ »). Soulignons qu’en cas d’incompatibilité avec certaines dispositions d’une loi provinciale, la loi fédérale doit avoir préséance[6].
D’emblée, la Loi précise les facteurs qui doivent être pris en considération pour déterminer l’intérêt de l’enfant autochtone. Parmi ceux-ci, notons « son patrimoine et son éducation culturels, linguistiques, religieux et spirituels », « son besoin de stabilité », « l’importance pour lui de préserver son identité culturelle et ses liens avec la langue et le territoire » de sa communauté et « tout plan concernant ses soins, lequel peut comprendre des soins donnés conformément aux coutumes et aux traditions » de sa communauté.
Ensuite, il est important de remarquer que la Loi met davantage l’accent sur les services de prévention que les autres services offerts en protection de la jeunesse[7]. En effet, l’enfant et la famille doivent recevoir de manière prioritaire des services préventifs avant tout autre service. Par ce principe, la loi réitère l’importance des services de première ligne qui existent dans chaque communauté autochtone au Québec. Cette logique fait en sorte que les services de protection ne doivent être utilisés qu’en dernier recours.
La Loi offre également des droits supplémentaires, par rapport à la LPJ, au « fournisseur de soins » de l’enfant[8] – s’il y a lieu – ainsi qu’au « corps dirigeant autochtone » d’une communauté. En effet, ces derniers doivent recevoir un avis avant toute prise de mesure importante à l’égard de l’enfant autochtone. La Loi leur reconnait aussi le droit de faire des représentations dans toute procédure judiciaire de nature civile relative à la fourniture de services à l’enfance et à la famille à l’égard d’un enfant autochtone. Sur ce dernier point, en plus des parents de l’enfant, le fournisseur de soins se voit même reconnaître le droit d’avoir qualité de partie lors de telles instances[9].
Finalement, nous retrouvons à l’article 16 de la Loi le principe de placement de l’enfant qui, au Québec, doit maintenant être lu conjointement avec l’article 4 de la LPJ par les divers intervenants de la province lorsque le contexte requière l’application de cette dernière. Cet article crée un ordre de priorité qui dicte le placement d’un enfant autochtone. Si celui-ci doit être placé, il le sera en premier lieu au sein de sa famille, de sa Nation ou d’une autre Nation avant d’être placé dans une famille allochtone. Pour ce faire, l’obligation de tenir compte des coutumes et traditions du peuple autochtone concerné, dont l’adoption coutumière, est aussi une disposition cruciale de la Loi. Notons aussi que si un enfant autochtone n’est pas placé chez ses parents ou au sein de sa famille, le DPJ qui continue à fournir des services à l’enfance et à la famille dans une communauté doit réévaluer régulièrement l’opportunité de placer l’enfant chez ses derniers.
L’exercice de la compétence législative autochtone
Au cœur de cette nouvelle loi se trouve l’affirmation du Parlement canadien du droit à l’autodétermination des peuples autochtones, ainsi que de leur droit inhérent à l’autonomie gouvernementale reconnu et confirmé par l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982[10]. L’article 18(1) de la Loi indique expressément que ce droit inhérent comprend « la compétence en matière de services à l’enfance et à la famille, notamment la compétence législative en matière de tels services et l’exécution et le contrôle d’application des textes législatifs pris en vertu de cette compétence ». Ainsi, la Loi reconnait aux peuples autochtones l’autorité nécessaire pour créer leur propre régime juridique, avec une flexibilité assez large pour en décider de la forme et de l’étendue. Quelques procédures sont toutefois requises pour que le texte législatif autochtone ait pleinement ses effets juridiques en droit canadien et québécois.
Une communauté des Premières Nations ou Inuit qui voudrait exercer sa compétence législative à l’égard des services à l’enfance et à la famille peut envoyer un avis de son intention au ministre fédéral de Services aux Autochtones Canada (SAC), de même qu’au gouvernement provincial[11].
Dans un deuxième temps, elle peut aussi demander de conclure un accord de coordination avec le ministre fédéral et le gouvernement provincial afin de discuter de certains enjeux, dont les mesures d’urgence, le financement, etc.[12] Si un tel accord de coordination est conclu ou qu’un délai d’un an d’efforts raisonnables pour en conclure un s’écoule, la loi autochtone obtient alors « force de loi à titre de loi fédérale »[13]. Elle obtient aussi préséance en cas de conflit avec des dispositions de lois provinciales, de lois fédérales (autres que la Loi canadienne sur les droits de la personne et les articles 10 à 15 de la Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis) ou de tout règlement pris en vertu de celles-ci[14].
La constitutionnalité de la Loi contestée devant la Cour d’appel du Québec
En date du 18 décembre 2019, la Procureure générale du Québec soumettait un renvoi constitutionnel devant la Cour d’appel du Québec afin de contester la constitutionnalité de la Loi, qui à son avis, outrepasserait les compétences législatives du Parlement canadien. Bien que contestée de la part du gouvernement du Québec, la loi s’applique depuis le 1er janvier 2020 et conserve à l’heure actuelle tous ses effets.
Quoiqu’il en soit, ces nouveaux standards fédéraux et cette nouvelle reconnaissance de compétence à l’égard des peuples autochtones marquent certainement un point tournant dans l’historique législatif canadien. Bien sûr, la mise en œuvre rigoureuse de cette loi, la volonté politique des gouvernements et l’attention que lui portera l’ensemble de la communauté juridique seront la clé de voûte de sa réussite pour le bien-être des enfants et des familles autochtones.
Le texte intégral de la loi est disponible ici.
[1] Préambule, 8e attendu.
[2] COMMISSION DE VÉRITÉ ET RÉCONCILIATION DU CANADA : APPELS À L’ACTION, < http://trc.ca/assets/pdf/Calls_to_Action_French.pdf>, action 4.
[3] SERVICES AUX AUTOCHTONES CANADA, Trousse d’information technique, <https://www.sac-isc.gc.ca/DAM/DAM-ISC-SAC/DAM-SOCIAL/STAGING/texte-text/tech-info-pkg-Act-respecting-FN-Inuit-MetisChildren_1579795374325_fra.pdf>, p. 5.
[4] Voir : préambule et articles 8 et 18 de la Loi.
[5] Art. 9.
[6] Art. 4.
[7] Art. 14(1).
[8] Le « fournisseur de soins » est défini ainsi à l’article 1 de la Loi :
« fournisseur de soins S’entend de toute personne qui a la responsabilité principale de fournir des soins quotidiens à un enfant autochtone, autre qu’un parent — mère ou père — de celui-ci, notamment en conformité avec les coutumes ou les traditions du groupe, de la collectivité ou du peuple autochtones dont l’enfant fait partie. (care provider) » [Nous soulignons.]
[9] Art. 12 et 13.
[10] Préambule, 7e attendu et art. 18(1).
[11] Art. 20(1).
[12] Art. 20(2).
[13] Art. 21(1).
[14] Art. 22.
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