Discrimination génétique : la Cour suprême tranche et valide la loi fédérale
Par Sophie Estienne, avocate
Antécédents de maladie, lien génétique avec autrui, détection de traitements médicaux… Toutes ces informations peuvent se révéler dans votre test génétique. Serait-il légal d’être contraint d’en subir un avant de, notamment, conclure un contrat? Non, selon la Cour suprême. Mais la question est loin de faire l’unanimité.
Cinq juges contre quatre[1]. Le 10 juillet dernier, la Cour suprême du Canada, dans le Renvoi relatif à la Loi sur la non-discrimination génétique, 2020 CSC 17, a confirmé, à une voix près, la validité constitutionnelle des articles 1 à 7 de la Loi sur la non-discrimination génétique.
I. Le contexte
La Loi sur la non-discrimination génétique[2] (ci-après « Loi »), édictée en 2017, vise à interdire, notamment, aux entreprises, y compris aux assureurs, d’exiger des tests génétiques ou les résultats de tests génétiques avant de conclure ou de maintenir un contrat avec une personne ou de lui fournir des services[3]. Elle interdit également la collecte, l’utilisation ou la communication des résultats de tests génétiques sans un consentement écrit et éclairé[4].
Le gouvernement du Québec, estimant que le Parlement empiétait sur sa compétence, avait soumis la question de la validité constitutionnelle des articles 1 à 7 de cette Loi à la Cour d’appel du Québec, lui demandant si ces dispositions étaient ultra vires de la compétence du Parlement en matière de droit criminel selon l’article 91(27) de la Loi constitutionnelle de 1867[5]. La Cour d’appel[6] a répondu par l’affirmative à la question du renvoi, et a conclu que ces articles outrepassaient la compétence du Parlement en matière de droit criminel. Notamment, le gouvernement du Québec était d’avis que ces dispositions visaient non pas une règlementation en droit criminel, mais plutôt une règlementation des contrats et de la fourniture de biens et services, ce qui relève de la compétence provinciale. Paradoxalement, le gouvernement fédéral appuyait la position du gouvernement du Québec, en considérant cette Loi inconstitutionnelle.
La Coalition canadienne pour l’équité génétique, intervenante devant la Cour d’appel, a interjeté appel de la décision de plein droit devant la Cour suprême. De fait, l’affaire a été soumise à la Cour suprême sous forme de renvoi provincial.
II. La décision
La question posée à la Cour suprême était de savoir si le Parlement avait le pouvoir en matière de droit criminel, en vertu de l’article 91(27) de la Loi constitutionnelle de 1867, d’adopter les articles 1 à 7 de la Loi. Afin de répondre à cette question, elle devait en premier lieu qualifier les dispositions particulières contestées, pour ensuite déterminer si elles relèvent de la compétence du Parlement en matière de droit criminel.
A. La qualification des dispositions
À l’étape de la qualification, il faut déterminer le « caractère véritable » de la Loi. À cette fin, il est nécessaire d’examiner l’objet, ainsi que les effets juridiques et pratiques de la Loi.
La juge Karakatsanis, à l’instar des juges Abella et Martin, a conclu que l’objet des dispositions contestées est de lutter contre la discrimination génétique dans le cadre de la conclusion de contrats et de la fourniture de biens et services.
Concernant les effets juridiques, les dispositions contestées interdisent « d’obliger une personne à subir un test génétique et d’utiliser sans son consentement les résultats d’un tel test dans un vaste éventail de circonstances » et imposent « des peines sévères pour la violation de ces interdictions »[7].
Quant aux effets pratiques, la Loi permet aux individus « d’exercer un contrôle sur la décision de subir ou non un test génétique et sur l’accès aux résultats d’un tel test[8] ».
Par conséquent, dans cette étape de la qualification, la juge Karakatsanis a conclu que le caractère véritable des articles 1 à 7 de la Loi est d’enrayer la discrimination génétique.
Dans les motifs concordants, les juges Moldaver et Côté ont énoncé que ces dispositions éliminent le dilemme « auquel des gens devaient faire face et qui créait une menace pour la santé », c’est-à-dire « le fait de devoir choisir entre conclure des ententes ou subir un test génétique »[9].
Quant à la dissidence, le juge Kasirer, au côté du juge en chef Wagner et des juges Brown et Rowe, a conclu que les dispositions contestées « n’ont pas pour principal objectif de combattre la discrimination fondée sur les caractéristiques génétiques » ou de « contrôler l’utilisation des renseignements personnels que révèle un test génétique ». Le véritable objectif de ces dispositions serait plutôt de « réglementer les contrats, en particulier les contrats d’assurance et d’emploi, afin d’encourager la population canadienne à se soumettre à des tests génétiques sans craindre que ces tests soient utilisés de façon inappropriée, et ce, afin d’améliorer sa santé »[10].
Une fois le caractère véritable des dispositions déterminé par la Cour, cette dernière peut se pencher sur la question de la classification.
B. Le rattachement à un champ de compétence
Rappelons que l’article 91(27) de la Loi constitutionnelle de 1867 confère au Parlement l’autorité législative exclusive en ce qui a trait au droit criminel. À cet effet, comme le souligne la juge Karakatsanis, des dispositions législatives seront valides en droit criminel si, par leur caractère véritable, « (1) [elles] contiennent une interdiction (2) assortie d’une sanction et (3) reposent sur un objet de droit criminel[11] ».
Les deux premières exigences ne semblent pas contestées par la majorité. En effet, les articles 3 à 5 de la Loi interdisent expressément certaines pratiques et l’article 7 impose des sanctions sévères pour toute infraction.
La seule question qui persiste est de savoir si les articles 1 à 7 de la Loi reposent sur un objet de droit criminel. Selon la juge Karakatsanis, il en va comme suit :
[79] Considérées ensemble, les exigences établies dans le Renvoi sur la margarine et appliquées par la suite dans la jurisprudence de la Cour font en sorte qu’une loi aura un objet de droit criminel si sa matière constitue la réponse du Parlement à une menace de préjudice à l’ordre, la sécurité, la santé ou la moralité publics, aux valeurs sociales fondamentales ou à un autre intérêt public semblable. Dans la mesure où le Parlement répond à une appréhension raisonnée de préjudice à l’un ou plusieurs de ces intérêts publics, le degré de gravité du préjudice n’a pas à être établi pour qu’il puisse légiférer en matière criminelle. Le tribunal ne détermine pas si la réponse de droit criminel apportée par le Parlement est appropriée ou sage. L’accent est mis uniquement sur la question de savoir si le recours au droit criminel est possible dans les circonstances.
[Nous soulignons]
Ainsi, pour la juge Karakatsanis, les dispositions contestées visent plusieurs intérêts publics traditionnellement protégés par le droit criminel.
D’une part, la Loi protège l’autonomie, la vie privée et l’égalité, car la « communication forcée des résultats d’un test génétique (interdite à l’art. 4) et le fait de recueillir, d’utiliser ou de communiquer les résultats d’un tel test sans consentement écrit (interdit à l’art. 5) menacent l’autonomie et la vie privée d’une personne en mettant en péril le contrôle que celle‑ci exerce sur l’accès à ses renseignements génétiques détaillés[12] ». Il existe un réel risque de préjudice psychologique si un test génétique révèle des résultats défavorables auparavant inconnus. Ce choix de savoir, en ce qui a trait aux tests génétiques, est de « nature profondément personnelle[13] ».
D’autre part, la Loi protège la santé publique. Pour reprendre les propos de la juge Karakatsanis, « la protection de la santé fait partie des “fins visées ordinairement” par le droit criminel, et que la compétence en matière de droit criminel peut à juste titre être utilisée pour protéger le public contre un “effet nuisible ou indésirable” ».
En l’espèce, la « crainte de […] discrimination […] [peut] amen[er] de nombreux Canadiens et Canadiennes à renoncer à subir un test génétique[14] », ce qui pourrait avoir des effets nuisibles sur l’amélioration de la santé publique. Sans cette loi, les personnes étaient forcées de choisir entre deux options « peu enviables », c’est-à-dire, se soumettre à un « test génétique potentiellement bénéfique, mais être exposées au risque d’être obligées d’en communiquer les résultats », ou « renoncer à subir un tel test et s’exposer à des risques potentiellement […] graves pour la santé, tout en gardant confidentiels ses renseignements génétiques »[15].
La majorité a conclu que l’objectif des dispositions contestées était de protéger l’autonomie, la vie privée et l’égalité, ainsi que la santé publique.
Par conséquent, les dispositions relèvent bel et bien de la compétence du Parlement en matière de droit criminel, car elles contiennent des interdictions assorties de sanctions et reposent sur un objet de droit criminel.
Pour la dissidence, il ne suffit pas que le Parlement souhaite simplement légiférer à l’égard d’un objectif public, il faut que les dispositions contestées visent un « mal ou un effet nuisible ou indésirable pour le public[16] ». En l’espèce, il n’y a aucun mal touchant la santé publique que les dispositions contestées cherchent à combattre. A contrario, ces dispositions visent à « encourager le recours aux tests génétiques […] dans le but d’améliorer la santé de la population canadienne[17] ». Ce qui n’est pas, en soi, une question traditionnellement protégée par le droit criminel.
Conclusion
En bref, la Cour suprême a reconnu, malgré une division évidente, que le Parlement pouvait interdire la discrimination génétique en vertu de l’art. 91(27) de la Loi constitutionnelle de 1867.
Cette décision est d’importance, notamment pour les employeurs et les assureurs, qui se voient donc frappés de l’interdiction de faire passer un test génétique à quiconque, ou d’en exiger la divulgation des résultats. La Cour suprême rappelle bien la préséance de cette Loi fédérale sur les lois provinciales. À cet effet, il sera intéressant de voir l’évolution du droit provincial en la matière, sauf si les provinces préfèreront se reposer entièrement sur les mesures de droit criminel incluses dans la Loi en question dans le Renvoi.
Le texte intégral de la décision est disponible ici.
[1] 3 juges fournissant les principaux motifs, 2 juges avec des motifs concordants et 4 juges dissidents.
[2] Loi sur la non-discrimination génétique, L.C. (2017), c. 3 (ci-après « Loi »).
[3] Art. 3-4 de la Loi.
[4] Art. 5 de la Loi.
[5] Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., c. 3 (R.-U.).
[6] Dans l’affaire du Renvoi relatif à la Loi sur la non-discrimination génétique édictée par les articles 1 à 7 de la Loi visant à interdire et à prévenir la discrimination génétique, 2018 QCCA 2193.
[7] Renvoi relatif à la Loi sur la non‑discrimination génétique, 2020 CSC 17, par. 52.
[8] Renvoi relatif à la Loi sur la non‑discrimination génétique, 2020 CSC 17, par. 64.
[9] Renvoi relatif à la Loi sur la non‑discrimination génétique, 2020 CSC 17, par. 144.
[10] Renvoi relatif à la Loi sur la non‑discrimination génétique, 2020 CSC 17, par. 203.
[11] Renvoi relatif à la Loi sur la non‑discrimination génétique, 2020 CSC 17, par. 67.
[12] Renvoi relatif à la Loi sur la non‑discrimination génétique, 2020 CSC 17, par. 85.
[13] Renvoi relatif à la Loi sur la non‑discrimination génétique, 2020 CSC 17, par. 55.
[14] Renvoi relatif à la Loi sur la non‑discrimination génétique, 2020 CSC 17, par. 43.
[15] Renvoi relatif à la Loi sur la non‑discrimination génétique, 2020 CSC 17, par. 98.
[16] Renvoi relatif à la Loi sur la non‑discrimination génétique, 2020 CSC 17, par. 231.
[17] Renvoi relatif à la Loi sur la non‑discrimination génétique, 2020 CSC 17, par. 249.
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