Accusations criminelles contre un élu municipal : une preuve prima facie est suffisante pour enclencher le régime de l’article 604.6. de la Loi sur les cités et villes
Par Ariane Bélanger, avocate
Aux termes de l’article 604.6 de la Loi sur les cités et villes (ci-après la « LCV »), une municipalité doit rembourser les honoraires engagés par un élu municipal qui fait l’objet d’une poursuite pour les gestes posés dans le cadre de ses fonctions. Si cette protection financière en faveur de l’élu tombe sous le sens dans le cadre d’une poursuite civile, qu’en est-il d’un élu faisant l’objet d’accusations criminelles pour des gestes commis alors qu’il occupait une charge publique ?
Dans l’arrêt Ville de Saint-Constant c. Succession de Pépin[1], la Cour d’appel a eu l’occasion de préciser dans quelle mesure l’obligation de remboursement d’une municipalité s’enclenche lorsque des accusations criminelles sont portées contre un élu municipal. La Cour en profite également pour revenir sur la portée que l’on doit donner à deux arrêts de la Cour d’appel, Berniquez St-Jean c. Boisbriand (Ville de)[2] (ci-après « Berniquez ») et Bellefeuille c. Ville de L’Assomption[3] (ci-après « Bellefeuille »), lesquels semblaient déjà avoir répondu à cette dernière question par la négative.
Contexte
En novembre 2013, aux termes d’une enquête menée par l’Unité permanente anticorruption, des accusations de corruption, d’abus de confiance et de fraude sont portées contre Gilles Pépin pour des gestes commis lorsqu’il était maire de la Ville de Saint-Constant (ci-après la « Ville »). Finalement, à la veille de l’enquête préliminaire, les accusations portées contre M. Pépin sont retirées. Ayant assumé d’importants frais dans le cadre de cette instance criminelle (92 616,20$), comme le prévoit l’article 604.6 de la LCV, M. Pépin réclame à la Ville le remboursement des honoraires extrajudiciaires et des débours payés.
Invoquant la jurisprudence rendue antérieurement par la Cour d’appel, la Ville refuse d’accéder à cette demande puisque les accusations criminelles portées contre M. Pépin ne cadrent pas avec les fonctions qu’il exerce à titre de membre du conseil municipal. En effet, la Ville fonde son refus sur les arrêts Berniquez et Bellefeuille où la Cour d’appel a refusé, à deux reprises, de condamner des municipalités à payer les frais d’avocats payés par deux élus municipaux accusés d’avoir posé des gestes de nature criminelle alors qu’ils étaient maires.
En première instance, la Cour supérieure rejette les arguments de la Ville et condamne cette dernière à rembourser la totalité des frais encourus par M. Pépin dans le cadre de l’instance criminelle ainsi que la somme de 35 000$ représentant les honoraires payés par ce dernier à ses avocats afin de faire valoir ses droits en vertu de l’article 604.6 de la LCV.
Largement insatisfaite de cette décision et considérant que le juge de première instance a mal appliqué et a ignoré la jurisprudence antérieure, la Ville requiert l’intervention de la Cour d’appel du Québec.
Décision
Aux termes d’une importante revue de la jurisprudence antérieure et des régimes législatifs similaires, la Cour d’appel conclut qu’un élu municipal a droit au remboursement des honoraires qu’il a engagés afin de se défendre contre des accusations de nature criminelle portées contre lui. En effet, selon les motifs de la juge Bich auxquels ont souscrit les juges Marcotte et Hogue, on irait à l’encontre du texte pourtant clair de l’article 604.6 de la LCV en concluant autrement et l’on neutraliserait l’application des articles 604.7 et 604.8 de la LCV qui assurent l’intérêt des municipalités et de leurs contribuables par le biais de mécanismes de remboursement et de cessation de paiement. Qui plus est, la Cour d’appel précise que cette interprétation s’arrime avec le droit d’être présumé innocent dans le cadre d’une instance criminelle.
La Cour d’appel conclut donc que dès qu’un élu municipal établit que la poursuite criminelle dont il est l’objet est prima facie liée à ses fonctions, la municipalité doit lui accorder l’assistance financière prévue à l’article 604.6 de la LCV, et ce, que la poursuite intentée contre lui soit terminée ou toujours en cours. À cet effet, il y a lieu de reproduire le paragraphe suivant où la Cour d’appel précise :
« [140] Tout cela pour dire que, au terme d’une analyse « textuelle, contextuelle et téléologique » (examen du texte, de la structure et de l’agencement des art. 604.6 à 604.9 L.c.v., de leur objet, des circonstances de leur adoption, ainsi que de l’ensemble des dispositions législatives en semblables matières), j’en viens à la conclusion suivante : l’élu municipal visé par une poursuite criminelle dont l’objet est prima facie rattaché à sa qualité d’élu et à ses fonctions, c’est-à-dire qui a un rapport avec celles-ci ou découle de situations dans lesquelles elles le placent, a droit à l’assistance de la municipalité, qui est tenue de la lui accorder, et ce, même dans le cas où l’acte reproché, s’il était prouvé, constituerait un abus ou un détournement de ces fonctions, le tout sous réserve du droit au remboursement ou à la cessation de paiement édicté par l’art. 604.7, al. 1, paragr. 1 ou 3, aux conditions prévues par les art. 604.7, al. 2 et 3 et 604.8 L.c.v. Si la poursuite criminelle est terminée au moment où l’élu présente sa demande à la municipalité, son fardeau demeure le même (celui d’une simple preuve prima facie des conditions d’application de l’art. 604.6), la municipalité pouvant cependant lui opposer un refus fondé sur les art. 604.7 et 604.8 L.c.v., pour autant qu’elle en établisse, par prépondérance, les conditions d’application (et notamment, s’il y a lieu, que l’acte que l’élu aurait commis est une faute séparable de l’exercice de ses fonctions). »
Fort de cette conclusion, il appert qu’aucune distinction ne doit être faite entre une poursuite de nature civile et une poursuite qui est fondée sur des allégations de nature criminelle quant à la protection financière conférée à un élu municipal aux termes de l’article 604.6 de la LCV. Les élus municipaux bénéficient d’emblée d’une protection large pour autant que l’acte qu’on leur reproche ait un lien quelconque avec leur qualité et la fonction municipale qu’ils exercent. En effet, ce n’est que par le mécanisme de remboursement prévu aux articles 604.7 et 604.8 de la LCV qu’une municipalité pourra tenter de faire obstacle à cette large protection[4].
Quant aux arrêts invoqués par l’appelante afin de justifier son refus de rembourser M. Pépin, la Cour souligne qu’on ne doit pas les interpréter comme excluant une poursuite criminelle du champ d’application du régime prévu aux articles 604.6 et suivants de la LCV. À cet effet, elles rappellent qu’ils doivent être replacés dans leur contexte et être distingués de la jurisprudence antérieure en raison de l’absence de preuve, même prima facie, que les poursuites criminelles intentées contre ces élus étaient rattachées à leur qualité et à leurs fonctions[5].
À la lumière de ces principes, la Cour d’appel conclut que le jugement de première instance n’est pas entaché d’une erreur manifeste et déterminante puisque la preuve indique que M. Pépin s’est déchargé du fardeau qui lui incombait en vertu de l’article 604.6 de la LCV. En effet, il a démontré que les accusations criminelles portées contre lui visaient des actes posés dans l’accomplissement ordinaire des fonctions inhérentes à sa charge de maire et dans l’intérêt de la municipalité. La Cour d’appel souligne d’ailleurs que cette preuve a été faite par prépondérance, surpassant le fardeau de preuve prima facie requis en l’espèce. Quant à la Ville, il appert qu’elle n’a pas été en mesure de miner cette preuve et n’a pas non plus prouvé que les circonstances décrites à l’article 604.7 de la LCV justifiaient son refus de payer, notamment que les actes posés par M. Pépin étaient séparables de l’exercice de ses fonctions.
Finalement, quant aux honoraires engagés par un élu municipal dans le cadre d’une poursuite entreprise en vertu de l’article 604.6 de la LCV, la Cour d’appel confirme que ceux-ci peuvent être valablement réclamés, et ce, même si le texte de cet article ne le prévoit pas expressément. En effet, reprenant la conclusion de la Cour supérieure dans l’affaire Saywell c. Municipalité de Greenville-sur-la-Rouge, la Cour précise que « l’essence même de [cette] protection juridique répugne que les élus doivent obtenir celle-ci à leurs frais.»[6] Dans ces circonstances, le juge de première instance était bien fondé de condamner la Ville au paiement des honoraires engagés par M. Pépin dans le cadre du recours qu’il a entrepris.
En somme, pour l’ensemble des motifs exposés précédemment, l’appel de la Ville de Saint-Constant a été rejeté et les conclusions de la Cour supérieure ont été entièrement maintenues.
Le texte intégral de la décision est disponible ici.
[1] 2020 QCCA 1292.
[2] 2013 QCCA 2197.
[3] 2017 QCCA 1946.
[4] Ville de Saint-Constant c. Succession de Pépin, préc. note 1, par. 89.
[5] Id., par. 90.
[6] Id., par. 176.
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