par
Elise Noonan-Soulié
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et
Gabriel Lavigne
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14 Jan 2021

Obligation de verser un loyer en contexte de pandémie : la Cour supérieure tranche en faveur des bailleurs

Par Elise Noonan-Soulié, étudiante à l’Université de Montréal et Gabriel Lavigne, avocat

Au cours des derniers mois, certains locateurs de locaux commerciaux ont intenté des demandes d’ordonnance de sauvegarde afin de forcer le paiement par les locataires de loyers échus et à venir. Plusieurs juges ont usé de leur pouvoir discrétionnaire afin de réduire le montant de ceux-ci en attendant le jugement sur le fond[1], justifiant ces décisions notamment par le souci d’assurer un équilibre entre les parties malgré les difficultés financières engendrées par la pandémie ainsi que par la possibilité de recourir au programme AUCLC, lequel vise à répartir une part des inconvénients financiers entre le locateur et le locataire.

Malgré cette tendance qui semblait se dessiner, une juge de la Cour supérieure a néanmoins ordonné dans six dossiers distincts impliquant les locateurs de la Hudson’s Bay Company (ci-après (« HBC ») que cette dernière leur verse le paiement intégral des loyers futurs pour une durée maximale de six mois[2].

Contexte

Les bailleurs de HBC intentent à la fois une poursuite envers cette dernière pour recouvrer les loyers impayés depuis avril 2020 ainsi qu’une ordonnance de sauvegarde lui enjoignant de payer 100 % des loyers prévus au bail jusqu’à ce que l’affaire soit tranchée sur le fond.

HBC conteste le tout, mais propose cependant de payer la moitié des loyers à venir. En ce qui concerne l’autre moitié, HBC maintient son refus, prenant appui sur le concept d’exception d’inexécution. En effet, elle soutient qu’elle est en droit de retenir 50 % du loyer, sous prétexte d’une part que les bailleurs ont manqué à leurs obligations quant à la jouissance des lieux et d’autre part, que les mesures gouvernementales adoptées lors de la crise sanitaire constituent des troubles de droit apportés à la jouissance des lieux auxquels les locateurs doivent répondre.

Décision

Étant donné la nature des conclusions recherchées par la partie demanderesse, soit le paiement intégral des loyers stipulés au bail pendant l’instance, le tribunal estime que les critères applicables à cette demande de sauvegarde répondent à ceux d’une demande d’injonction interlocutoire provisoire mandatoire. Ainsi, pour avoir gain de cause, les bailleurs devaient établir 1) l’existence d’une forte apparence de droit quant aux conclusions recherchées sur le fond 2) le préjudice sérieux ou irréparable qu’ils subiraient pendant l’instance 3) que la prépondérance des inconvénients joue en leur faveur et 4) l’urgence d’intervenir au stade interlocutoire afin de préserver l’équilibre entre les parties [3].

Le seul critère qui est véritablement contesté par HBC est celui de l’apparence de droit. À cet égard, les baux commerciaux liant les parties prévoient tous qu’HBC est tenue de verser mensuellement aux bailleurs le loyer convenu sans abattement, compensation, ni déduction.

HBC fait cependant valoir que le défaut des bailleurs de lui procurer la pleine jouissance paisible des lieux conformément aux stipulations du bail et à l’article 1854 C.c.Q. lui permet d’invoquer l’exception d’inexécution pour retenir une partie du loyer dû. Cet argument s’appuie notamment sur une clause du bail qui prévoit que les bailleurs doivent fournir à HBC la jouissance paisible des lieux équivalente à celle d’un « first-class shopping center ». Or, selon HBC, par leur manque de proactivité dans la gestion des répercussions de la pandémie, les bailleurs n’auraient pas rempli cette obligation essentielle de fournir des locaux dignes de ceux d’un centre commercial de première classe. Ainsi, la clause prévoyant le paiement mensuel du loyer dû sans abattement, compensation, ni déduction est sans effet.

Le tribunal ne souscrit pas à cet argument :

[31] De plus, l’argument avancé par HBC souffre d’une faiblesse apparente. Bien que les décisions qu’elle soumet soient claires et qu’une partie ne puisse se libérer des obligations qui sont au cœur de son engagement contractuel, la jurisprudence et la doctrine reconnaissent aussi que le droit à l’exception d’inexécution n’est pas d’ordre public. Ainsi, en principe, une partie peut renoncer à l’avance au droit d’invoquer l’exception d’inexécution, particulièrement lorsqu’il s’agit d’une partie expérimentée.

[32] HBC ne plaide évidemment pas son ignorance en matière de baux commerciaux.

[33] Lorsqu’un locataire renonce au droit d’invoquer l’exception d’inexécution et s’engage à payer le loyer sans abattement, compensation ou déduction, il ne se dépouille pas du droit de faire sanctionner en justice un défaut du bailleur d’exécuter ses obligations.

[34] N’ayant plus accès à l’exception d’inexécution qui est prévu à l’article 1591 C.c.Q., le locataire s’oblige alors à prendre l’initiative des procédures judiciaires pour faire sanctionner le défaut qu’il allègue de la part du bailleur et il doit continuer d’acquitter le loyer dans l’intervalle.

[35] Ainsi, la stipulation en vertu de laquelle le locataire renonce à invoquer l’exception d’inexécution à l’encontre d’un manquement du bailleur ne libère pas le bailleur de ses obligations. Cette stipulation contraint certes le locataire à emprunter le chemin judiciaire pour faire sanctionner le manquement du bailleur, mais il y parviendra si le manquement allégué est prouvé.

[36] L’argument de HBC quant à la l’invalidité de la clause du Bail l’empêchant d’invoquer l’exception d’inexécution est d’autant plus faible qu’il est plus qu’incertain que les manquements qu’elle allègue se rapportent aux obligations essentielles de Mail Champlain et qu’ils ont causé un préjudice à HBC. [4]

(Références omises)

Par ailleurs, HBC soutient que les mesures décrétées par le gouvernement dans le cadre de l’urgence sanitaire due à la pandémie occasionnent un trouble de droit au sens de l’article 1858 C.c.Q. pour lequel les bailleurs sont garants. Or, quoique la Cour supérieure, dans la décision Hengyun International Investment Commerce inc. c. 9368-7614 Québec inc.[5], ait évoqué en note de bas de page la possibilité que de telles mesures puissent constituer un trouble de droit, le tribunal estime que la réponse à cette question est loin d’être certaine et qu’il revient au juge saisi du mérite du dossier de se prononcer.

Pour ces motifs, le tribunal conclut que les bailleurs ont établi leur forte apparence de droit quant à la perception mensuelle des loyers.

Quant aux critères du préjudice, de l’urgence et de la balance des inconvénients, ceux-ci ont également été établis par les demanderesses. En effet, le tribunal considère que celles-ci subiraient un préjudice du fait que leurs obligations seraient maintenues malgré l’accumulation d’arrérages de loyers d’un locataire d’envergure comme HBC. À cet égard, le tribunal prend également note que la santé financière d’HBC lui permettrait de verser les loyers à venir. Par ailleurs, le tribunal juge utile de rendre exécutoire nonobstant appel l’ordonnance de sauvegarde afin de protéger les locateurs du préjudice qu’ils cherchent à éviter par la présente demande.

Pour ces motifs, le tribunal ordonne à HBC de verser 100 % des loyers futurs pour une période fixe de 6 mois.

Conclusion

Rappelons que la décision du tribunal d’ordonner le paiement complet de loyers futurs à ce stade interlocutoire de l’instance vise à rétablir un équilibre entre les parties et non à discuter de la justesse des arguments soulevés par HBC eu égard aux obligations corrélatives de ses locateurs.

Nous pouvons retenir de ce jugement qu’en présence d’une clause de paiement sans abattement, compensation ni réduction dument négociée entre deux parties expérimentées, une partie ne peut « se faire justice elle-même »[6]; elle doit emprunter la voie judiciaire pour faire valoir ses droits.

Le texte intégral d’une des six décisions rendues se trouve ici.

[1] 9054-1210 Québec inc. c. 117252 Canada inc. (Buffet LDG), 2020 QCCQ 2997; 9215-3956 Québec inc. c. 9378-9949 Québec inc. (Shack du pêcheur), 2020 QCCQ 2537.

[2] Dorval Property Corporation c. Hudson’s Bay Company, 2020 QCCS 3951; 9257-4748 Québec inc. c. Hudson’s Bay Company, 2020 QCCS 3944; Galeries de la Capitale Holdings inc. c. Hudson’s Bay Company, 2020 QCCS 3945; Tremblay c. Hudson’s Bay Company, 2020 QCCS 3946; Tremblay c. Hudson’s Bay Company, 2020 QCCS 3947; Tremblay c. Hudson’s Bay Company, 2020 QCCS 3948.

[3] Id., par. 13 et 14.

[4] Supra, note 2, par. 31 à 36.

[5] 2020 QCCS 2251.

[6] Supra, note 2, par. 29.

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