Quel district judiciaire choisir lors d’un litige en matière de responsabilité civile extracontractuelle ?
Par Sophie Estienne, avocate
Les règles dictant le district judiciaire dans lequel un litige peut être entendu sont complexes, plus encore en matière de responsabilité civile extracontractuelle. En effet, cette responsabilité comporte plusieurs éléments : le fait générateur ou la faute, le préjudice et le lien de causalité entre les deux. Une difficulté s’ajoute lorsque le préjudice se manifeste à plusieurs endroits, comme c’est souvent le cas en matière de diffamation. L’article 42(2) du Code de procédure civile[1] vient remédier en partie à cette problématique ; il est au cœur de l’analyse menée par la Cour d’appel dans Groupe TVA inc. c. Boulanger[2].
I – Contexte
Les intimés, M. Boulanger et Mme Grenier-Lafontaine, sont des policiers de la Sûreté du Québec (« SQ ») qui ont mené des investigations (« Projet A ») sur des fuites survenues dans le cadre d’une enquête dirigée par l’Unité permanente anticorruption (« UPAC »). Cette enquête a abouti à l’arrestation d’un homme politique et à des perquisitions chez des policiers. Par la suite, les intimés allèguent que leur réputation ont été atteinte par la publication de fausses nouvelles et de documents confidentiels, protégés et nominatifs, de la part de groupes de médias et de journalistes, les appelants. En conséquence de quoi les intimés intentent un recours en diffamation dans le district judiciaire de Québec. Ils justifient ce choix notamment par le fait que les propos diffamatoires ont été diffusés, entre autres, dans ce secteur où réside des personnes de leur parenté. En réponse, les appelants présentent une demande en exception déclinatoire demandant le transfert du dossier dans le district de Montréal, où ils sont tous domiciliés. Le juge de première instance rejette la demande des appelants compte tenu du préjudice allégué et du fait que l’article 42(2) C.p.c. prévoit que la juridiction du lieu où le préjudice a été subi est compétente pour entendre la demande en matière de responsabilité civile extracontractuelle. Essentiellement, le juge de première instance conclut que la diffusion auprès de personnes faisant partie de la famille et de l’entourage des intimés, dans le district de Québec, permet de dire que ce district est l’un des lieux où le préjudice a été subi au sens de l’article 42(2) C.p.c. Les appelants se pourvoient contre ce jugement de première instance.
II – Décision
A. Les principes applicables
Le C.p.c. prévoit des normes permettant aux plaideurs de connaître l’endroit où, selon la nature de la demande, ils devraient déposer leurs demandes. Le tribunal du domicile du défendeur constitue la règle générale en la matière, toutefois des exceptions existent, notamment l’article 42(2) C.p.c. en matière de responsabilité civile extracontractuelle. Ce paragraphe se lit comme suit :
Est également compétente, au choix du demandeur :
[…]
2° en matière de responsabilité civile extracontractuelle, la juridiction du lieu où le fait générateur du préjudice est survenu ou celle de l’un des lieux où le préjudice a été subi ;
[…]
Cet article marque une rupture avec le texte de l’article 68(2) de l’ancien Code de procédure civile[3] et réduit le spectre devant être examiné afin de déterminer la compétence territoriale en matière de responsabilité civile extracontractuelle. Selon cet ancien article 68(2), pour justifier que toute la cause d’action avait pris naissance dans un district, le demandeur devait établir que chacun des éléments constitutifs de la responsabilité civile extracontractuelle, c’est-à-dire la faute, le dommage et le lien de causalité, y avait pris naissance. L’article 42 C.p.c. n’exige pas la conjonction de tous ces éléments. Le demandeur peut choisir la juridiction du lieu où le fait générateur du préjudice est survenu (A) ou celle de l’un des lieux où le préjudice a été subi (B), cette nouvelle règle ayant pour but de favoriser la victime du préjudice plutôt que le défendeur.
B. L’application des principes
1. La juridiction du lieu où le fait générateur du préjudice est survenu
Les possibilités de poursuites sont « multiples[4] ». Toutefois, le législateur donne compétence, dans cet article 42(2) C.p.c., au tribunal du lieu où le fait générateur du préjudice survient. La difficulté de ce cas d’espèce est le fait que nous sommes en présence de communications diffamatoires à grande échelle, émanant de plusieurs personnes et de plusieurs endroits.
Par ailleurs, la plupart des actes diffamatoires dans cette affaire émanent de journalistes de la région de Montréal. Les intimés, en recherchant la responsabilité solidaire des appelants, créent un « tout indivisible[5] » qui nous ramène donc dans le district judiciaire de Montréal. De plus, la trame de cette affaire se déroule presque en totalité dans le district de Montréal. Selon la Cour les « faits susceptibles de démontrer la survenance du fait générateur se situent à Montréal et ils constituent l’essence des fautes reprochées. C’est là que la “chaîne des événements” débute[6] ».
Par conséquent :
[50] [La] seule allégation [où il est question du district de Québec dans le recours introductif des intimés] ne perme[t] pas d’établir, « à la satisfaction du tribunal », que le fait générateur du préjudice est survenu dans [ce] district […]. Le facteur de rattachement est général et ténu, l’ensemble des circonstances et reproches formulés par les intimés nous ramène invariablement dans le district de Montréal. Le recours des intimés n’aurait pu se poursuivre dans le district judiciaire de Québec sur cette base.
2. La juridiction de l’un des lieux où le préjudice a été subi
Cela étant, le juge de première instance n’a pas commis d’erreur en concluant que le district de Québec était l’un des lieux où le préjudice a été subi, ce que prévoit également l’article 42(2) C.p.c. L’onde de choc partie de Montréal, lieu des faits générateurs, a eu des répercussions jusqu’à Québec. En effet, dans la foulée des reportages concernant l’UPAC, le travail des intimés aurait été brutalement remis en cause et la relation de confiance, établie au fil du temps avec plusieurs représentants du système judiciaire et de la sécurité publique agissant à partir du district de Québec, aurait été brisée. En outre, la « diffusion auprès de personnes faisant partie de la famille et de l’entourage des demandeurs incluant leur milieu de travail dans le district judiciaire de Québec, permet de dire que celui-ci est certainement l’un des lieux où le préjudice a été subi[7] ».
Les intimés font donc valoir qu’ils ont pu subir une atteinte à leur réputation, dans un endroit autre que leur domicile ou leur lieu de travail, et par conséquent :
[60] Il n’y a pas d’erreur révisable dans la conclusion du juge de première instance selon laquelle les propos véhiculés par les appelants ont pu, dans leur ensemble, « déconsidérer » la réputation que les intimés s’étaient taillée dans le district judiciaire de Québec.
L’appel des appelants est conséquemment rejeté.
Conclusion
C’est la première fois que la Cour d’appel analyse l’article 42(2) C.p.c. Elle ne manque pas de faire ressortir la simplification de la règle contenue au deuxième paragraphe de l’article 42 C.p.c.
Dans cette décision, la Cour fait, de manière claire, une distinction entre ce qui provoque la responsabilité, c’est-à-dire la faute ou le fait dommageable, et ce qui la concrétise, c’est-à-dire le préjudice. On comprend alors avec cette décision que la localisation du fait générateur et celle du lieu où le préjudice a été subi ne sont pas forcément identiques, et que le district judiciaire dans lequel peut être introduit l’action peut donc être multiple.
Le texte intégral de la décision est disponible ici
[1] Code de procédure civile, RLRQ, c. 25-01 (ci-après « C.p.c. »).
[2] Groupe TVA inc. c. Boulanger, 2020 QCCA 1575.
[3] Code de procédure civile, RLRQ, c. C-25.
[4] Groupe TVA inc. c. Boulanger, 2020 QCCA 1575, par. 45.
[5] Groupe TVA inc. c. Boulanger, 2020 QCCA 1575, par. 46.
[6] Groupe TVA inc. c. Boulanger, 2020 QCCA 1575, par. 47.
[7] Boulanger c. Groupe TVA inc., 2020 QCCS 2144, par. 25.
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