Questionnaires, examens médicaux et enquêtes à l’embauche : jusqu’où s’étend le droit de l’employeur ?
Par Sophie Estienne, avocate et Marc-Antoine Aubertin, étudiant à l’Université de Montréal
L’entretien d’embauche est une étape incontournable pour qui veut accéder au marché du travail. Lors de cet entretien, il est clair que l’employeur jouit d’un large pouvoir discrétionnaire quant à la sélection de ses employés. Cette discrétion peut créer un rapport de force inégal vis-à-vis des candidats, encore plus en ces temps de crise sanitaire et économique, où beaucoup sont à la recherche d’emploi dans un contexte de concurrence accrue. Toutefois, ce pouvoir de sélection de l’employeur doit s’exercer dans le respect des droits fondamentaux des candidats et être exempt de biais discriminatoires. Plus précisément, l’article 18.1 de la Charte des droits et libertés de la personne[1] interdit aux employeurs de requérir d’une personne, avant l’embauche, des renseignements sur les motifs visés dans l’article 10 de la Charte. Le Tribunal des droits de la personne (ci-après « Tribunal ») rappelle les principes importants en la matière dans Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (T.J.R.) c. Procureur général du Québec (Sûreté du Québec)[2].
I – Contexte
Le plaignant, T.J.R., est atteint, depuis l’enfance, du syndrome de Gilles de la Tourette (ci-après « SGT »), une affection qui se caractérise, notamment, par des tics moteurs et nerveux, en l’occurrence un dégorgement de la voix et des légers clignements d’œil occasionnels. Ayant des symptômes légers, il ne bénéficie d’aucun traitement, thérapie ou médication en lien avec ce diagnostic.
Au début de l’année 2012, le plaignant pose sa candidature pour un poste de policier à la Sûreté du Québec (ci-après « SQ »). Durant le processus d’embauche, il se soumet à plusieurs tests d’aptitudes physiques ainsi qu’à de nombreux questionnaires et évaluations médicales. À la suite de la réussite de ce processus, le plaignant reçoit, le 5 juillet 2012, une promesse d’embauche conditionnelle. En octobre 2013, la SQ apprend fortuitement que le plaignant serait atteint du SGT et demande à cet effet un complément d’enquête sur deux aspects, l’un médical et l’autre portant sur l’éthique et les bonnes mœurs du plaignant. Dans ce cadre, le plaignant est interrogé quant à son omission de déclarer l’existence du diagnostic lors du processus pré-embauche. Il mentionne ne pas avoir déclaré sa condition, puisque ses symptômes sont très légers. Il révèle aussi avoir omis de déclarer avoir consulté un psychologue pour une problématique personnelle. Parallèlement, la SQ consulte un médecin-conseil afin d’obtenir un complément d’information quant à l’impact potentiel du SGT sur les capacités du plaignant en situation d’urgence. Durant cette consultation, certains renseignements relatifs à la santé du plaignant sont partagés à des tiers par la SQ. Bien que l’enquête révèle que le plaignant est apte à exercer la fonction de policier patrouilleur malgré son diagnostic de SGT, la SQ met fin à son processus d’embauche.
C’est à la suite de ce processus d’embauche que le plaignant porte plainte à la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (ci-après « Commission ») en date du 4 mars 2015. Dans sa demande, la Commission, agissant dans l’intérêt public et au bénéfice du plaignant, allègue que la SQ a porté atteinte aux droits du plaignant à un processus d’embauche exempt de discrimination fondée sur le handicap ainsi qu’à l’exercice, en toute égalité, de ses droits au respect de son intégrité, de sa dignité et de sa vie privée, le tout contrairement aux articles 1, 4, 5, 10, 16 et 18.1 de la Charte.
II – Décision
A- Les principes applicables
De prime abord, le Tribunal rappelle que l’article 18.1 de la Charte « vise à protéger et à promouvoir, à la source, le droit à l’égalité sans discrimination dans l’embauche et l’emploi[3] ».
Le principe charnière est donc que le seul fait de poser une question en lien avec un motif illicite énoncé à l’article 10 de la Charte entraîne une violation du droit protégé par l’article 18.1 de la Charte puisque l’objectif de cette disposition est d’enrayer, à la source, la discrimination lors du processus d’embauche ainsi que dans l’emploi.
Ainsi, la recherche de renseignements concernant les affections liées à l’état de santé des candidats rejoint un motif de discrimination énuméré à l’article 10 de la Charte, soit le handicap, conformément à l’interprétation large que doit recevoir ce terme.
En conséquence, le candidat qui démontre avoir rempli un questionnaire médical pré-embauche établit une preuve prima facie de discrimination fondée sur le handicap. Une fois la violation établie, l’employeur doit, en vertu de l’article 20 de la Charte, faire la preuve que les renseignements recueillis sont nécessaires à l’évaluation des aptitudes et des qualités exigées par l’emploi.
En l’espèce, il est clair que les questions posées par la SQ au plaignant sur son état de santé rentrent dans la définition de « collecte d’information » de l’article 18.1[4]. Il incombe donc à la SQ d’établir que chacun des renseignements médicaux demandés dans le questionnaire médical réfère à des qualités ou aptitudes requises par l’emploi. Elle doit démontrer, pour chacune des questions posées, que les renseignements sont requis dans un « but rationnellement lié à l’exécution du travail en cause »[5] et qu’ils sont « raisonnablement nécessaires pour réaliser ce but légitime lié au travail »[6].
En outre, la SQ est également accusée d’avoir porté atteinte, de façon discriminatoire, au droit au respect de la vie privée du plaignant, à son droit à l’intégrité et à son droit à la sauvegarde de sa dignité.
Concernant le droit au respect de la vie privée, le Tribunal prend en considération l’article 64 de la Loi sur l’accès aux documents des organismes publics et sur la protection des renseignements personnels[7], qui vient interdire la collecte de renseignements personnels si ces mêmes renseignements ne sont pas nécessaires à l’exercice des attributions. Par conséquent, les questionnaires de pré-embauche, tels qu’administré par la SQ, incluant des questions portant sur un des motifs de l’article 10 de la Charte non nécessaires aux exigences de l’emploi, donnent lieu à des intrusions indues dans la vie privée des candidats[8]. Concernant le droit à la dignité, une valeur transcendante à tous les droits et libertés, celui-ci est bafoué dès qu’il existe un traitement injuste fondé sur des caractéristiques personnelles n’ayant rien à voir avec les capacités d’un candidat[9]. Quant au droit à l’intégrité, celui-ci peut être affecté dans le cadre d’un processus d’embauche par des questionnaires ou examens trop intrusifs.
B- L’analyse
Une question se pose alors : quelles sont les aptitudes nécessaires pour être policier ?
L’article 115(2) de la Loi sur la police[10] indique que le policier doit être de bonnes mœurs. De plus, à cause du caractère dangereux de l’emploi, notamment par l’utilisation d’une arme à feu ou de la force, le candidat doit être stable psychologiquement ainsi qu’émotionnellement et avoir une bonne forme physique. Ainsi, lors de l’embauche, il est important de considérer les questions en lien avec la santé mentale. S’ajoute à cela le fait qu’un candidat doit agir de bonne foi et avec honnêteté[11] tout au long du processus d’embauche et doit répondre aux questions non discriminatoires nécessaires à son évaluation psychologique et de ses compétences, surtout lorsqu’il est question d’un emploi pouvant exiger une « norme accrue de sécurité »[12] comme celui de policier.
Pour ce qui est des questionnaires médicaux pré-embauche, le Tribunal considère que plusieurs des questions sont pertinentes à l’exercice des fonctions de policier, mais que certaines d’entre elles contreviennent aux articles 4, 5, 10 et 18.1 de la Charte puisqu’elles ne touchent pas des aptitudes requises par l’emploi de policier et constituent des intrusions indues dans la vie privée des candidats. Par exemple, la question 25, qui demande au candidat de dévoiler « tout autre problème de santé »[13], et qui pourrait donc inclure le SGT, est jugée trop large et contrevient à l’article 18.1.
Le plaignant est aussi soumis à deux examens médicaux lors du processus d’embauche. Lors de ces examens, il est notamment assujetti à une palpation de ses parties génitales et à une radiographie pulmonaire qui, selon le Tribunal, ne sont pas nécessaires à l’évaluation des aptitudes d’un policier et qui portent donc atteinte, de manière discriminatoire aux droits du plaignant à la sauvegarde de sa dignité et à son intégrité en plus de son droit au respect de sa vie privée, en contravention des articles 1, 4, 5, 10 et 18.1 de la Charte.
Finalement, le plaignant a aussi rempli un questionnaire administratif de pré-embauche contenant également des questions médicales. C’est notamment à cette étape que le plaignant a manqué à ses devoirs d’honnêteté et de loyauté. En effet, une des sous-questions demandait explicitement au candidat de dévoiler toute maladie mentale. Étant donné que le SGT est considéré comme une maladie mentale, le plaignant était contraint de le dévoiler, ce qu’il n’a pas fait. De plus, malgré une question le demandant expressément, ce dernier n’a également pas mentionné avoir consulté des psychologues à multiples reprises au fil des années.
De ce fait, le Tribunal ne peut conclure que le refus d’embauche était discriminatoire. En effet, dans l’affaire Centre hospitalier régional de Trois-Rivières, la Cour d’appel du Québec a conclu que ce n’est pas parce que certaines questions sont jugées comme discriminatoires que le candidat est libéré de son obligation d’honnêteté et de bonne foi[14]. De surcroît, le questionnaire administratif incluait une mention indiquant que la candidature pouvait être rejetée en cas de fausses déclarations. Ainsi, le Tribunal donne raison à la SQ en indiquant que le refus de cette dernière ne se basait pas sur la condition médicale du plaignant, mais plutôt sur son manque de transparence et sur ses omissions concernant, notamment, son SGT et ses consultations psychologiques. Le Tribunal juge donc que les différents écarts du plaignant sont contraires aux bonnes mœurs, une condition qui, comme il a été indiqué, est nécessaire à l’emploi de policier. Ainsi, le refus d’embaucher le plaignant n’était pas discriminatoire. La SQ n’a donc pas violé les articles 10 et 16 de la Charte sur ce point.
Le Tribunal juge toutefois que la SQ a violé de manière discriminatoire le droit au respect de la vie privée du plaignant sans distinction ou exclusion fondée sur le handicap, contrairement aux articles 5 et 10 de la Charte. En effet, la condition du plaignant a été dévoilée à des tiers dans le cadre de l’enquête complémentaire et le Tribunal rappelle que toute question relative à la condition de santé d’une personne touche sa vie privée[15]. Pour conclure sur ce point :
[179] Le fait de révéler à des tiers une information concernant une personne, sans son consentement, en lien avec un motif interdit de discrimination, comme en l’espèce des renseignements relatifs à une condition de santé donc en lien avec le motif du handicap, constitue une atteinte discriminatoire au droit à la vie privée.[16]
En conclusion, le Tribunal condamne la SQ à verser au plaignant 8 000 $ à titre de dommages moraux, en raison du caractère discriminatoire de certaines questions des formulaires de pré-embauche et des examens médicaux ainsi que l’atteinte à sa vie privée causée par la révélation à des tiers de son SGT. Le Tribunal ordonne également à la SQ de réviser les questionnaires médicaux et administratif pré-embauche et évaluations médicales qui sont administrés dans le cadre du processus d’embauche.
Conclusion
Suivant les principes énoncés par cette récente décision, il est clair que l’employeur doit adopter une approche plus diligente en matière de questionnaires et d’examens médicaux pré-embauche. En effet, ceux-ci peuvent être discriminatoires s’ils ne concernent pas les qualités ou aptitudes requises pour l’emploi, ce qui donnerait la possibilité aux candidats de demander la réparation de cette atteinte à leurs droits fondamentaux.
Néanmoins, il importe également de constater que ce ne sont pas tous les questionnaires pré‑embauches qui s’avèrent discriminatoires. Ainsi, avis aux employeurs : des questionnaires médicaux pré-embauche clairs et contenant des questions bien ciblées en lien avec le poste convoité demeurent le meilleur moyen pour obtenir l’information nécessaire à l’embauche.
Le texte intégral de la décision est disponible ici
[1] Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ, c. C-12 (ci-après « Charte »).
[2] Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (T.J.R.) c. Procureur général du Québec (Sûreté du Québec), 2020 QCTDP 20.
[3] Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (A.A.) c. Centre intégré de santé et de services sociaux des Laurentides (Centre de santé et de service sociaux de Thérèse-de-Blainville), 2017 QCTDP 2, par. 85.
[4] Syndicat des infirmières, inhalothérapeutes, infirmières auxiliaires du Cœur du Québec (SIIIACQ) c. Centre hospitalier régional de Trois-Rivières, 2012 QCCA 1867 (ci-après « Centre hospitalier régional de Trois-Rivières »).
[5] Id., par. 68.
[6] Id.
[7] Loi sur l’accès aux documents des organismes publics et sur la protection des renseignements personnels, RLRQ, c. A-2.1.
[8] Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (T.J.R.) c. Procureur général du Québec (Sûreté du Québec), 2020 QCTDP 20, par. 73 ; Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (A.A.) c. Centre intégré de santé et de services sociaux des Laurentides (Centre de santé et de service sociaux de Thérèse-de-Blainville), 2017 QCTDP 2, par. 102.
[9] Law c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration du Canada, [1999] 1 R.C.S. 497.
[10] Loi sur la police, RLRQ, c. P-13.1.
[11] Art. 2088 C.c.Q.
[12] Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (Drolet) c. Sûreté du Québec, 2007 QCTDP 13.
[13] Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (T.J.R.) c. Procureur général du Québec (Sûreté du Québec), 2020 QCTDP 20, par. 104.
[14] Syndicat des infirmières, inhalothérapeutes, infirmières auxiliaires du Cœur du Québec (SIIIACQ) c. Centre hospitalier régional de Trois-Rivières, 2012 QCCA 1867, par. 77-79.
[15] Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (T.J.R.) c. Procureur général du Québec (Sûreté du Québec), 2020 QCTDP 20, par. 178.
[16] Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (T.J.R.) c. Procureur général du Québec (Sûreté du Québec), 2020 QCTDP 20, par. 179.
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