par
Gabrielle Champigny
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et
Michelle Pucci
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11 Fév 2021

Démantèlement de barrages routiers autochtones : une injonction en faveur de chasseurs d’orignaux

Par Gabrielle Champigny, avocate et Michelle Pucci, étudiante

L’automne dernier, la décision de la Cour supérieure dans l’affaire Association de chasse et de pêche de la région de Mont-Laurier inc. (ZEC Petawaga) c. Conseil de bande Kitigan Zibi Anishinabeg[1] d’ordonner une injonction contre quatre Premières Nations à la demande d’une association de chasse a illustré les tensions qui persistent entre les droits des personnes autochtones et non-autochtones.

Cette demande d’injonction est survenue alors que les Premières Nations avaient érigé des barrages routiers pour empêcher les chasseurs d’orignaux d’accéder à leur territoire ancestral. Faisant écho à la crise Wet’sewet’en qui a sévi l’an dernier et à plusieurs autres conflits du même type, cette décision mérite certainement d’être décortiquée.

Contexte

La demanderesse, Association de chasse et de pêche de la région de Mont-Laurier, gère la zone d’exploitation protégée (ZEC) Petawaga. Cette ZEC est toutefois située sur le territoire traditionnel de chasse de la bande Kitigan Zibi Anishinabeg (KZA), l’une des quatre défenderesses. Les conseils et chefs des Premières Nations algonquine-Anishinabeg de Lac Simon, Kitcisakik et Mitchikanibikok (Lac Barrière) étaient également codéfenderesses. Le procureur général du Québec a été quant à lui mis en cause dans le dossier.

Hormis la question territoriale, le conflit provient d’une préoccupation des Premières Nations quant à la survie d’une population d’orignaux, menacée par les activités de chasse récréative. La chasse joue un rôle fondamental pour l’identité des nations Anishinabeg, ainsi que pour leur culture, gouvernance et mode de vie. Il est intéressant de souligner que la juge Marie-Josée Bédard a d’ailleurs reconnu dans son jugement que :

« La survie de la population d’orignaux est donc essentielle pour leur permettre d’exercer leurs droits et également de les transmettre aux générations futures. » [2]

Cherchant à remédier à la situation, la demanderesse a demandé une injonction interlocutoire provisoire pour que ses membres puissent s’adonner à la chasse sportive des orignaux en tant que loisir saisonnier. Plus précisément, elle visait le démantèlement des contrôles routiers ou barrages érigés sur le chemin menant à la ZEC Petawaga par les membres de KZA à la mi-septembre 2020, en guise de protestation contre le manque d’action du Ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs (MFFP) du Québec..

En effet, depuis 2019, les communautés Anishinabeg réclament un moratoire sur la chasse sportive pour protéger les populations d’orignaux en déclin. La diminution de la population d’orignaux a des conséquences pour les communautés autochtones voisines et leurs droits à la chasse traditionnelle vu l’impact sur l’équilibre écosystémique du secteur. Malgré les discussions, puis le dépôt d’un rapport préliminaire qui conclut que le prélèvement de la population d’orignaux est supérieur à sa capacité d’accroissement, le Ministre n’a pas suspendu la chasse sportive pour 2020[3]. Le Procureur général du Québec n’a pas pris de position sur la demande, sauf pour dénoncer les actes de protestation et se montrer ouvert aux discussions avec les Premières Nations.

Notons qu’à la fin de septembre 2020, le Ministre a finalement proposé des restrictions à la chasse sportive à partir de 2021[4].

Analyse et conclusions de la Cour

L’ordonnance d’une injonction interlocutoire provisoire relève du pouvoir discrétionnaire du Tribunal et se limite à une durée de 10 jours. Selon les critères retenus par le Tribunal, la demanderesse devait établir : 1) l’apparence de droit (ou l’existence d’une question sérieuse à trancher); 2) le risque d’un préjudice sérieux ou irréparable; 3) que la balance des inconvénients favorise l’émission de l’injonction et 4) l’urgence[5].

1) L’apparence de droit

Au lieu d’utiliser le critère de « forte » apparence de droit, la Cour a conclu que le critère applicable était celui de « la question sérieuse » à trancher, lequel est satisfait en l’espèce. Le critère de « forte » apparence de droit est généralement soulevé dans les demandes de nature « mandatoire » qui force le défendeur de faire quelque chose. Or, dans ce cas-ci, la demande n’était pas de nature mandatoire puisqu’elle visait un « retour au statu quo et à la situation de normalité qui consiste à permettre un libre accès à un chemin public ». [6] C’est ce motif qui a amené la juge à privilégier le critère de « question sérieuse » à trancher.

L’apparence de droit démontrée par l’Association de chasse est fondée sur le Protocole du Ministre qui lui confie le mandat d’accéder et de gérer les territoires de la ZEC Petagawa. Les contrôles routiers entravaient l’accès par le chemin Lépine-Clova et les accès alternatifs requéraient six heures de détour. La Cour s’est montrée satisfaite que cette preuve répondait au critère de l’apparence de droit. Soulignons que les droits ancestraux protégés par la Constitution n’ont pas été considérés à cette étape.[7]

2) Le risque d’un préjudice sérieux ou irréparable

Au stade de la démonstration du préjudice irréparable, la demanderesse invoque que ses membres pratiquant la chasse à l’orignal sur le territoire ne bénéficient que d’une période de chasse limitée à neuf jours. Elle allègue que les défendeurs ont bloqué l’accès à 40% du territoire, où se situent des infrastructures de villégiature utilisées par ses membres. De leur côté, les défendeurs contestent les préjudices invoqués et les qualifient de « purement économiques » et de limités. La juge Bédard conclut ainsi:

« [45] Avec égards, le Tribunal considère que le préjudice subi par les membres de la demanderesse n’est ni hypothétique ni de nature purement monétaire.

[46] Le Tribunal a déjà traité de la question des chemins alternatifs qui ne constituent pas une alternative réelle pour les membres de la demanderesse. Ainsi, en raison des barrages érigés, les membres de la demanderesse sont privés du droit de pratiquer la chasse sportive, alors qu’ils détiennent les permis requis pour ce faire et que le Ministre a refusé de suspendre la chasse à l’orignal dans le secteur. Leur présence sur le territoire de la ZEC est donc légitime et conforme au protocole d’entente qui lie le Ministre à la demanderesse. Le préjudice allégué ne se limite donc pas à une simple question monétaire.

[47] De plus, les entraves occasionnées par les barrages causent également un préjudice sérieux à la demanderesse parce qu’elles perturbent de façon importante ses activités et sa capacité d’assumer les responsabilités qui lui incombent en vertu du protocole qui la lie au Ministre. »


3) La balance des inconvénients

Pour les communautés défenderesses, leur droit de chasser à des fins alimentaires, rituelles et sociales est un droit protégé par l’article 35 de la Constitution, qui doit primer sur les privilèges de ceux qui pratiquent la chasse sportive.[8]

Au contraire, pour la demanderesse, ses privilèges sont garantis par un Protocole ministériel et lui sont indûment retirés par la présence des barrages.

La Cour exprime que, dans le contexte de la présente affaire, la balance des inconvénients s’apprécie en tenant compte de l’intérêt public (par. 84). En l’espèce, le moyen d’expression choisi constituait une entrave illégale de la voie publique. L’intérêt public commandait donc que ce blocage cesse :

« [85] Or, l’intérêt public commande que les voies publiques ne soient pas entravées de façon illégale et que l’accès à un territoire appartenant à la Couronne ne soit pas bloqué en guise de manifestation, et ce, même si les revendications sous-jacentes sont importantes et légitimes. L’intérêt public favorise le respect des règles de droit même dans un contexte de discussions avec le gouvernement concernant des droits aussi importants que ceux qui sont en cause. »

4) L’Urgence

Finalement, l’érection des barrages sur une voie publique et la compromission des activités de chasse qui commençaient quelques jours après l’audience ont été suffisants pour démontrer l’urgence.[9]

Au terme de son analyse, la Cour a donc acceuilli la demande d’injonction provisoire contre le conseil de bande KZA et les chefs, leur ordonnant de s’abstenir d’empêcher la circulation sur le chemin et donc de permettre l’accès aux chasseurs en route vers la ZEC Petagawa.

Accès aux ressources et droits autochtones : où en sommes-nous?

L’analyse de la balance entre les droits constitutionnels des communautés autochtones et les privilèges prévus au protocole ministériel en faveur de ZEC n’a pas été détaillée par la Cour, même si elle admet que « les préoccupations des communautés autochtones sont légitimes et soulèvent des questions importantes qui touchent leurs droits ancestraux, leur mode de vie et leur identité »[10]. La Cour s’est retenue de se prononcer de façon spécifique sur l’existence de droits ancestraux et leur poids dans un tel contexte.

Le jugement insiste plutôt sur le fait que l’intérêt public et les « gestes illégaux » posés par les défendeurs favorisaient la position défendue par l’Association de chasse. Ces « gestes illégaux » des défendeurs sont mis en opposition par la Cour avec les droits de manifester et de s’exprimer librement[11] :

« [80] Permettre que des membres des communautés défenderesses érigent des barrages illégaux en guise de manifestation court-circuite les règles de droit. Le droit de revendiquer, de s’exprimer et de négocier n’emporte pas celui de faire fi des lois adoptées au bénéfice de la collectivité. L’importance des questions sous-jacentes aux discussions en cours avec le Ministère ne peut servir d’argument pour justifier et légitimer des actes posés illégalement

[81] Si les communautés défenderesses considèrent que leurs droits sont compromis par le refus du Ministre d’imposer un moratoire sur la chasse sportive, elles peuvent toujours recourir aux tribunaux. Elles ne peuvent toutefois pas décider de prendre les choses en main en défiant les lois et en excusant leurs gestes par l’importance de leurs revendications. » [12]

Les questions de souveraineté sur les territoires traditionnels autochtones, y compris la gestion des « ressources fauniques » ou de l’environnement, n’ont donc pas fait le poids à l’étape de l’injonction provisoire.

Ce résultat n’est pas unique à cette affaire. Une étude réalisée par le centre de recherche Yellowhead Institute a même souligné que, globalement, le cadre juridique de l’ordonnance d’injonction défavorise les intérêts des Premières Nations.[13] Malgré les motifs avancés par les parties autochtones, les barrages ou contrôles routiers ne sont pas reconnus par les tribunaux comme un moyen de pression pacifique. Aujourd’hui, on voit des tensions similaires dans les conflits entre Coastal GasLink Pipeline et les clans Wet’suwet’en,[14] ainsi qu’entre le promoteur d’un développement immobilier et les membres de la première nation Six Nations en Ontario.[15]

Notons que deux semaines après l’injonction contre KZA, le conseil de Sipekne’katik, une Première Nation Mi’kmaq, a néanmoins réussi à obtenir une ordonnance d’injonction contre des personnes non-autochtones, après les affrontements violents et la destruction d’un entrepôt de homards pêchés par les pêcheurs Mi’kmaq.[16]

Alors que ce type de décisions illustre la multitude de débats juridiques portant sur les conflits difficiles qui persistent en matière de droits territoriaux et de gestion des ressources [17], on peut penser que la jurisprudence sur le sujet sera susceptible de se préciser et d’évoluer. Il sera aussi intéressant de suivre les actuels efforts de réconciliation et de reconnaissance des droits inhérents des peuples autochtones du gouvernement du Canada[18], qui fourniront peut-être des munitions supplémentaires sur le plan politique et juridique en vue d’éclairer ces problématiques.

Le texte intégral de la décision est disponible ici.

[1] 2020 QCCS 3146.

[2] Voir par. 3 et 57.

[3] Voir par. 8, 12, 13 et 61.

[4] Voir par. 15 et 67.

[5] Voir par. 17-19; art. 510-511 C.p.c. Voir aussi Procureur général du Québec c. Quebec English School Board, 2020 QCCA 1171, par. 10-11.

[6] R c. Société Radio-Canada, 2018 CSC 5, par. 15.

[7] Voir par. 38 et 40.

[8] Voir par. 58.

[9] Voir par 90-92.

[10] Voir par 73 et 87.

[11] Voir par. 77.

[12] Par. 80-81.

[13] Voir Marc Kruse & Carrie Robinson, Injunctions By First Nations: Results Of A National Study, (14 novembre 2019) en ligne: Yellowhead Institute <https://yellowheadinstitute.org/2019/11/14/injunctions-by-first-nations-results-of-a-national-study/>.

[14] Coastal GasLink Pipeline Ltd v Huson, 2019 BCSC 2264

[15] Foxgate Developments Inc v Doe et al, 2020 ONSC 6529

[16] Sipekne’katik Band Council v Doe et al, 2020 Hfx No 501202 (NSSC) cité dans Brett Forester et al.,« « Mi’kmaq secure injunction against interference with treaty fishery », APTN News (21 octobre 2020), en ligne: https://www.aptnnews.ca/national-news/mikmaq-secure-injunction-against-interference-with-treaty-fishery/ .

[17] Lindsay Richardson, “Quebec Superior Court orders Kitigan Zibi to stop blocking hunter access to wildlife reserve”, APTN News (8 octobre 2020), en ligne: https://www.aptnnews.ca/national-news/quebec-superior-court-orders-kitigan-zibi-to-stop-blocking-hunter-access-to-wildlife-reserve/ .

[18] Voir notamment: CANADA, Ministère de la Justice, Principes régissant la relation du Gouvernement du Canada avec les peuples autochtones (Modifié 26 avril 2019), en ligne: https://www.justice.gc.ca/fra/sjc-csj/principes-principles.html ; RELATIONS COURONNE-AUTOCHTONES ET AFFAIRES DU NORD CANADA, Communiqué de presse, « La Première Nation de Kitigan Zibi Anishinabeg et le Canada franchissent une étape importante vers la réconciliation » (18 mars 2019), en ligne : https://www.canada.ca/fr/relations-couronne-autochtones-affaires-nord/nouvelles/2019/03/la-premiere-nation-de-kitigan-zibi-anishinabeg-et-le-canada-franchissent-une-etape-importante-vers-la-reconciliation.html

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