par
Ariane Bélanger
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28 Juin 2021

Donneurs d’ouvrage : attention à l’utilisation et à l’application d’une clause de modification

Par Ariane Bélanger, avocate

Les clauses de modification unilatérale en faveur d’un donneur d’ouvrage, lesquelles lui permettent, en cours de réalisation, de faire des modifications à la portée du mandat confié, sont fréquemment intégrées dans des documents contractuels, notamment dans ceux afférents à un processus d’appel d’offres public.

De telles clauses doivent toutefois faire l’objet d’une utilisation raisonnable, être conformes au cadre légal y afférent et ne pas être utilisées de manière à changer la nature des contrats qui la prévoient. À défaut, comme en fait état la décision Birtz Bastien Beaudoin Laforest Architectes c. Centre hospitalier de l’Université de Montréal[1] rendue par l’honorable Jeffrey Edwards, une utilisation abusive de celles-ci pourra s’avérer extrêmement onéreuse a posteriori pour un donneur d’ouvrage.

Contexte

Dans le cadre de cette affaire, les demandeurs sont différentes entreprises qui ont choisi de se regrouper en deux consortiums afin de répondre à deux appels publics de candidatures lancés par le Centre hospitalier de l’Université de Montréal (ci-après le « CHUM ») dans le cadre du projet de construction d’un nouvel hôpital au Centre-Ville de Montréal (ci-après le « Nouveau CHUM »).

Dans le cadre de ce projet, un premier consortium formé de quatre bureaux d’architectes à Montréal (ci-après « BPYA ») soumet une offre de services afin de répondre à l’appel du CHUM visant à sélectionner une « équipe maître d’architectes ». Quant au second consortium, il est formé de différents bureaux d’ingénieurs (ci-après « BPTH ») et soumet, dans le cadre du même projet, une offre de services dans le cadre d’un appel public du CHUM pour la sélection d’une « équipe maître en ingénierie mécanique et électrique ».

Au moment où le CHUM lance les appels de candidatures pour la réalisation du projet du Nouveau CHUM, il appert que le mode de réalisation n’a pas été décidé. Malgré ceci, les documents contractuels afférents à ces appels publics prévoient spécifiquement que, peu importe le mode de réalisation choisi par le donneur d’ouvrage, les deux équipes maîtres sélectionnées auront un large et important mandat dans le cadre des quatre phases de travaux prévus, incluant notamment la responsabilité d’élaborer le concept général du projet, préparer et produire des plans et devis préliminaires et assurer, pour toute la durée du projet, le contrôle des coûts, de l’échéancier, de la qualité et du contenu des travaux réalisés.

Le 24 novembre 2006, BPYA et BPTH remportent les appels publics et signent subséquemment des contrats de service avec le CHUM pour la réalisation du Nouveau CHUM.

Or, rapidement après l’entrée en vigueur des ententes, les choses se gâtent et le CHUM souhaite réduire les mandats confiés aux équipes maîtres, notamment en retirant à BPYA et BPTH les mandats afférents à l’élaboration de la conception générale du Nouveau CHUM, la préparation des plans et devis préliminaires et le contrôle des coûts de l’échéancier, de la qualité et du contenu des travaux durant les quatre phases de réalisation prévues.  Les décisions du CHUM à cet égard sont motivées par des préoccupations d’ordre économique.

BPYA et BPTH s’opposent à ces changements considérant que le rôle des deux équipes maîtres prévu initialement est considérablement réduit à un rôle de « professionnels accompagnateurs ou de conseil aux professionnels internes du CHUM » dans le cadre du projet du Nouveau CHUM. Malgré ceci, en considérant que les dispositions contractuelles intervenues entre les parties lui permettent de faire ces changements sans compensation, le CHUM les impose dans des conventions de services amendées, lesquelles ont été signées sous protêt par les demandeurs.

Dans le cadre de leur demande, les demandeurs soutiennent que le CHUM a violé leurs droits prévus dans les contrats de service et qu’il a appliqué déraisonnablement, excessivement et abusivement la clause de modification prévue aux conventions initiales. Pour ces motifs, ils réclament respectivement plusieurs dizaines de millions de dollars en dommages-intérêts au CHUM.

Quant à lui, le CHUM prétend qu’aucune somme n’est due à BPYA et BPTH puisqu’ils ont été intégralement payés pour tous les services qu’ils ont rendus. Au surplus, le CHUM plaide qu’il ne devrait pas être tenu de rembourser quelque somme que ce soit puisque les modifications ont été imposées afin d’épargner des fonds publics.

Décision

Dans le cadre du présent dossier, après avoir analysé une preuve qui semble extrêmement volumineuse à la lecture du jugement, la Cour supérieure se prononce sur les agissements du CHUM dans le cadre de l’exécution des deux contrats de service conclus avec BPYA et BPTH, notamment en ce qui concerne l’utilisation de la clause de modification afin de réduire la portée des mandats initialement confiés aux équipes de professionnels. Plus particulièrement, le Tribunal doit déterminer, en considérant l’ampleur des réductions imposées, si le CHUM a abusé de ses droits et s’est trouvé dans une situation d’inexécution des contrats de service donnant lieu à une compensation en dommages-intérêts en faveur des demandeurs.

À ce sujet, la preuve présentée démontre que le CHUM a retiré unilatéralement à BPYA et à BPTH trois mandats initialement confiés aux professionnels dans le cadre des conventions de services intervenues entre les parties, dont le mandat visant l’élaboration et la conception générale du projet, la préparation des plans et devis préliminaires et le contrôle des coûts, de l’échéancier, de la qualité et du contenu des travaux pour les quatre phases du projet. Plus précisément, en considérant l’analyse des témoins experts, le Tribunal retient que pour BPYA et BPTH, le retrait des mandats par le CHUM représente respectivement une réduction de 71 % et de 66 % des mandats confiés par rapport à ce qui était prévu aux contrats de services initiaux.

En considérant les changements qui ont été requis par le CHUM et l’impact de ceux-ci sur la nature même des conventions, le Tribunal conclut qu’ils ne pouvaient être valablement justifiés en vertu de la clause de modification. En effet, à la lumière du texte même de cette clause et en retenant qu’en présence d’un contrat d’adhésion comme en l’espèce, celui-ci doit être interprété en faveur des demandeurs, il appert que la modification devait être de nature secondaire et ne pas donner lieu à un changement fondamental du contrat de manière à le transformer ou à le dénaturer[2].

Ainsi, le Tribunal est donc amené à déterminer si les agissements du CHUM permettent de conclure qu’il a abusé de ses droits quant à l’application de cette clause et a manqué à l’obligation générale de bonne foi qui s’imposait à lui dans le cadre de l’exécution des contrats de service intervenus entre les parties. À ce sujet, il y a lieu de reproduire les paragraphes suivants du jugement dans lesquels l’honorable juge Edwards rappelle les principes pertinents afférents à la bonne foi et l’abus de droit en matière contractuelle:  

« [493] L’obligation d’agir selon les exigences de la bonne foi s’applique à tous les contrats sans distinction. Les parties à tout contrat s’engagent à agir, dans l’exercice de leurs droits contractuels, selon les normes de prudence et de diligence d’une personne raisonnable et dans les limites de la loyauté. Ne pas agir ainsi peut être source de responsabilité contractuelle envers son cocontractant.

[494] L’abus d’un droit résulte notamment de l’application par un contractant d’un droit ou d’une clause de sorte qu’il désavantage le contractant d’une manière excessive et déraisonnable. L’utilisation abusive d’une clause résulte également d’un changement contractuel imposé d’une ampleur telle qu’il désavantage l’autre partie au point de dénaturer ou transformer le contrat en rompant l’équilibre contractuel au sein du contrat. »

Afin de déterminer si une modification imposée est abusive et justifie l’intervention du Tribunal en vertu de l’article 1437 du Code civil du Québec, le juge rappelle les principes permettant d’analyser la nature des modifications imposées afin de statuer sur la légalité de celles-ci :

[504] … Il y a lieu de considérer les faits particuliers de chaque espèce afin de déterminer à quel moment l’application d’une clause de modification s’avère abusive. Cependant, de manière générale, la jurisprudence a décidé à plusieurs reprises qu’une modification unilatérale de l’ordre de 15 % à 20 % peut ne pas être abusive. Compte tenu du rôle prépondérant de l’examen des faits en la matière, il s’agit à notre avis d’une ligne directrice plutôt que d’une règle de droit stricte. Au-delà de ces paramètres, et toujours selon l’application des circonstances propres et de la preuve particulière à l’espèce en question, la modification est susceptible d’être déclarée abusive, car elle rompt l’équilibre contractuel intervenu entre les parties. En effet, dépassant ces paramètres, les tribunaux, lorsque ceci est conforme à la preuve, considèrent que le changement unilatéral imposé dénature ou transforme le contrat, faisant fi du consentement contractuel accordé par le cocontractant. Cette règle s’applique tant aux contrats conclus de gré à gré qu’aux contrats d’adhésion. »

En l’espèce, à la lumière des principes précités, en considérant que les modifications contractuelles imposées par le CHUM ont eu pour effet d’éliminer 71 % et 66 % des mandats initialement confiés aux demandeurs, le Tribunal conclut que l’équilibre contractuel a été complètement rompu et que les mandats originalement prévus ont été largement dénaturés par le CHUM. En effet, le retrait des mandats afférents à la conception générale du projet, à la préparation des plans et devis préliminaires et le contrôle des coûts, de l’échéancier, la qualité et le contenu des travaux ont eu pour effet de transformer le rôle « des équipes maîtres » pour la réalisation du Nouveau CHUM en un rôle de « professionnel accompagnateur » ou en « soutien aux équipes de professionnels internes », et ce, même si, comme indiqué par le CHUM, ces mandats constituaient des « facteurs essentiels et l’essence même » des contrats intervenus entre les parties[3].

Ce faisant, le Tribunal rejette les prétentions du CHUM et se range plutôt du côté des arguments de BPYA et de BPTH et conclut :

« [517] Tant en vertu des principes contractuels généraux de droit civil québécois qu’en vertu de l’article 1437 C.c.Q. concernant les contrats d’adhésion, le Tribunal est d’avis que les modifications effectuées sont abusives et désavantagent BPYA et BPTH de manière excessive et déraisonnable, allant ainsi à l’encontre de ce qu’exige la bonne foi. L’application démesurée et déraisonnable de la clause de modification était abusive et tellement éloignée des obligations essentielles prévues aux conventions de services initiales, de même que des obligations découlant des règles gouvernant habituellement ces types de contrats, qu’elle a dénaturé les conventions de services initiales. »

En effet, même en considérant qu’une réduction de mandat à la hauteur de 20 % constitue une application légale et conforme aux usages contractuels dans le domaine d’une clause de modification, compte tenu de l’ampleur des modifications imposées par le CHUM à BPYA et BPTH en l’espèce, le Tribunal conclut que la refonte des conventions de services par le CHUM a été faite sans droit et constitue une violation de l’obligation fondamentale de bonne foi qui s’impose à toute partie dans le cadre de l’exécution d’une convention en vertu des articles 6, 7 et 1375 du Code civil du Québec. Ainsi, en considérant l’ampleur des modifications imposées, le Tribunal conclut que le CHUM s’est livré à une application excessive et déraisonnable de la clause de modification, laquelle a eu pour effet de rompre l’équilibre contractuel entre les parties.

Par ailleurs, quant à l’argument du CHUM voulant que les modifications imposées ne puissent constituer une inexécution contractuelle de sa part puisqu’elles visaient à épargner des fonds publics et à assurer la réalisation du Nouveau CHUM d’une manière plus efficace, le Tribunal rappelle qu’aucune disposition du Code civil du Québec « ne permet à un organisme public de modifier de manière unilatérale et déraisonnable ses obligations contractuelles envers ses cocontractants afin de faire des économies d’ordre budgétaire. » Le CHUM ne disposait donc pas du droit, pour ces motifs, « de passer outre la loi des parties, soit le contrat intervenu de même que le droit contractuel général »[4].

Compte tenu de ce qui précède, notamment l’inexécution par le CHUM des obligations qui s’imposaient à lui aux termes des contrats de service intervenus, les demandeurs doivent être compensés pour les dommages qu’ils ont subis et qui résultent de ce manquement[5].

Le CHUM est donc condamné à payer à BPYA la somme de 7 512 433,32 $ et à BPTH la somme de 4 824 397,26 $ représentant les honoraires professionnels dont ils ont été privés en raison des agissements du CHUM, plus les intérêts et les indemnités additionnelles et les taxes applicables, le tout en conformité avec le dispositif du jugement[6].

Le texte intégral de la décision est disponible ici.

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